samedi 29 octobre 2016

Renaître

Charles était calme.
Pourquoi ne le serait-il pas d’ailleurs ?
Peut-être parce que tenir une dizaine de personnes en joue avec un revolver dans chaque main relevait de ce genre de situation où l’on pourrait perdre son calme. Ils étaient tous assis par terre. Tous ceux qui s’étaient trouvés dans la petite banque avant qu’il n’arrive et qu’il ne hurle pour attirer toute l’attention sur lui. Il y avait un trou au plafond et un peu de plâtre sur le sol. Témoignage d’une démonstration de force pour bien faire comprendre aux dix cerveaux de la pièce qui était le maître.
Charles faisait les cent pas au milieu de la banque. Il regardait ses otages un à un. Il souriait mais personne ne pouvait le remarquer puisqu’il portait un masque. Le masque de la mort. Son préféré. Il en avait d’autres chez lui mais avec celui-ci, il se sentait plus fort, plus invincible.
– C’est une petite banque ici, dit alors une voix derrière lui. Nous n’avons pas de fonds énormes, vous auriez beaucoup plus de...
Charles s’était retourné vers celui qui parlait. Le directeur en d’autres termes. Il s’était tu tout de suite en sentant ce regard menaçant sur lui.
Charles s’avança lentement vers le directeur qui commençait à trembler. Il s’agenouilla devant lui.
– Mais peut-être que je ne fais pas ça pour l’argent, tu y as pensé tête de nœuds ? demanda Charles.
Le directeur transpirait. Charles sentait la peur, il la voyait dans son regard. Il en jubilait.
– Alors pourquoi ?
Je vais te montrer !
Charles se releva, pointa une arme sur le directeur et tira, l’atteignant à la cuisse gauche. Il ne sut reconnaître si le directeur hurlait ou pleurait ; il lui semblait plutôt qu’il gémissait comme un cochon qu’on égorgeait.
Une femme s’était avancée vers le directeur pour l’aider à faire un garrot sur sa blessure. Charles recommença à faire les cent pas. Les autres se serraient les uns contre les autres et ne le quittaient pas des yeux. Il aimait ce sentiment de puissance. À leurs yeux, il devait être détenteur de la toute puissance de l’apocalypse. Il tenait leur vie entre ses mains. Ça le faisait marrer et des bouffées d’adrénaline alimentaient en continu son cerveau qui n’était jamais rassasié. Mais son objectif n’était pas encore atteint, pas complètement.
Au milieu des pleurs, des gémissements de douleur du directeur et de la terreur qu’il véhiculait, Charles continua à faire les cent pas jusqu’à ce que la police daigne pointer le bout de son nez.

Frank se réveilla un peu à la bourre ce jour-là. Il avait un rendez-vous important dans la matinée et il était déjà en retard. Il se dépêcha de se laver et de s’habiller. Il devait lui rester assez de temps pour prendre le petit déjeuner. C’était sacré pour lui, le petit déjeuner. S’il n’avait pas le temps de le prendre, il passait une très mauvaise journée et devenait facilement irritable ; tout au moins plus qu’à l’accoutumé.
Il était si pressé qu’il ne vit pas que ses chaussettes étaient à l’envers. Il prit ses vingt à trente minutes pour déjeuner, il lui fallait bien cela. Chaque bouchée qu’il prenait de sa tartine de beurre ou de confiture – il aimait bien mélanger – lui rappelait que le temps passait à une allure vertigineuse. Cependant, l’idée d’écourter son petit déjeuner sacré ne lui vint pas à l’esprit. Il préférait râler contre sa pendule.
Il lui arrivait quelque fois de s’ennuyer mais assez rarement. Et il ne comprenait pas pourquoi le temps était si ralenti quand il ne savait pas quoi faire, quand l’heure était passée pour entamer un nouveau bouquin ou se poser devant la télé, mais pas assez pour partir de chez lui tout de suite et attendre dehors, à se geler une fois arrivé à son rendez-vous.
Aujourd’hui, il lui semblait que la petite aiguille – la trotteuse comme on l’appelait – faisait du saut d’obstacle et zappait quelques secondes au passage. Elle trottait démesurément vite pour Frank et il lui restait à faire ce qu’il détestait ne pas faire justement : se laver les dents !
Les quelques minutes que cela lui prit finirent de l’échauffer pour la course qui s’ensuivit. Tout d’abord, il se fit saigner les gencives. Ensuite, son pied, dans sa chaussette à l’envers, alla rendre une visite pour le moins brutale avec l’encadrement de la porte de la salle de bain ; il glissa deux mètres plus loin, et à cloche-pied, sur ses patins qui lui rappelèrent que plus personne ne portait ces « saloperies » ; et parvint également à renverser le porte-manteau plein des blousons qu’il ne portait plus.
Une fois dans sa voiture, il crut être à l’abri. Il était à l’abri de la pluie certes mais pas de l’embouteillage dans lequel il tomba quelques minutes après. Il était définitivement en retard et comme il était contre ces « saloperies de portables qui sonnaient toujours quand il ne fallait pas », il ne put avertir sa promise qu’il serait à la bourre pour la dernière réunion des préparatifs du mariage qui était fixé pour le week end suivant.

La police avait barré la rue devant la banque, des deux côtés, autant pour éviter que les curieux ne se lancent à la poursuite du rêve de voir un peu de sang, que pour éviter que les innocents ne prennent les balles perdues durant une éventuelle perte de contrôle de la situation. Ceci n’était bien entendu pas envisagé mais les forces de l’ordre n’avaient pas l’habitude de ce genre de situation, pas dans cette ville. C’était ce qui avait décidé Charles à agir. Tout pouvait arriver. L’imprévu donnerait un peu plus d’adrénaline, plus de suspense, plus de satisfaction quand tout serait fini.
Charles souriait. Il était satisfait de la tournure des choses.
Les négociations commencèrent mais il n’en avait que faire. Pour lui, c’était un moyen de jouer, de faire croire aux personnes qu’il retenait qu’elles allaient s’en sortir après avoir balisé durant quelques heures, incertaines de l’issue, incertaines quant à leur avenir.
Charles jouait donc sur deux tableaux. Du moins pour le moment, parce qu’il savait qu’il allait se lasser très vite de ce jeu. Il fallait que les flingues parlent de leur langue si sèche, si cinglante. Il était comme un chat qui s’amusait avec une souris avant de la tuer ; la souris devenant le jouet d’un destin inéluctable. Sauf que là, Charles n’en avait que faire de ce qui pouvait arriver à ses otages. Qu’ils s’en sortent ou qu’ils y restent n’avait aucune importance pour lui. Ce qui était important, c’était qu’il prenne son pied.
Alors, lorsqu’une opportunité se présenta, il feignit la colère. Une colère telle qu’elle voulait dire à ceux qui était dehors que l’apocalypse pouvait s’abattre à tout moment et ravager tout alentour sans que l’on puisse faire quoi que se soit. On tenta de le calmer mais il continua à mettre le feu aux poudres.
Dehors, on commençait à s’inquiéter de la tournure de la situation. Les armes tremblaient, la sueur perlait sur les fronts, la voix au porte-voix se faisait moins assurée, ce qui confirma à Charles que ce n’était pas un professionnel de la négociation qui parlait avec lui.
À l’intérieur, l’inquiétude grandissait aussi mais dans d’autres proportions. La peur décuplait cette inquiétude qui transformait l’atmosphère pesante en panique.
Charles ressentait tout cela au plus profond de son être. Aux anges, ricanant, puis riant à gorge déployée, il appuya sur la détente. La détonation précéda le cataclysme.

Comme si cela allait l’aider à rattraper son retard, Franck accéléra sur la bretelle d’autoroute. Bien entendu, ça ne changerait rien. Il y avait des choses qui ne pouvaient changer. Quelle que soit sa vitesse, il ne pouvait arriver en avance. Il pouvait arriver pile à l’heure mais il lui fallait faire faire trois fois le tour à son aiguille de compteur. Obstiné, il tenta, en vain bien sûr, de défier le temps.
Durant l’espace d’une demie seconde, il se dit qu’un portable ne serait peut-être pas aussi inutile que cela tout compte fait. Et tous les désagréments que l’engin pouvait occasionner lui rappelèrent qu’il valait mieux le laisser chez le marchand de gadgets. En plus, il n’aurait plus qu’à dire adieu à sa vie privée. Sous prétexte qu’il pouvait être joignable partout, il devrait faire en sorte d’avoir le téléphone cellulaire branché 24h/24.
À ce stade là de sa réflexion, ce n’est pas un portable qui lui ôta sa vie privée, mais un camion qui déboula d’un chantier. La boue qui encrassait la route le fit glisser quand le chauffeur se mit debout sur ses freins pour stopper son mastodonte.
Franck entendit le bruit de la tôle qui se froisse, puis plus rien. Le silence total.

À l’autre bout de la ville, Charles se cachait derrière le comptoir de la petit banque visée par les balles des flics qui s’étaient mis à tirer à tout va. Un homme avait beau brailler dans son porte-voix de cesser le feu, les balles continuaient de pleuvoir dans le hall de réception. Les otages hurlaient de peur et de douleur. Des cris étouffés disaient à Charles que certains allaient ressembler à de véritables passoires une fois que les chargeurs seraient vides. Il était responsable d’un carnage, d’une crise de panique et d’une incommensurable bavure. Pas mal de flics allaient se mettre le canon dans la bouche le soir même. Tout ceci le fit sourire. Plus le temps passait, plus les balles s’engouffraient dans la petite banque et plus il jubilait. Il ressentait un plaisir extrême sans cesse grandissant. Si ça continuait comme cela, il allait claquer d’une overdose d’adrénaline.
Mais cela n’arriva pas. Il entendit une détonation plus proche qu’il ne l’aurait fallu. Il ressentit une douleur d’abord intense avant qu’elle ne disparaisse complètement. Il tourna la tête sur sa gauche pour voir le directeur allongé sur le sol, une arme dans la main et le regardant, prêt à tirer s’il faisait le moindre geste suspect. Un tiroir au dessus de lui était ouvert.
Charles n’aurait jamais pensé qu’un petit directeur planquait une arme dans le tiroir d’un guichet.
Il commençait à voir flou et un bruit sourd l’envahit peu à peu, jusqu’à ce qu’il n’entende plus rien. Quand il ferma les yeux, le directeur était toujours en train de le fixer en pointant son arme encore fumante vers lui.

L’hôpital Saint Luc était en effervescence. On venait d’apporter aux urgences les survivants d’un accident de bus, pour la plupart des enfants entre 10 et 12 ans. Certains souffraient de bosses, d’autres de fractures aux jambes ou aux bras mais pour les derniers, c’était on ne peut plus grave. Une mineure partie était entre la vie et la mort.
En plus d’une intoxication alimentaire qui avait touché le déjeuner de toute une famille nombreuse (fallait compter dans les 80 personnes !), les médecins devaient faire face à la grève des internes. Alors quand Charles et Franck vinrent rejoindre le second sous-sol du bâtiment – celui réservé à la morgue –, personne ne se chargea d’eux à part les réceptionnistes. Les légistes étant absents pour prêter main forte à leurs collègues, les deux cadavres restèrent un bon moment seuls et en profitèrent pour tailler une bavette.
Que peut-on faire après la mort ? se demandait l’un.
Pas grand-chose en fait, répondait l’autre.
Plus assez de place dans ce corps inerte. Ils se sentaient à l’étroit et puis, même si l’esprit le désirait, ils ne pouvaient pas bouger.
Franck aurait aimé se redresser et aller vers le téléphone pour prévenir sa douce qu’il allait être en retard.
Charles, lui, aurait aimé examiner de plus près les outils brillants qui étaient posés sur la table un peu plus loin.
Bref ! Ils auraient tout deux voulu faire quelque chose sans pouvoir y parvenir. Le geste ne demeurait qu’une pensée fugitive. Elle s’évanouissait et revenait à la charge, tenace, comme si elle était persuadée qu’avec un peu de bonne volonté, ils parviendraient à, l’un rassurer sa belle, l’autre fomenter un massacre inédit. Mais aucun d’eux ne put assouvir cette soif.
C’est drôle, pensa Franck. Quand je bosse comme un taré toute la sainte semaine, je ne demande qu’à être au calme, sans bouger de mon lit. Maintenant que j’en ai la possibilité, un matelas confortable en moins, certes, ça ne m’intéresse plus.
Il jeta un œil sur son voisin. Il le voyait inerte, les yeux scrutant le plafond ; cependant, il savait qu’il riait. Ce qui le fit sourire à son tour c’était le drap, qui recouvrait au trois quart le corps de son collègue d’infortune, se soulevant au niveau de l’entrejambe. Il arrêta de sourire quand il sentit que lui aussi pouvait faire la même chose sans contrôler quoi que se soit.
Réaction post mortem, tout à fait normale, dit-il. C’est ce qu’ils ont dit dans la série...
La porte à battant s’ouvrit. Pas de légiste avec un sandwich au beurre de cacahuètes à la main, pas de légiste avec un tablier tâché de sang tel un boucher, mais un jeune homme, sifflotant en blouse verte, qui s’approchait des deux cadavres pour les examiner. Il commença par Franck.
– Waou ! Ben mon gars, t’es pas la preuve vivante qu’un camion dans la gueule arrange le portrait, dit-il en souriant.
Franck était persuadé qu’il se retenait de rire aux éclats.
Minable, pensa-t-il.
Le jeune homme en blouse verte se tourna ensuite vers Charles.
– Ben mon gars ! Il t’a pas raté celui qui t’a plombé.
Trou de cul !
Le jeune sortit, toujours en sifflotant. Ce fut alors qu’il y eut une baisse de tension dans la salle mortuaire. Les néons d’un blanc éclatant firent triste mine durant quelques secondes avant de se rallumer comme si de rien n’était. Franck sentit une légère démangeaison dans le bras gauche avant d’avoir une crampe fulgurante. Il se raidit sur sa table, serra les dents et se tortilla dans tous les sens, comme pour trouver la position idéale pour éviter de souffrir. La crampe passa et Franck eut le temps de voir le jeune homme de tout à l’heure, dans l’encadrement de la porte à battant. Il était revenu pour une raison quelconque mais certainement pas pour voir un mort se tortiller tel un ver à cause d’une crampe. Il était devenu presque blanc quand il repartit en courant laissant derrière lui un « Ah ben merde alors ! » tonitruant.
Peu de temps après, deux toubibs couraient dans la salle mortuaire, accompagnés du jeune homme qui restait à l’écart. Il ne devait pas être encore très sûr de lui quant à savoir s’il avait réellement vu ce qu’il avait vu. Mais il comprit, en même temps que les docteurs, qu’il n’avait pas rêvé et que l’absorption répétée de Coca et autres cochonneries de Fast Food ne lui avait pas gelé le cerveau. Franck les regardait tous les trois. Il essayait de ne pas bouger, de peur de laisser tomber le drap vert qui le recouvrait en partie et qui aurait dévoilé toute son anatomie. Un premier médecin s’approcha de lui et lui mit une petite lampe dans les yeux. Les pupilles de Franck réagirent aussitôt. Le médecin se tourna vers son collègue et lui parla. Franck n’entendit rien, le doc ne parlait pas assez fort.
Le collègue charcutier s’approcha à son tour. Franck ne sut déterminer si le petit jeu de « je-te-mets-une-lampe-dans-la-gueule » était pour satisfaire un besoin malsain des toubibs ou si c’était un besoin réel de savoir ce qui était évident. Dans l’un ou l’autre des cas, la lampe dans la tronche était inutile. C’est pourquoi le bras droit de Franck se raidit et s’envola, frappant juste au dessus de la vessie du docteur. Seulement, après réflexion, Franck se dit qu’il n’avait pas voulu faire cela. Jamais il n’aurait osé.

Franck était assis sur le bord d’un lit. On lui avait remis un pyjama de l’hôpital, un truc qui se désintégrait donc au premier courant d’air. Il se dit que le drap était plus sécurisant même s’il n’en avait pas un bon souvenir.
Il attendait. Quoi ? Il n’aurait pu le dire. Il avait vu défiler presque tous les médecins de l’hôpital. Au point qu’au bout d’une heure de va et vient, il se dit qu’il devait être une bête curieuse. On lui avait posé tout un tas de questions, un peu comme dans cette vieille émission télé ou les enfants venaient chanter après avoir déballé tous les trucs les plus gênants au sujet de leurs parents.
– Comment t’appelle-tu ?
– Tu fais quoi dans la vie ?
– Tu as quel âge ?
– Tu habites où ?
– Tu as une petite amie ?
Ça lui rappela que Madeline, sa future, devait s’inquiéter de son absence. Il coupa court à la discussion peu passionnante qu’il avait avec le docteur pour lui demander à la voir. Le médecin lui dit qu’elle était en route, qu’on était allé la chercher parce qu’on l’avait prévenue de sa mort avant de la rappeler pour lui parler d’un... miracle de renaissance.
Franck s’en foutait. Il avait un mot qui résonnait dans sa tête. « MORT ».
– Attendez ! dit-il. Vous avez dit "mort" ?
Le docteur s’enfonça dans son siège et prit un air résigné.
– Oui. Vous êtes mort pendant un peu plus d’une demie-heure. Ce qui est le plus étonnant, ce n’est pas le fait que vous soyez de retour mais que vous n’ayez aucune séquelle.
Des séquelles ?
En effet. On considère que le cerveau est irrécupérable, gravement endommagé après 6 minutes sans apport d’oxygène. Si on parvient à ranimer quelqu’un assez vite, le cerveau peut avoir subi des dégâts et il peut se produire des pertes des fonctions motrices, du mal à marcher, à parler. Il faut en fait tout réapprendre. Réapprendre à vivre. Or, vous, ce n’est pas le cas. Vous avez répondu à toutes nos questions, vous ne semblez pas souffrir de troubles visuels ou auditifs ni de mémoire. Vous êtes en pleine forme. Et mon confrère nous a signalé que vous aviez une sacrée force aussi.
Je... Je n’ai pas voulu faire ça, répondit Franck en repensant au coup dans la vessie. J’en suis même le premier étonné.
Ce n’est rien, il s’en remettra. Il est déjà assez subjugué par votre « retour de l’au-delà ». Un petit coup n’est rien comparé à cela.
Le médecin se leva et remit la chaise sur laquelle il était assis au fond de la chambre.
– Nous allons vous garder encore un jour ou deux en observation. Après quoi, vous retournerez chez vous. Cela dit, il faudra revenir régulièrement, une fois par semaine au début afin que nous examinions l’évolution de votre organisme après ce que vous avez vécu.
Franck acquiesça. Il était un spécimen désormais. Le premier homme à être revenu d’entre les morts en pleine forme. Il pouvait même dire qu’il se sentait mieux qu’avant, plus énergique. Il avait envie de faire du sport, de bouger, de dépenser cette énergie qui se comprimait en lui. Il la sentait vouloir s’extirper par n’importe quel moyen, ce qui jouait sur ses nerfs. Il se sentait surexcité, lui qui d’ordinaire était calme et patient. Là, tout devait aller plus vite.
Un infirmier, probablement un assistant des légistes de la salle mortuaire au sous-sol, entra pour demander au docteur, lui-même légiste à ses heures, ce qu’ils devaient faire du corps. Franck se disait qu’ils devaient parler du cadavre de cet homme qui avait pris une balle et avec qui il avait causé en attendant qu’on vienne se rendre compte qu’il était encore en vie.
– Si on en a fini avec lui, on l’envoie au service des pompes funèbres. Je crois que sa famille souhaiterait incinérer le corps.
L’assistant de la charcuterie maison approuva et se retira.

Quand il revit Madeline, moins d’une heure après, il la serra contre lui pendant ce qui sembla une éternité aux médecins et infirmiers qui attendaient que la chambre soit libérée. Franck était bien dans les bras de sa future épouse et il ne voulait pas s’en détacher. Si bien qu’on les poussa un peu vers la sortie.
Dans la voiture, alors que Madeline fulminait contre « tous ces abrutis qui ne savent pas conduire », Franck remarqua tout un tas de trucs qui lui semblait lointains. Pourtant, il était encore dans ces rues quelques jours auparavant. Tout lui paraissait nouveau, tout avait changé. Ici, des bijouteries, des banques, des commerces de proximité, il repéra un type qui s’apprêtait sûrement à piquer le sac de cette jeune fille devant lui. Ce qui ne rata pas. Franck sourit quand il vit ce gars courir en évitant de rentrer dans un passant, ce qui aurait ralenti sa fuite, ou dans un mur, ce qui l’aurait stoppée.
Il voyait tout un tas d’options. Tout un tas de solutions qui s’ouvraient à lui. Mais il ne comprit pas lesquelles.
Plus tard, en arrivant chez eux, Madeline téléphona à des amis proches d’elle et de Franck, pour leur signaler son retour. Elle leur demanda de ne pas venir tous en même temps : Franck devait se reposer après cette dure épreuve.
Pendant qu’elle parlait au téléphone, Franck resta les mains dans les poches à la regarder. Elle avait une silhouette fine, une chemisette d’un blanc éclatant en cette fin d’été caniculaire. Ses cheveux longs fins et châtains parsemés de mèches blondes voletaient dans le souffle lâché par le ventilateur.
Franck posa les yeux sur les fesses de la jeune femme et, hypnotisé par sa voix, il resta quelques secondes à les regarder, à s’imaginer ce que ce jean moulant cachait, quel genre de sous- vêtement camouflait le sanctuaire des sanctuaires.
Franck secoua la tête brusquement, il lui sembla se réveiller. Madeline faisait les cent pas et parlait encore au téléphone. Corina devait être à l’autre bout du fil, elles parlaient toujours pendant trois heures quand elles s’appelaient.
Le mort vivant...
Franck se redressa et jeta un œil alentour. Il avait entendu une voix lui dire quelque chose. Ça résonnait encore autour de lui mais il ne sut dire qui lui parlait ; il ne put même pas affirmer qu’on lui parlait. Il mit cela sur le compte de la fatigue suite à l’épreuve qu’il avait surmontée. Il était mort durant plus d’une demie-heure. Il avait vu ce qu’il y avait de l’autre côté, sans pour autant pouvoir en parler ou décrire ce qu’il avait vu. Tout cela semblait maintenant être un cauchemar qui s’estompait au fil des secondes.
Par contre il se souvenait bien avoir reluqué sa femme, du moins sa future femme, comme jamais il ne l’avait fait, avec cette envie de la serrer dans ses bras (rien de grave), de l’embrasser (normal), de la caresser (passe encore, il l’avait déjà fait), de lui faire l’amour (logique), de la baiser comme une chienne (malade mental !).
Il prit peur. Il partit précipitamment dans la salle de bain pour se passer un peu d’eau fraîche sur la nuque et le visage. Le clapotis de l’eau dans le lavabo l’apaisa. C’était dingue comme on faisait attention à ce genre de détails que l’on aurait trouvé ridicules si on n’avait pas fait un voyage express de l’autre côté. Pourtant c’était vrai, ce bruit le calmait.
Madeline passa un bras autour de sa taille et de l’autre lui caressa les cheveux. Elle lui demanda s’il allait bien.
– Tu me sembles pâle, ajouta-t-elle en le regardant.
Il pouvait l’être. Du moins c’était ce qu’il se disait. Il avait eu des pensées immondes vis à vis de Madeline. Il la respectait, il l’aimait et voilà qu’il avait fait d’elle, durant l’espace d’une demie seconde, un bout de viande.
– Je vais marcher un peu, dit-il simplement.
Il avait besoin d’exercice. Madeline sembla surprise.
– Je viens avec toi.
Non, pas la peine.
Il se tourna vers elle en souriant et la prit par les épaules.
– J’ai une envie folle de tes lasagnes !
Ce qui fit rire Madeline.
Il devait s’aérer l’esprit, être seul pendant quelques temps. L’idée des lasagnes était venue toute seule et en y réfléchissant bien, Franck pensa qu’un bon plat pouvait être parfait pour une soirée en amoureux. De plus, il allait se rendre dans une supérette pour dégoter une bouteille de vin. Pas de la piquette dans ces bouteilles en plastique, une vraie bouteille, il trouverait bien quelque chose.
Il embrassa Madeline en lui disant qu’il sortait prendre un peu l’air. Il ne parla pas du vin de peur qu’elle en ait une au fond de son placard. Mais il devait trouver un bon prétexte car Madeline le regardait bizarrement. Elle était inquiète. Elle lui posa la question en l’enlaçant.
– Oui, tout va bien, j’ai juste besoin d’un peu d’exercice, me dégourdir les jambes.
Et pourquoi je ne peux pas venir ?
Il posa ses mains sur les hanches de la jeune femme et commença à danser avec elle, sur une musique imaginaire. Il imagina les violons de Vivaldi ou encore ceux de Strauss.
– Parce que je veux te faire une surprise et que tu ne l’auras que si je pars seul la chercher. Sinon où est l’intérêt ?
Idiot comme excuse, s’était-il dit un peu plus tard. Mais au moins, Madeline n’avait pas insisté. Elle adorait les surprises, même quand elle était à moitié au courant. Cela suscitait son imagination et sa curiosité. Franck profita de son sourire enfantin, qu’elle revêtait à chaque fois qu’il disait qu’il avait une surprise pour elle, pour s’éclipser et franchir la porte avant qu’elle ne lui saute dessus pour le harceler. Elle adorait faire cela, le passer à la torture en lui balançant tous les regards de chiens battus qu’elle avait en stock, avec sa petite bouille d’amour qui faisait craquer Franck à chaque fois.
La porte d’entrée franchie, toutes les idées noires et malsaines revinrent l’assaillir. Il cherchait à savoir pourquoi il avait pensé à tout cela. Surtout que ça lui était venu presque instinctivement. « Presque », parce qu’il n’était pas tout à fait sûr que ce fût lui qui pensait à mal à ce moment là. Il ne savait comment l’expliquer mais il pensait qu’il n’était pas pleinement conscient de ce qu’il faisait ni de ce qu’il disait à ce moment là ; comme s’il avait été à mille lieues de son esprit, comme s’il avait été ailleurs, regardant ses pensées malsaines traverser son esprit sans qu’il puisse les retenir, sans qu’il puisse les empêcher de faire du mal.
Le mort vivant !
Il s’arrêta brusquement et fit volte face. Il était seul dans l’allée du parc. Il n’avait même pas remarqué qu’il y était entré.
– Qui est là ? demanda-t-il.
Personne ne répondit. La nuit commençait à tomber et la fraîcheur envahissait les environs. Il se rendit soudainement compte qu’il était parti il y avait près d’une heure maintenant. Mais comment cela se faisait-il ? Il avait juste eu à remonter le boulevard devant chez Madeline, traverser la rue, faire quelques mètres encore et arriver à l’entrée du parc. En temps normal, cela ne prenait pas plus de dix minutes. Il ne voulait pas trop forcer sur la mécanique mais tout de même, faire à peine deux cents mètres en une heure, c’était un record !
Il pressa le pas. Madeline devait sûrement s’inquiéter et comme il n’avait pas de portable, elle ne pouvait le joindre pour savoir si tout allait bien.
Il entra dans la supérette où il avait l’habitude de se servir et alla directement au rayon des bouteilles de vin. Il en trouva une convenable, pas de très grand cru mais bonne pour passer une soirée avec sa douce.
On la beurrera à mort et on pourra que mieux la tringler, la chienne !
Franck se tourna de nouveau. Il ne vit que le gérant, assis sur son tabouret, derrière le comptoir, la tête en arrière, un trou de la taille d’une balle de tennis dans le front, du sang et des morceaux de cervelle sur les étagères dans son dos.
Il regarda ses mains et découvrit une arme dans sa main gauche. Malgré la peur qui s’était emparé de lui et la panique qui commençait à sourdre de ses entrailles, il eut le temps de se dire qu’il n’était pas gaucher.
Dégage de là morpion avant que les flics arrivent ! Allez le mort-vivant ! Cours !
Ce qu’il fit. Il courut en mettant l’arme dans sa poche, la bouteille de vin emballée dans un sac en papier sous le bras.
Ah ! Ah ! Excellent le coup du sac en papier, j’y aurai jamais pensé moi-même ! Crétin !

Quand il poussa la porte de l’appartement de Madeline, il ne savait plus bien où il en était.
Madeline était dans l’encadrement de la porte de la cuisine et le regardait, mi-inquiète, mi-en colère. Elle ne savait pas vraiment quoi penser. Alors elle demanda tout simplement où il était passé pendant plus d’une heure, histoire de voir ce qu’il allait répondre.
Franck était en sueur. Il revoyait sa main gauche, porteuse d’une arme encore fumante, devant lui. Il revoyait le trou béant dans le front du gérant de la supérette. Que devait-il répondre ?­­
Il la regarda, sans se rendre compte que son regard baissait petit à petit, jusqu’à la voir comme s’il regardait par-dessus des lunettes invisibles. Il sentit une odeur de tomates mêlée à celle de la viande. Et Madeline, un torchon sur l’épaule, attendait dans une pose qu’il trouvait de plus en plus sexy. Drôle d’idée.

Franck releva la tête après se l’être passée sous l’eau. Il était dans sa salle de bain.
Ouuuuaiiiiis !
Il ne fut pas étonné d’entendre cette voix. Il ne savait pas ce qu’elle faisait ici mais rien ne le surprenait maintenant. Il avait accepté de l’entendre mais voulait en savoir plus sur elle, car, de toute évidence, il ne la contrôlait pas. Ce n’était pas comme cette voix que l’on entend parfois et que l’on associe à la raison ou à la conscience.
– Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as l’air bien heureux, dit Franck sans se soucier de savoir si Madeline l’entendait ou non.
Ouais, tu peux le dire ! Jamais rien senti de pareil avec une nana !
Le cœur de Franck donna un brusque à-coup. Des sueurs froides l’envahirent de nouveau, ses mains devenaient moites tout d’un coup.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
Ce que je veux dire ? Que deux fois de suite, c’est le pied ! Surtout avec une bombe comme ta femme !
Franck se précipita dans le couloir. Il regardait partout autour de lui. Son cœur s’emballait et il ressentit même une infime douleur perler au fond de son thorax. Il ouvrit toutes les portes qui se présentaient à lui. Du fond de sa tête, la voix caverneuse riait entre deux « qu’est-ce qu’elle est bonne mon salaud ! »
Franck revint sur ses pas pour regarder une nouvelle fois dans sa chambre. Le lit était en vrac, la couverture traînait à terre, ce que Madeline n’aurait jamais accepté en dehors du lever au petit matin. Il entra, aux aguets, comme si un danger se cachait encore derrière la porte ou sous le lit. Derrière ce dernier, se profilait le haut de la tête de Madeline. Elle sanglotait. Franck s’approcha d’elle. Quand elle le vit, elle sursauta et recula le plus loin possible dans le coin de la chambre.
Elle était nue, couverte de bleus, une boursouflure à la lèvre supérieure, un hématome à l’œil droit qui le lui fermait presque. Elle devait avoir quelques côtes fêlées, voir cassées, vu la teinte que prenait l’endroit roué de coup. Sur son cou, on pouvait nettement voir la marque des mains qui le lui avait serré. Son sein gauche était mordu jusqu’au sang. Madeline pleurait et quand Franck la vit dans cet état, il ne put retenir ses larmes lui aussi.
C’est vraiment le pied d’être dans ce corps ! On fait ce qu’on veut sans être inquiété…
Franck serra les dents. Il comprit que quelqu’un d’autre se trouvait en lui. Son corps était le réceptacle de deux visions du monde, deux pensées, deux vies. L’une d’elle avait profité de Madeline et l’avait détruite.
Tout juste Auguste ! J’avoue ne pas avoir bien compris ce qui s’était passé dans cette salle. Ce que je sais, c’est que je me suis réveillé un peu plus tard, sur mes jambes, sans pouvoir les contrôler. Quand j’ai vu ce beau brin, j’ai pas pu résister… J’ai eu le coup de foudre…
Comme le regard qu’elle lui lançait était un regard de terreur, Franck ne put le supporter. Il n’aurait jamais osé lever la main sur celle qu’il chérissait plus que tout au monde. Quelqu’un l’avait fait pour lui.

Alors, il laissa la douleur envahir sa poitrine.

Et par l’intermédiaire de l’arme qu’il avait toujours dans la poche de sa veste, il invita les ténèbres à l’engloutir.

Enfoiré, lui dit alors Charles.

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