Charles était calme.
Pourquoi ne le serait-il pas
d’ailleurs ?
Peut-être parce que tenir une
dizaine de personnes en joue avec un revolver dans chaque main
relevait de ce genre de situation où l’on pourrait perdre son
calme. Ils étaient tous assis par terre. Tous ceux qui s’étaient
trouvés dans la petite banque avant qu’il n’arrive et qu’il ne
hurle pour attirer toute l’attention sur lui. Il y avait un trou au
plafond et un peu de plâtre sur le sol. Témoignage d’une
démonstration de force pour bien faire comprendre aux dix cerveaux
de la pièce qui était le maître.
Charles faisait les cent pas au
milieu de la banque. Il regardait ses otages un à un. Il souriait
mais personne ne pouvait le remarquer puisqu’il portait un masque.
Le masque de la mort. Son préféré. Il en avait d’autres chez lui
mais avec celui-ci, il se sentait plus fort, plus invincible.
– C’est une petite
banque ici, dit alors une voix derrière lui. Nous n’avons pas de
fonds énormes, vous auriez beaucoup plus de...
Charles s’était retourné
vers celui qui parlait. Le directeur en d’autres termes. Il s’était
tu tout de suite en sentant ce regard menaçant sur lui.
Charles s’avança lentement
vers le directeur qui commençait à trembler. Il s’agenouilla
devant lui.
– Mais peut-être que je
ne fais pas ça pour l’argent, tu y as pensé tête de nœuds ?
demanda Charles.
Le directeur transpirait.
Charles sentait la peur, il la voyait dans son regard. Il en
jubilait.
– Alors pourquoi ?
– Je vais te montrer !
Charles se releva, pointa une
arme sur le directeur et tira, l’atteignant à la cuisse gauche. Il
ne sut reconnaître si le directeur hurlait ou pleurait ; il lui
semblait plutôt qu’il gémissait comme un cochon qu’on
égorgeait.
Une femme s’était avancée
vers le directeur pour l’aider à faire un garrot sur sa blessure.
Charles recommença à faire les cent pas. Les autres se serraient
les uns contre les autres et ne le quittaient pas des yeux. Il aimait
ce sentiment de puissance. À leurs yeux, il devait être détenteur
de la toute puissance de l’apocalypse. Il tenait leur vie entre ses
mains. Ça le faisait marrer et des bouffées d’adrénaline
alimentaient en continu son cerveau qui n’était jamais rassasié.
Mais son objectif n’était pas encore atteint, pas complètement.
Au milieu des pleurs, des
gémissements de douleur du directeur et de la terreur qu’il
véhiculait, Charles continua à faire les cent pas jusqu’à ce que
la police daigne pointer le bout de son nez.
Frank se réveilla un peu à la
bourre ce jour-là. Il avait un rendez-vous important dans la matinée
et il était déjà en retard. Il se dépêcha de se laver et de
s’habiller. Il devait lui rester assez de temps pour prendre le
petit déjeuner. C’était sacré pour lui, le petit déjeuner. S’il
n’avait pas le temps de le prendre, il passait une très mauvaise
journée et devenait facilement irritable ; tout au moins plus
qu’à l’accoutumé.
Il était si pressé qu’il ne
vit pas que ses chaussettes étaient à l’envers. Il prit ses vingt
à trente minutes pour déjeuner, il lui fallait bien cela. Chaque
bouchée qu’il prenait de sa tartine de beurre ou de confiture –
il aimait bien mélanger – lui rappelait que le temps passait à
une allure vertigineuse. Cependant, l’idée d’écourter son petit
déjeuner sacré ne lui vint pas à l’esprit. Il préférait râler
contre sa pendule.
Il lui arrivait quelque fois de
s’ennuyer mais assez rarement. Et il ne comprenait pas pourquoi le
temps était si ralenti quand il ne savait pas quoi faire, quand
l’heure était passée pour entamer un nouveau bouquin ou se poser
devant la télé, mais pas assez pour partir de chez lui tout de
suite et attendre dehors, à se geler une fois arrivé à son
rendez-vous.
Aujourd’hui, il lui semblait
que la petite aiguille – la trotteuse comme on l’appelait –
faisait du saut d’obstacle et zappait quelques secondes au passage.
Elle trottait démesurément vite pour Frank et il lui restait à
faire ce qu’il détestait ne pas faire justement : se laver
les dents !
Les quelques minutes que cela
lui prit finirent de l’échauffer pour la course qui s’ensuivit.
Tout d’abord, il se fit saigner les gencives. Ensuite, son pied,
dans sa chaussette à l’envers, alla rendre une visite pour le
moins brutale avec l’encadrement de la porte de la salle de bain ;
il glissa deux mètres plus loin, et à cloche-pied, sur ses patins
qui lui rappelèrent que plus personne ne portait ces
« saloperies » ; et parvint également à renverser
le porte-manteau plein des blousons qu’il ne portait plus.
Une fois dans sa voiture, il
crut être à l’abri. Il était à l’abri de la pluie certes mais
pas de l’embouteillage dans lequel il tomba quelques minutes après.
Il était définitivement en retard et comme il était contre ces
« saloperies de portables qui sonnaient toujours quand il ne
fallait pas », il ne put avertir sa promise qu’il serait à
la bourre pour la dernière réunion des préparatifs du mariage qui
était fixé pour le week end suivant.
La police avait barré la rue
devant la banque, des deux côtés, autant pour éviter que les
curieux ne se lancent à la poursuite du rêve de voir un peu de
sang, que pour éviter que les innocents ne prennent les balles
perdues durant une éventuelle perte de contrôle de la situation.
Ceci n’était bien entendu pas envisagé mais les forces de l’ordre
n’avaient pas l’habitude de ce genre de situation, pas dans cette
ville. C’était ce qui avait décidé Charles à agir. Tout pouvait
arriver. L’imprévu donnerait un peu plus d’adrénaline, plus de
suspense, plus de satisfaction quand tout serait fini.
Charles souriait. Il était
satisfait de la tournure des choses.
Les négociations commencèrent
mais il n’en avait que faire. Pour lui, c’était un moyen de
jouer, de faire croire aux personnes qu’il retenait qu’elles
allaient s’en sortir après avoir balisé durant quelques heures,
incertaines de l’issue, incertaines quant à leur avenir.
Charles jouait donc sur deux
tableaux. Du moins pour le moment, parce qu’il savait qu’il
allait se lasser très vite de ce jeu. Il fallait que les flingues
parlent de leur langue si sèche, si cinglante. Il était comme un
chat qui s’amusait avec une souris avant de la tuer ; la souris
devenant le jouet d’un destin inéluctable. Sauf que là, Charles
n’en avait que faire de ce qui pouvait arriver à ses otages.
Qu’ils s’en sortent ou qu’ils y restent n’avait aucune
importance pour lui. Ce qui était important, c’était qu’il
prenne son pied.
Alors, lorsqu’une opportunité
se présenta, il feignit la colère. Une colère telle qu’elle
voulait dire à ceux qui était dehors que l’apocalypse pouvait
s’abattre à tout moment et ravager tout alentour sans que l’on
puisse faire quoi que se soit. On tenta de le calmer mais il continua
à mettre le feu aux poudres.
Dehors, on commençait à
s’inquiéter de la tournure de la situation. Les armes tremblaient,
la sueur perlait sur les fronts, la voix au porte-voix se faisait
moins assurée, ce qui confirma à Charles que ce n’était pas un
professionnel de la négociation qui parlait avec lui.
À l’intérieur, l’inquiétude
grandissait aussi mais dans d’autres proportions. La peur décuplait
cette inquiétude qui transformait l’atmosphère pesante en
panique.
Charles ressentait tout cela au
plus profond de son être. Aux anges, ricanant, puis riant à gorge
déployée, il appuya sur la détente. La détonation précéda le
cataclysme.
Comme si cela allait l’aider à
rattraper son retard, Franck accéléra sur la bretelle d’autoroute.
Bien entendu, ça ne changerait rien. Il y avait des choses qui ne
pouvaient changer. Quelle que soit sa vitesse, il ne pouvait arriver
en avance. Il pouvait arriver pile à l’heure mais il lui fallait
faire faire trois fois le tour à son aiguille de compteur. Obstiné,
il tenta, en vain bien sûr, de défier le temps.
Durant l’espace d’une demie
seconde, il se dit qu’un portable ne serait peut-être pas aussi
inutile que cela tout compte fait. Et tous les désagréments que
l’engin pouvait occasionner lui rappelèrent qu’il valait mieux
le laisser chez le marchand de gadgets. En plus, il n’aurait plus
qu’à dire adieu à sa vie privée. Sous prétexte qu’il pouvait
être joignable partout, il devrait faire en sorte d’avoir le
téléphone cellulaire branché 24h/24.
À ce stade là de sa réflexion,
ce n’est pas un portable qui lui ôta sa vie privée, mais un
camion qui déboula d’un chantier. La boue qui encrassait la route
le fit glisser quand le chauffeur se mit debout sur ses freins pour
stopper son mastodonte.
Franck entendit le bruit de la
tôle qui se froisse, puis plus rien. Le silence total.
À l’autre bout de la ville,
Charles se cachait derrière le comptoir de la petit banque visée
par les balles des flics qui s’étaient mis à tirer à tout va. Un
homme avait beau brailler dans son porte-voix de cesser le feu, les
balles continuaient de pleuvoir dans le hall de réception. Les
otages hurlaient de peur et de douleur. Des cris étouffés disaient
à Charles que certains allaient ressembler à de véritables
passoires une fois que les chargeurs seraient vides. Il était
responsable d’un carnage, d’une crise de panique et d’une
incommensurable bavure. Pas mal de flics allaient se mettre le canon
dans la bouche le soir même. Tout ceci le fit sourire. Plus le temps
passait, plus les balles s’engouffraient dans la petite banque et
plus il jubilait. Il ressentait un plaisir extrême sans cesse
grandissant. Si ça continuait comme cela, il allait claquer d’une
overdose d’adrénaline.
Mais cela n’arriva pas. Il
entendit une détonation plus proche qu’il ne l’aurait fallu. Il
ressentit une douleur d’abord intense avant qu’elle ne
disparaisse complètement. Il tourna la tête sur sa gauche pour voir
le directeur allongé sur le sol, une arme dans la main et le
regardant, prêt à tirer s’il faisait le moindre geste suspect. Un
tiroir au dessus de lui était ouvert.
Charles n’aurait jamais pensé
qu’un petit directeur planquait une arme dans le tiroir d’un
guichet.
Il commençait à voir flou et
un bruit sourd l’envahit peu à peu, jusqu’à ce qu’il
n’entende plus rien. Quand il ferma les yeux, le directeur était
toujours en train de le fixer en pointant son arme encore fumante
vers lui.
L’hôpital Saint Luc était en
effervescence. On venait d’apporter aux urgences les survivants
d’un accident de bus, pour la plupart des enfants entre 10 et 12
ans. Certains souffraient de bosses, d’autres de fractures aux
jambes ou aux bras mais pour les derniers, c’était on ne peut plus
grave. Une mineure partie était entre la vie et la mort.
En plus d’une intoxication
alimentaire qui avait touché le déjeuner de toute une famille
nombreuse (fallait compter dans les 80 personnes !), les
médecins devaient faire face à la grève des internes. Alors quand
Charles et Franck vinrent rejoindre le second sous-sol du bâtiment –
celui réservé à la morgue –, personne ne se chargea d’eux à
part les réceptionnistes. Les légistes étant absents pour prêter
main forte à leurs collègues, les deux cadavres restèrent un bon
moment seuls et en profitèrent pour tailler une bavette.
Que peut-on faire après la
mort ? se demandait l’un.
Pas grand-chose en fait,
répondait l’autre.
Plus assez de place dans ce
corps inerte. Ils se sentaient à l’étroit et puis, même si
l’esprit le désirait, ils ne pouvaient pas bouger.
Franck aurait aimé se redresser
et aller vers le téléphone pour prévenir sa douce qu’il allait
être en retard.
Charles, lui, aurait aimé
examiner de plus près les outils brillants qui étaient posés sur
la table un peu plus loin.
Bref ! Ils auraient tout deux
voulu faire quelque chose sans pouvoir y parvenir. Le geste ne
demeurait qu’une pensée fugitive. Elle s’évanouissait et
revenait à la charge, tenace, comme si elle était persuadée
qu’avec un peu de bonne volonté, ils parviendraient à, l’un
rassurer sa belle, l’autre fomenter un massacre inédit. Mais aucun
d’eux ne put assouvir cette soif.
C’est drôle, pensa
Franck. Quand je bosse comme un taré toute la sainte semaine, je
ne demande qu’à être au calme, sans bouger de mon lit. Maintenant
que j’en ai la possibilité, un matelas confortable en moins,
certes, ça ne m’intéresse plus.
Il jeta un œil sur son voisin.
Il le voyait inerte, les yeux scrutant le plafond ; cependant,
il savait qu’il riait. Ce qui le fit sourire à son tour c’était
le drap, qui recouvrait au trois quart le corps de son collègue
d’infortune, se soulevant au niveau de l’entrejambe. Il arrêta
de sourire quand il sentit que lui aussi pouvait faire la même chose
sans contrôler quoi que se soit.
Réaction post mortem, tout à
fait normale, dit-il. C’est ce qu’ils ont dit dans la
série...
La porte à battant s’ouvrit.
Pas de légiste avec un sandwich au beurre de cacahuètes à la main,
pas de légiste avec un tablier tâché de sang tel un boucher, mais
un jeune homme, sifflotant en blouse verte, qui s’approchait des
deux cadavres pour les examiner. Il commença par Franck.
– Waou ! Ben mon gars,
t’es pas la preuve vivante qu’un camion dans la gueule arrange le
portrait, dit-il en souriant.
Franck était persuadé qu’il
se retenait de rire aux éclats.
Minable, pensa-t-il.
Le jeune homme en blouse verte
se tourna ensuite vers Charles.
– Ben mon gars ! Il t’a
pas raté celui qui t’a plombé.
Trou de cul !
Le jeune sortit, toujours en
sifflotant. Ce fut alors qu’il y eut une baisse de tension dans la
salle mortuaire. Les néons d’un blanc éclatant firent triste mine
durant quelques secondes avant de se rallumer comme si de rien
n’était. Franck sentit une légère démangeaison dans le bras
gauche avant d’avoir une crampe fulgurante. Il se raidit sur sa
table, serra les dents et se tortilla dans tous les sens, comme pour
trouver la position idéale pour éviter de souffrir. La crampe passa
et Franck eut le temps de voir le jeune homme de tout à l’heure,
dans l’encadrement de la porte à battant. Il était revenu pour
une raison quelconque mais certainement pas pour voir un mort se
tortiller tel un ver à cause d’une crampe. Il était devenu
presque blanc quand il repartit en courant laissant derrière lui un
« Ah ben merde alors ! » tonitruant.
Peu de temps après, deux
toubibs couraient dans la salle mortuaire, accompagnés du jeune
homme qui restait à l’écart. Il ne devait pas être encore très
sûr de lui quant à savoir s’il avait réellement vu ce qu’il
avait vu. Mais il comprit, en même temps que les docteurs, qu’il
n’avait pas rêvé et que l’absorption répétée de Coca et
autres cochonneries de Fast Food ne lui avait pas gelé le
cerveau. Franck les regardait tous les trois. Il essayait de ne pas
bouger, de peur de laisser tomber le drap vert qui le recouvrait en
partie et qui aurait dévoilé toute son anatomie. Un premier médecin
s’approcha de lui et lui mit une petite lampe dans les yeux. Les
pupilles de Franck réagirent aussitôt. Le médecin se tourna vers
son collègue et lui parla. Franck n’entendit rien, le doc ne
parlait pas assez fort.
Le collègue charcutier
s’approcha à son tour. Franck ne sut déterminer si le petit jeu
de « je-te-mets-une-lampe-dans-la-gueule » était pour
satisfaire un besoin malsain des toubibs ou si c’était un besoin
réel de savoir ce qui était évident. Dans l’un ou l’autre des
cas, la lampe dans la tronche était inutile. C’est pourquoi le
bras droit de Franck se raidit et s’envola, frappant juste au
dessus de la vessie du docteur. Seulement, après réflexion, Franck
se dit qu’il n’avait pas voulu faire cela. Jamais il n’aurait
osé.
Franck était assis sur le bord
d’un lit. On lui avait remis un pyjama de l’hôpital, un truc qui
se désintégrait donc au premier courant d’air. Il se
dit que le drap était plus sécurisant même s’il n’en avait pas
un bon souvenir.
Il attendait. Quoi ? Il n’aurait
pu le dire. Il avait vu défiler presque tous les médecins de
l’hôpital. Au point qu’au bout d’une heure de va et vient, il
se dit qu’il devait être une bête curieuse. On lui avait posé
tout un tas de questions, un peu comme dans cette vieille émission
télé ou les enfants venaient chanter après avoir déballé tous
les trucs les plus gênants au sujet de leurs parents.
– Comment t’appelle-tu
?
– Tu fais quoi dans la
vie ?
– Tu as quel âge ?
– Tu habites où ?
– Tu as une petite amie ?
Ça lui rappela que Madeline, sa
future, devait s’inquiéter de son absence. Il coupa court à la
discussion peu passionnante qu’il avait avec le docteur pour lui
demander à la voir. Le médecin lui dit qu’elle était en route,
qu’on était allé la chercher parce qu’on l’avait prévenue de
sa mort avant de la rappeler pour lui parler d’un... miracle de
renaissance.
Franck s’en foutait. Il avait
un mot qui résonnait dans sa tête. « MORT ».
– Attendez ! dit-il. Vous
avez dit "mort" ?
Le docteur s’enfonça dans son
siège et prit un air résigné.
– Oui. Vous êtes mort
pendant un peu plus d’une demie-heure. Ce qui est le plus étonnant,
ce n’est pas le fait que vous soyez de retour mais que vous n’ayez
aucune séquelle.
– Des séquelles ?
– En effet. On considère que
le cerveau est irrécupérable, gravement endommagé après 6 minutes
sans apport d’oxygène. Si on parvient à ranimer quelqu’un assez
vite, le cerveau peut avoir subi des dégâts et il peut se produire
des pertes des fonctions motrices, du mal à marcher, à parler. Il
faut en fait tout réapprendre. Réapprendre à vivre. Or, vous, ce
n’est pas le cas. Vous avez répondu à toutes nos questions, vous
ne semblez pas souffrir de troubles visuels ou auditifs ni de
mémoire. Vous êtes en pleine forme. Et mon confrère nous a signalé
que vous aviez une sacrée force aussi.
– Je... Je n’ai pas voulu
faire ça, répondit Franck en repensant au coup dans la vessie. J’en
suis même le premier étonné.
– Ce n’est rien, il s’en
remettra. Il est déjà assez subjugué par votre « retour de
l’au-delà ». Un petit coup n’est rien comparé à cela.
Le médecin se leva et remit la
chaise sur laquelle il était assis au fond de la chambre.
– Nous allons vous garder
encore un jour ou deux en observation. Après quoi, vous retournerez
chez vous. Cela dit, il faudra revenir régulièrement, une fois par
semaine au début afin que nous examinions l’évolution de votre
organisme après ce que vous avez vécu.
Franck acquiesça. Il était un
spécimen désormais. Le premier homme à être revenu d’entre les
morts en pleine forme. Il pouvait même dire qu’il se sentait mieux
qu’avant, plus énergique. Il avait envie de faire du sport, de
bouger, de dépenser cette énergie qui se comprimait en lui. Il la
sentait vouloir s’extirper par n’importe quel moyen, ce qui
jouait sur ses nerfs. Il se sentait surexcité, lui qui d’ordinaire
était calme et patient. Là, tout devait aller plus vite.
Un infirmier, probablement un
assistant des légistes de la salle mortuaire au sous-sol, entra pour
demander au docteur, lui-même légiste à ses heures, ce qu’ils
devaient faire du corps. Franck se disait qu’ils devaient parler du
cadavre de cet homme qui avait pris une balle et avec qui il avait
causé en attendant qu’on vienne se rendre compte qu’il
était encore en vie.
– Si on en a fini avec
lui, on l’envoie au service des pompes funèbres. Je crois que sa
famille souhaiterait incinérer le corps.
L’assistant de la charcuterie
maison approuva et se retira.
Quand il revit Madeline, moins
d’une heure après, il la serra contre lui pendant ce
qui sembla une éternité aux médecins et infirmiers qui attendaient
que la chambre soit libérée. Franck était bien dans les bras de sa
future épouse et il ne voulait pas s’en détacher. Si bien qu’on
les poussa un peu vers la sortie.
Dans la voiture, alors que
Madeline fulminait contre « tous ces abrutis qui ne savent pas
conduire », Franck remarqua tout un tas de trucs qui lui
semblait lointains. Pourtant, il était encore dans ces rues quelques
jours auparavant. Tout lui paraissait nouveau, tout avait changé.
Ici, des bijouteries, des banques, des commerces de proximité, il
repéra un type qui s’apprêtait sûrement à piquer le sac de
cette jeune fille devant lui. Ce qui ne rata pas. Franck sourit quand
il vit ce gars courir en évitant de rentrer dans un passant, ce qui
aurait ralenti sa fuite, ou dans un mur, ce qui l’aurait stoppée.
Il voyait tout un tas d’options.
Tout un tas de solutions qui s’ouvraient à lui. Mais il ne comprit
pas lesquelles.
Plus tard, en arrivant chez eux,
Madeline téléphona à des amis proches d’elle et de Franck, pour
leur signaler son retour. Elle leur demanda de ne pas venir tous en
même temps : Franck devait se reposer après cette dure épreuve.
Pendant qu’elle parlait au
téléphone, Franck resta les mains dans les poches à la regarder.
Elle avait une silhouette fine, une chemisette d’un blanc éclatant
en cette fin d’été caniculaire. Ses cheveux longs fins et
châtains parsemés de mèches blondes voletaient dans le souffle
lâché par le ventilateur.
Franck posa les yeux sur les
fesses de la jeune femme et, hypnotisé par sa voix, il resta
quelques secondes à les regarder, à s’imaginer ce que ce jean
moulant cachait, quel genre de sous- vêtement camouflait le
sanctuaire des sanctuaires.
Franck secoua la tête
brusquement, il lui sembla se réveiller. Madeline faisait les cent
pas et parlait encore au téléphone. Corina devait être à l’autre
bout du fil, elles parlaient toujours pendant trois heures quand
elles s’appelaient.
Le mort vivant...
Franck se redressa et jeta un
œil alentour. Il avait entendu une voix lui dire quelque chose. Ça
résonnait encore autour de lui mais il ne sut dire qui lui parlait ;
il ne put même pas affirmer qu’on lui parlait. Il mit cela sur le
compte de la fatigue suite à l’épreuve qu’il avait surmontée.
Il était mort durant plus d’une demie-heure. Il avait vu ce qu’il
y avait de l’autre côté, sans pour autant pouvoir en parler ou
décrire ce qu’il avait vu. Tout cela semblait maintenant être un
cauchemar qui s’estompait au fil des secondes.
Par contre il se souvenait bien
avoir reluqué sa femme, du moins sa future femme, comme jamais il ne
l’avait fait, avec cette envie de la serrer dans ses bras (rien de
grave), de l’embrasser (normal), de la caresser (passe encore, il
l’avait déjà fait), de lui faire l’amour (logique), de la
baiser comme une chienne (malade mental !).
Il prit peur. Il partit
précipitamment dans la salle de bain pour se passer un peu d’eau
fraîche sur la nuque et le visage. Le clapotis de l’eau dans le
lavabo l’apaisa. C’était dingue comme on faisait attention à ce
genre de détails que l’on aurait trouvé ridicules si on n’avait
pas fait un voyage express de l’autre côté. Pourtant c’était
vrai, ce bruit le calmait.
Madeline passa un bras autour de
sa taille et de l’autre lui caressa les cheveux. Elle lui demanda
s’il allait bien.
– Tu me sembles pâle,
ajouta-t-elle en le regardant.
Il pouvait l’être. Du moins
c’était ce qu’il se disait. Il avait eu des pensées immondes
vis à vis de Madeline. Il la respectait, il l’aimait et voilà
qu’il avait fait d’elle, durant l’espace d’une demie seconde,
un bout de viande.
– Je vais marcher un peu,
dit-il simplement.
Il avait besoin d’exercice.
Madeline sembla surprise.
– Je viens avec toi.
– Non, pas la peine.
Il se tourna vers elle en
souriant et la prit par les épaules.
– J’ai une envie folle
de tes lasagnes !
Ce qui fit rire Madeline.
Il devait s’aérer l’esprit,
être seul pendant quelques temps. L’idée des lasagnes était
venue toute seule et en y réfléchissant bien, Franck pensa qu’un
bon plat pouvait être parfait pour une soirée en amoureux. De plus,
il allait se rendre dans une supérette pour dégoter une bouteille
de vin. Pas de la piquette dans ces bouteilles en plastique, une
vraie bouteille, il trouverait bien quelque chose.
Il embrassa Madeline en lui
disant qu’il sortait prendre un peu l’air. Il ne parla pas du vin
de peur qu’elle en ait une au fond de son placard. Mais il devait
trouver un bon prétexte car Madeline le regardait bizarrement. Elle
était inquiète. Elle lui posa la question en l’enlaçant.
– Oui, tout va bien, j’ai
juste besoin d’un peu d’exercice, me dégourdir les jambes.
– Et pourquoi je ne peux pas
venir ?
Il posa ses mains sur les
hanches de la jeune femme et commença à danser avec elle, sur une
musique imaginaire. Il imagina les violons de Vivaldi ou encore ceux
de Strauss.
– Parce que je veux te
faire une surprise et que tu ne l’auras que si je pars seul la
chercher. Sinon où est l’intérêt ?
Idiot comme excuse, s’était-il
dit un peu plus tard. Mais au moins, Madeline n’avait pas insisté.
Elle adorait les surprises, même quand elle était à moitié au
courant. Cela suscitait son imagination et sa curiosité. Franck
profita de son sourire enfantin, qu’elle revêtait à chaque fois
qu’il disait qu’il avait une surprise pour elle, pour s’éclipser
et franchir la porte avant qu’elle ne lui saute dessus pour le
harceler. Elle adorait faire cela, le passer à la torture en lui
balançant tous les regards de chiens battus qu’elle avait en
stock, avec sa petite bouille d’amour qui faisait craquer Franck à
chaque fois.
La porte d’entrée franchie,
toutes les idées noires et malsaines revinrent l’assaillir. Il
cherchait à savoir pourquoi il avait pensé à tout cela. Surtout
que ça lui était venu presque instinctivement. « Presque »,
parce qu’il n’était pas tout à fait sûr que ce fût lui qui
pensait à mal à ce moment là. Il ne savait comment l’expliquer
mais il pensait qu’il n’était pas pleinement conscient de ce
qu’il faisait ni de ce qu’il disait à ce moment là ; comme s’il
avait été à mille lieues de son esprit, comme s’il avait été
ailleurs, regardant ses pensées malsaines traverser son esprit sans
qu’il puisse les retenir, sans qu’il puisse les empêcher de
faire du mal.
Le mort vivant !
Il s’arrêta brusquement et
fit volte face. Il était seul dans l’allée du parc. Il n’avait
même pas remarqué qu’il y était entré.
– Qui est là
? demanda-t-il.
Personne ne répondit. La nuit
commençait à tomber et la fraîcheur envahissait les environs. Il
se rendit soudainement compte qu’il était parti il y avait près
d’une heure maintenant. Mais comment cela se faisait-il ? Il avait
juste eu à remonter le boulevard devant chez Madeline, traverser la
rue, faire quelques mètres encore et arriver à l’entrée du parc.
En temps normal, cela ne prenait pas plus de dix minutes. Il ne
voulait pas trop forcer sur la mécanique mais tout de même, faire à
peine deux cents mètres en une heure, c’était un record !
Il pressa le pas. Madeline
devait sûrement s’inquiéter et comme il n’avait pas de
portable, elle ne pouvait le joindre pour savoir si tout allait bien.
Il entra dans la supérette où
il avait l’habitude de se servir et alla directement au rayon des
bouteilles de vin. Il en trouva une convenable, pas de très grand
cru mais bonne pour passer une soirée avec sa douce.
On la beurrera à mort et on
pourra que mieux la tringler, la chienne !
Franck se tourna de nouveau. Il
ne vit que le gérant, assis sur son tabouret, derrière le comptoir,
la tête en arrière, un trou de la taille d’une balle de tennis
dans le front, du sang et des morceaux de cervelle sur les étagères
dans son dos.
Il regarda ses mains et
découvrit une arme dans sa main gauche. Malgré la peur qui s’était
emparé de lui et la panique qui commençait à sourdre de ses
entrailles, il eut le temps de se dire qu’il n’était pas
gaucher.
Dégage de là morpion avant
que les flics arrivent ! Allez le mort-vivant !
Cours !
Ce qu’il fit. Il courut en
mettant l’arme dans sa poche, la bouteille de vin emballée dans un
sac en papier sous le bras.
Ah ! Ah ! Excellent
le coup du sac en papier, j’y aurai jamais pensé moi-même !
Crétin !
Quand il poussa la porte de
l’appartement de Madeline, il ne savait plus bien où il en était.
Madeline était dans
l’encadrement de la porte de la cuisine et le regardait,
mi-inquiète, mi-en colère. Elle ne savait pas vraiment quoi penser.
Alors elle demanda tout simplement où il était passé pendant plus
d’une heure, histoire de voir ce qu’il allait répondre.
Franck était en sueur. Il
revoyait sa main gauche, porteuse d’une arme encore fumante, devant
lui. Il revoyait le trou béant dans le front du gérant de la
supérette. Que devait-il répondre ?
Il la regarda, sans se rendre
compte que son regard baissait petit à petit, jusqu’à la voir
comme s’il regardait par-dessus des lunettes invisibles. Il sentit
une odeur de tomates mêlée à celle de la viande. Et Madeline, un
torchon sur l’épaule, attendait dans une pose qu’il trouvait de
plus en plus sexy. Drôle d’idée.
Franck releva la tête après se
l’être passée sous l’eau. Il était dans sa salle de bain.
Ouuuuaiiiiis !
Il ne fut pas étonné
d’entendre cette voix. Il ne savait pas ce qu’elle faisait ici
mais rien ne le surprenait maintenant. Il avait accepté de
l’entendre mais voulait en savoir plus sur elle, car, de toute
évidence, il ne la contrôlait pas. Ce n’était pas comme cette
voix que l’on entend parfois et que l’on associe à la raison ou
à la conscience.
– Quoi ? Qu’est-ce
qu’il y a ? Tu as l’air bien heureux, dit Franck sans se
soucier de savoir si Madeline l’entendait ou non.
Ouais, tu peux le dire !
Jamais rien senti de pareil avec une nana !
Le cœur de Franck donna un
brusque à-coup. Des sueurs froides l’envahirent de nouveau, ses
mains devenaient moites tout d’un coup.
– Qu’est-ce que tu veux
dire ?
Ce que je veux dire ?
Que deux fois de suite, c’est le pied ! Surtout avec une bombe
comme ta femme !
Franck se précipita dans le
couloir. Il regardait partout autour de lui. Son cœur s’emballait
et il ressentit même une infime douleur perler au fond de son
thorax. Il ouvrit toutes les portes qui se présentaient à lui. Du
fond de sa tête, la voix caverneuse riait entre deux « qu’est-ce
qu’elle est bonne mon salaud ! »
Franck revint sur ses pas pour
regarder une nouvelle fois dans sa chambre. Le lit était en vrac, la
couverture traînait à terre, ce que Madeline n’aurait jamais
accepté en dehors du lever au petit matin. Il entra, aux aguets,
comme si un danger se cachait encore derrière la porte ou sous le
lit. Derrière ce dernier, se profilait le haut de la tête de
Madeline. Elle sanglotait. Franck s’approcha d’elle. Quand elle
le vit, elle sursauta et recula le plus loin possible dans le coin de
la chambre.
Elle était nue, couverte de
bleus, une boursouflure à la lèvre supérieure, un hématome à
l’œil droit qui le lui fermait presque. Elle devait avoir quelques
côtes fêlées, voir cassées, vu la teinte que prenait l’endroit
roué de coup. Sur son cou, on pouvait nettement voir la marque des
mains qui le lui avait serré. Son sein gauche était mordu jusqu’au
sang. Madeline pleurait et quand Franck la vit dans cet état, il ne
put retenir ses larmes lui aussi.
C’est vraiment le pied
d’être dans ce corps ! On fait ce qu’on veut sans être
inquiété…
Franck serra les dents. Il
comprit que quelqu’un d’autre se trouvait en lui. Son corps était
le réceptacle de deux visions du monde, deux pensées, deux vies.
L’une d’elle avait profité de Madeline et l’avait détruite.
Tout juste Auguste !
J’avoue ne pas avoir bien compris ce qui s’était passé dans
cette salle. Ce que je sais, c’est que je me suis réveillé un peu
plus tard, sur mes jambes, sans pouvoir les contrôler. Quand j’ai
vu ce beau brin, j’ai pas pu résister… J’ai eu le coup de
foudre…
Comme le regard qu’elle lui
lançait était un regard de terreur, Franck ne put le supporter. Il
n’aurait jamais osé lever la main sur celle qu’il chérissait
plus que tout au monde. Quelqu’un l’avait fait pour lui.
Alors, il laissa la douleur
envahir sa poitrine.
Et par l’intermédiaire de
l’arme qu’il avait toujours dans la poche de sa veste, il invita
les ténèbres à l’engloutir.
Enfoiré, lui dit alors
Charles.
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