samedi 29 octobre 2016

La Présentation

– Et si elle ne m’aime pas ?
Cela faisait une bonne semaine que ces mots résonnaient dans sa tête. Si au départ, ils ressemblaient aux carillons d’une église un jour de mariage, aujourd’hui, ils étaient plus dans le pur style du glas qui sonne.
– Et si elle ne m’aime pas ?
Mais pour quelle raison Jessica avait-elle posé cette question ?
Il ne pouvait concevoir que sa mère puisse ne pas aimer celle que son cœur avait choisie mais ne disait-on pas que nous ne connaissions jamais complètement une personne ? Et puis, il était vrai que dans toute opportunité de la vie, le risque zéro n’existait pas. Il y avait, du moins pour lui, un faible pourcentage de chance (ou de malchance) que sa mère refuse la présence de cette fille si adorable à ses yeux.
Il le lui avait dit d’ailleurs. Il lui avait dit que, de toute façon, l’avis de sa mère ne changerait rien ! Si elle était réellement une bonne mère, elle accepterait le fait qu’une femme veuille partager la vie de son fils. Surtout que Jessica était une perle rare. Une de ces perles que tout le monde recherche et convoite sans jamais réussir à percer le coffre qui renferme son cœur.
Fred ne prétendait pas être le seul à avoir trouvé la combinaison. Il se disait plutôt que c’était une succession d’incroyables coïncidences, ni plus ni moins. Tant au niveau de leur rencontre que de ce qu’il s’en suivit. En fait, il lui semblait avoir laissé faire les choses comme elles devaient se faire, sans jamais chercher à provoquer un sourire, un rire ou une réaction quelconque. Il ne chercha même pas à faire du charme puisqu’il semblait que ce dernier se soit manifesté de son plein gré.
Ils s’étaient trouvés énormément de points communs, comme tout un chacun tente de le faire quand il pense avoir trouvé l’âme sœur. Il se souvint que lui aussi s’était posé la question à ce sujet.
Ai-je enfin trouvé l’âme sœur ?
Il ne trouva pas la réponse dans les signes affectifs qui fusaient à chaque fois qu’ils se voyaient, ni dans ces points communs qu’ils découvraient au fur et à mesure qu’ils se dévoilaient leur passé. Il l’avait tout simplement ressenti à la fois dans son cœur et dans ses tripes. Ils ne vivaient pas encore ensemble et c’était d’ailleurs comme ça qu’il comprit qu’il avait cette fille dans la peau : à chaque fois qu’ils se quittaient, un vide immense s’installait. Il lui semblait que la vie n’avait soudainement plus de sens. Il ne vivait plus, il n’existait plus. Il n’était pas même une ombre vu qu’elle représentait une lumière, sa lumière. Elle était la lumière par laquelle l’ombre se créait et lui était cette ombre qui donnait toute sa signification à l’être humain.
– Et si elle ne m’aime pas ?
Il n’avait jamais réfléchi à cette éventualité et il avait fallu qu’elle pose la question, qu’elle joue les « coupe la joie », comme de coutume, alors qu’il prenait un réel plaisir, avec une fierté non dissimulée à la présenter à sa mère. Et depuis une semaine entière, il cherchait à savoir pourquoi cette question avait pris une telle importance dans son esprit. Après tout, c’était vrai, il ne soupçonnait pas que sa mère puisse refuser le fait que son fils soit heureux avec cette fille. Et en y réfléchissant bien, il se souvint que la plupart des mères, certainement par souci de protection, montraient toujours de la méfiance face aux amis que le fiston ou la petite ramenait à la maison. Il y avait toujours ce regard distant et analyste, comme les produits passant entre les mains d’experts aptes à le qualifier « bon pour la consommation » ou pas.
Maintenant qu’il était en route pour la demeure maternelle, nul doute que le pourcentage de probabilité de voir sa mère méfiante vis-à-vis de Jessica avait grimpé en flèche. À dire vrai, plus les kilomètres défilaient sur le compteur et plus ce pourcentage augmentait. Il avait soudainement peur. Il doutait. Mais de quoi ? Il ne le savait pas du tout.
Comment Jessica pourrait-elle être subitement exécrable au regard de sa mère ? Cette fille ne dégageait rien de moins qu’une forte personnalité sans pour autant dégager du snobisme, de l’arrogance ou la moindre once de méchanceté.
Pour Fred, si les anges devaient exister, ils ressembleraient tous à sa Jessica. Elle représentait tout pour lui. Rien que sa voix suffisait à le calmer dans les moments de stress. La savoir à côté de lui le rassurait. Il se sentait capable de tout pour elle.
C’est dingue ce qu’une passion pour une personne peut vous faire faire !
En plus, elle avait le don (hormis celui de casser les délires des autres) de le pousser à faire ce qu’il n’aurait jamais soupçonné être capable avant qu’il ne la connaisse.
Il estimait avoir de la chance. Une chance inouïe de l’avoir rencontrée. Il le savait et chaque jour, il le lui disait.
Le compteur kilométrique défilait sous ses yeux.
Tu te rapproches à vitesse grand V, mon gars ! lui dit une petite voix narquoise au fond de son esprit encore embrumé par mille et un tourments que lui causaient sa mère.
Dis plutôt : mille et un tourment qu’elle pourrait causer ! Parce qu’à l’heure actuelle, tu ne sais pas ce qui peut se passer, pauvre crétin ! Pourquoi penser tant de mal ?
Mal ? Il pensait du mal ?
Tu penses "à" mal...
C’était vrai. Il pensait à mal. Il faisait même pire ! Il voyait sa mère tel un vampire devant de la chair fraîche, avide de sang et de violence. Il la voyait s’avancer vers Jessica en flottant à dix centimètres au dessus du sol. Elle s’approchait d’elle en susurrant quelques mots réconfortants, comme le faisait le loup dans Le Petit Chaperon Rouge, avant de lui sauter dessus et de la croquer. Mais pourquoi diable pensait-il à cela ? Comment pouvait-il imaginer sa mère faire une chose pareille ?
Déjà, elle a le vertige ! Alors flotter à dix centimètres au dessus du sol, il ne faut pas vraiment y compter !
Il regardait les bandes blanches peintes sur le bitume disparaître sous la voiture. Chacune d’entre elles représentait un petit plus en avant ; vers ce qu’il voyait depuis une semaine comme un cauchemar. Sans pour autant déterminer pourquoi il pouvait penser que sa mère, cette femme si douce et affectueuse, pourrait refuser la présence de Jessica.
Il se souvint une fois avoir ramené un copain de classe à la maison. Elle l’avait très bien accueilli, lui avait servi une tartine de pâte à tartiner au chocolat et un verre de jus d’orange. Ils étaient allés jouer dans le jardin par la suite. Et Fred avait bien remarqué les coups d’œil furtifs de sa mère derrière les rideaux de la cuisine, entre deux coups de couteau dans une carotte prête à passer à la moulinette.
Il s’était dit qu’il s’agissait de ces coups d’œil que l’on donne pour vérifier que tout se passe bien, histoire que l’on n’ait pas à amener le gamin du voisin en urgence à l’hôpital ou pire, d’avoir sur la conscience un bras arraché ou une mort ! Il comprit plus tard dans la soirée le pourquoi de ces coups d’œil insistants. Il le comprit quand elle le prit à part pour lui dire que le fameux copain de classe n’était peut-être pas si copain que cela et qu’il fallait qu’il s’en tienne éloigné au mieux, au pire qu’il reste méfiant.
Ce qu’il n’avait pas compris, c’était le pourquoi d’un tel conseil, d’un tel avertissement. Il se souvint avoir regardé sa mère fixement, peut-être pour tenter de déceler un petit quelque chose qui trahirait cette certitude affichée ; quelque chose qui lui dirait que sa mère avait tort de se méfier du copain. Mais il n’avait rien trouvé dans ce regard à la fois tendre, déterminé et froid.
Il comprit toute la raison d’être de ce regard quelques années après. Quand ils se retrouvèrent au lycée, ce copain de classe et lui. Ils s’étaient reconnus dans le couloir mais ne s’étaient pas pour autant salués. Fred n’en avait pas fait cas. Il avait suivi le conseil de sa mère en mettant progressivement les distances avec le garçon. Il s’était aussi dit un jour que la vieille avait fondu les plombs ce jour-là quand, dans la cuisine, elle l’avait prévenu sur cette amitié malsaine.
Et en voyant les yeux de ce gars dans le couloir froid du lycée, il comprit qu’il avait en fin de compte fait le bon choix en écoutant les conseils maternels. La première chose qu’il vit, ce fut de la rage. Les yeux injectés de sang et des valises noires annonçaient moult et moult soirées à boire autre chose que de la bière en fumant des cigarettes pas forcément autorisées.
Il tenta d’imaginer ce que serait sa vie s’il avait suivi les pas du « copain de classe ». Il secoua la tête en sentant le chaos l’envahir; il prit peur quand il vit le sol se dérober sous ses pieds, le monde devenir noir et rouge sang et cette sensation morbide qui se propageait dans tout son corps en partant de ses tripes jusque vers son cœur. Il avait chassé tout cela à temps. Il se rendit alors compte qu’il possédait peut-être un don, celui de ressentir les choses.
L’intuition féminine. Même les mecs en sont pourvus mais ils ne sont jamais assez intelligents pour pouvoir s’en servir, lui balança la petite voix.
Depuis, il en avait eu des intuitions comme ça. Il en avait suivies ; ça avait toujours joué en sa faveur.
Alors pourquoi aujourd’hui cette intuition était-elle incapable de le guider ?
Parce que ça la fout mal de faire demi-tour maintenant alors que ta mère t’attend, certainement avec un plat de « lasagnes-maison » comme tu en raffoles !
Parce que ta copine va se demander pourquoi tu changes si soudainement d’avis ! Et puis qu’est-ce que tu vas lui dire ? Quel motif tu vas trouver pour faire demi-tour alors que tu as fait les trois quart du chemin ?
Parce que tout simplement tu as peur de la présenter. Tu as toujours eu peur de l’amener. Et pourquoi ? Tu n’es pas un dégonflé ! Tu as juste juré que jamais personne ne viendrait partager ta vie. Tu as peur que l’on dise que tu n’es pas quelqu’un de parole ?
Parce que tu es un crétin ! Parce que tout simplement, tu n’as pas à flipper au sujet de quoi que se soit !
Tout s’embrouillait dans sa tête. Il ne parvenait même plus à savoir pour quelles raisons il en était à penser tout ça, à réfléchir sur des trucs aussi cons...
Et si elle ne m’aime pas ?
Voilà ! C’était ça ! Cette phrase. Si pleine de sens et pourtant si absurde. Oui, c’était absurde. Jessica était vraie, entière, nature. Aussi bien dans ses qualités que dans ses défauts. C’est ce qu’il aimait en elle. Elle disait tout avec franchise, le bien comme le mal, ce qui faisait que l’on pouvait discuter, discuter de tout, mettre les choses sur la table, faire un tri et en ressortir quelque chose de positif. Elle le poussait à se surpasser à chaque fois. C’est ce qu’il avait recherché toute sa vie : une personne capable d’écouter, de comprendre, de donner une opinion sans pour autant fermer les portes du dialogue. Les discussions que l’on pouvait avoir avec Jessica étaient toujours des moments de pur bonheur, de pure magie, même si on parlait de choses sérieuses, voire graves.
Et ce fut comme cela, perdu dans ses pensées, qu’il fit rentrer sa voiture dans la cour. Cette fois, il ne pouvait plus reculer, le point de non retour était dépassé depuis des lustres et « je dois me laver les cheveux » n’était même plus une bonne excuse ! Comme si elle l’avait été un jour !
Il passa la porte d’entrée le premier. Il n’y pensa pas tout de suite mais c’était sûrement pour protéger Jessica. Mais la protéger de quoi ?
Sa mère sortit alors du salon pour les accueillir. Elle vit Jessica. Il vit le regard de sa mère. Cela ne lui présageait rien de bon.

Le repas était chaud, presque brûlant. Mais l’ambiance était tendue et froide.
Fred voyait Jessica qui n’était pas vraiment à l’aise, presque gênée. Il fallait dire qu’elle avait l’habitude de mettre autant de sauce sur sa chemise ou son pantalon qu’il y en avait dans son assiette quand elle mangeait. Mais la précaution qu’elle mettait dans ses gestes actuellement venait plus de son appréhension de décevoir celle qui allait devenir, l’espérait-il, sa belle-mère, que d’une quelconque attention quant à la propreté de ses vêtements. Fred l’avait compris dès le premier coup d’œil qu’elle avait jeté à la « matriarche » en portant la fourchette à sa bouche. Et ce n’était certainement pas que le plat de lasagne était dégueulasse ! Bien au contraire.
Le silence s’était installé. Fred voyait sa mère jeter des regards froids à Jessica. Il voulut lui demander pourquoi elle faisait cela. Pourquoi la regardait-elle avec autant de méfiance ? Qu’est-ce qu’elle lui avait fait après tout ? Elle ne la connaissait pas ! Elle ne savait pas par quelles galères Jessica était passée... Elle ne savait rien. La colère commençait à monter, ça le démangeait. Jessica avait eu raison. Cette question qu’il avait trouvée si absurde prenait tout son sens :
Et si elle ne m’aime pas ?
L’intuition féminine... La vraie... dit la petite voix.
Il pensait que toute intuition pouvait conduire à faire des erreurs. Assombrie par des préjugés ou des désirs l’emportant sur la raison, l’intuition devenait obsolète. Elle était là mais complètement enfouie sous une tonne de ces préjugés qui vous faisaient manquer de discernement.
Il ne voulait pas en parler tout de suite, histoire de ne pas mettre Jessica plus mal à l’aise qu’elle ne l’était déjà. Il allait attendre de débarrasser la table. Il accompagnerait sa mère dans la cuisine et lui demanderait franchement pourquoi une telle attitude. Peut-être que ça exploserait à ce moment-là, il savait sa mère assez rancunière et têtue, alors forcément que ça déclencherait une guerre, une mini tornade dans la cuisine pendant que la cafetière passerait son jus bien noir et bien serré. Sûrement qu’après quelques mots assez durs à encaisser, il prendrait Jessica par la main pour s’enfuir avec elle.
Ce fut sa mère qui rompit ce lourd silence. Fred en était assez étonné d’ailleurs.
– Vous travaillez dans quoi exactement ? demanda-t-elle.
Fred n’en avait jamais parlé. Il avait juste dit qu’il allait venir accompagné. Il avait touché deux mots au sujet de Jessica sans jamais rentrer dans les détails.
Pourquoi l’avait-il caché alors qu’il était si fier d’elle ? Il ne saurait le dire. Peut-être qu’une partie de lui-même l’avait poussé à ne pas en dire plus avant d’être sûr de cette perle rare.
– Je cherche du travail actuellement, répondit Jessica, quelque peu intimidée.
Dans quelle branche ?
La communication...
Fred eut un sourire imperceptible. Le comble. Rechercher un job dans la communication et être noyée par le silence durant le repas. Peu importait, la glace était brisée.
– C’est intéressant comme métier. Vous devez avoir pas mal de contacts.
Oui, assez.
Jessica replongeait dans une gêne certaine.
Fred savait que c’en était fini. Si le dialogue ne décollait pas maintenant, il ne décollerait jamais. Il connaissait les deux femmes en sa présence sur le bout des doigts, bien qu’il en connût une mieux que l’autre. Il savait comment réagissait Jessica ; il était même capable d’anticiper ses sautes d’humeur, ce qui lui laissait un avantage puisqu’il pouvait préparer le terrain, désactiver toutes les mines qui pouvaient lui sauter à la figure. La plupart du temps, il arrivait à la rediriger sur un terrain plus facile et ça se terminait en éclats de rire.
Pour le moment, le rire n’y est plus ! Si tu n’interviens pas pour sauver la situation, tu vas couler à pic avec tous les membres d’équipage à ta suite.
La petite voix n’était jamais autant intervenue se rappela-t-il. Pourtant, elle avait raison. Elle était d’une grande sagesse.
– Au fait, ton voyage, ça se prépare ? risqua-t-il.
Sa mère afficha un large sourire qui rassura et Jessica et Fred.
– Dans deux semaines !
Elle se tourna vers Jessica et lui parla sur un ton décontracté, accompagné d’un large sourire, ce qui soulagea Fred.
– Les Baléares ! dit-elle, satisfaite.
Jessica sourit à son tour et regarda Fred comme pour lui dire qu’il n’avait rien à craindre tout compte fait. Fred souriait lui aussi. L’atmosphère était plus détendue.
Elles commencèrent à parler des voyages que la mère de Fred comptait s’offrir. Maintenant qu’elle n’avait plus aucune attache, elle pouvait se permettre de faire ce tour du monde qu’elle n’avait pu entamer avec feu son mari, mort d’une crise cardiaque depuis bientôt 15 ans. Elle n’avait jamais eu envie de refaire sa vie. Quand on a aimé quelqu’un pendant plus de vingt ans, sans qu’il y ait de vraies disputes, on ne pouvait pas repartir à zéro aussi facilement.
Fred le comprenait désormais. Il n’avait pas insisté, contrairement à ses oncles et tantes qui persistaient à dire que sa mère pouvait refaire sa vie. Lui, pensait qu’elle pouvait faire ce qu’elle voulait à partir du moment qu’elle était heureuse.
Aujourd’hui donc, il savait ce qu’elle aurait pu ressentir en essayant « d’oublier » l’homme qui avait été à ses côtés. Cela ne faisait pas longtemps qu’il connaissait Jessica mais il savait que jamais il ne pourrait vivre sans elle. Jamais il ne pourrait envisager la vie sans l’avoir près de lui, sans sentir sa présence, sans entendre sa voix si chaleureuse et si réconfortante. C’était en cela qu’il la trouvait extraordinaire. Elle lui souriait comme personne ne l’avait jamais fait ; elle le regardait comme personne ne l’avait jamais regardé ; elle lui parlait avec toute la franchise du monde ; il était bien, il savait où il allait même si avec Jessica c’était toujours une aventure, toujours à changer d’avis au dernier moment. Il avait découvert cette joie de l’aventure avec elle et il lui en était reconnaissant. Elle lui permettait aussi de se poser des questions que jamais il n’aurait cru pouvoir se poser un jour.
Et si elle ne m’aime pas ?
Parfaitement, cette question entre autre.
Il l’admirait, tout simplement. Il l’avait acceptée telle qu’elle était, avec ses qualités et ses défauts, et il savait que ça serait pour la vie.
Sa mère se leva pour, dit-elle, « préparer le jus ». Jessica commença à se lever mais la mère de Fred leva la main.
– Non, non, mon ange, reste assise, je vais m’en sortir toute seule.
Fred baissa la tête en souriant. Il regarda ensuite Jessica en lui faisant un léger acquiescement pour lui dire de la laisser faire. Jessica était une hôte, elle n’avait pas le droit de débarrasser la table, même pour aider.
Fred lui prit la main en souriant. Il la porta à ses lèvres et lui en embrassa tendrement la paume.
– Tu vois, ça se passe bien tout compte fait, lui dit-il.
Jessica sourit, quelque peu gênée.
Quelques minutes plus tard, la mère de Fred venait déposer trois tasses à café, la boîte à sucre et le lait sur la table.
– Vous prenez du lait ? demanda-t-elle à Jessica
Euh... Non, en fait non.
– Ah ! Ben, je le ramène alors !
Et elle repartit avec sa brique ouverte.
Quand elle réapparut, la brique s’était transformée en une cafetière encore fumante. Elle servit Fred qui s’empressa de mettre un sucre dans sa tasse et commencer à tourner le digestif. Sa mère servit alors Jessica qui restait timide et qui attendit qu’on lui propose la douceur sucrée.
– Faites attention, il est très chaud, dit la mère de Fred en remplissant sa tasse.
Effectivement, il était très chaud, plus qu’à l’accoutumée alors qu’il sortait de la cafetière. D’habitude, on pouvait le boire presque cul sec.
Pas là !
Je sais ! Pas la peine d’en rajouter, pensa Fred.
Tu ne trouves pas qu’elle a un comportement bizarre ?
Non, il ne trouvait pas ! Il était heureux. Il était avec la femme qu’il aimait et sa mère l’avait acceptée. C’était exactement ce qu’il se disait quand il but encore deux ou trois gorgées de café, qu’il vit Jessica tourner de l’œil pour s’effondrer sur la table en renversant sa tasse sur la nappe immaculée et qu’il s’aperçut que sa mère n’avait pas touché à son jus alors qu’il commençait à sombrer lui-même dans les ténèbres.

Jessica commençait à émerger des profondeurs. Elle était encore dans un état second. Elle en était au stade où son esprit ne savait pas quoi choisir entre savoir ce qui se passait et ce qui s’était passé avant. Confusion légitime vu qu’effectivement elle ne savait pas ce qui se passait et que rien n’avait pu annoncer la situation présente.
Et puis d’abord, quelle situation ? Elle était complètement dans le cirage et ne pouvait réfléchir sans que des millions d’images ne viennent l’assaillir. Elle ne savait pas où elle en était.
Calme-toi ma douce, lui dit Fred dans sa tête.
Elle marmonna son prénom mais aucune réponse ne lui parvint. Ou plutôt, elle n’entendit aucune voix pouvant lui faire sentir une présence. Juste cette voix dans sa tête. Était-ce vraiment Fred ou la voix de la raison, son intuition ?
Je suis avec toi ma douce, ne t’inquiète pas.
Non bien sûr, elle n’allait pas s’inquiéter. Pas tant qu’elle n’aurait pas repris ses esprits, analysé la situation et fait le bilan de cette situation. Elle savait que l’analyse et le bilan allaient découler de soi, que ça serait du vite fait. Quant à reprendre ses esprits, c’était une autre histoire. Elle se sentait groggy, la tête lourde, comme si elle avait pris une cuite mémorable la veille. Mais ça ne pouvait être ça, elle ne prenait plus d’alcool déraisonnablement depuis son adolescence, depuis ce soir où elle était tombée dans une bouteille de whisky qui lui avait filé une casquette de trois tonnes et demie le lendemain. Le moindre bruit avait résonné dans sa tête comme les cloches d’une église lorsque l’on est juste à côté. Et elle s’était juré de ne plus recommencer l’expérience.
Pour le moment, elle n’avait pas mal à la tête. Elle la sentait lourde, très lourde même, mais elle n’avait pas mal. Elle la pencha en arrière et elle crut qu’elle allait se détacher de son cou tellement elle pesait ! Elle fit un effort pour la redresser et elle commença alors à reprendre le contrôle de ce qui lui servait de cerveau. Un cerveau qui débuta l’analyse en fouillant dans les tiroirs de ses souvenirs. Elle revit sa rencontre avec Fred, le premier soir où elle lui demanda de la serrer dans ses bras. Elle se rappela ce sentiment de sécurité, elle se rappela aussi avoir pensé qu’elle avait trouvé celui qui saurait la protéger, quoi qu’il arrive.
Dans un autre tiroir, il y avait énormément de choses qui sortaient d’un coup. Que des bons souvenirs mais rien qui puisse expliquer sa situation. Ce fut alors qu’elle réalisa qu’elle avait les yeux ouverts mais qu’elle ne voyait pas pour autant ce qui l’entourait. Elle baissa la tête et tenta de regarder sur sa droite et sa gauche. Elle ne vit rien bien entendu mais elle sentait que quelque chose était posé sur ses yeux. Comme son esprit reprenait le dessus, elle sentit que ce même quelque chose la serrait sur les tempes et derrière le crâne. Un bandeau. Pourquoi ? Pour lui éviter de voir ? Mais voir quoi ? Et ses mains ? Oui, ses mains ! Elle ne pouvait pas les bouger. Tout simplement parce qu’on les lui avait attachées.
Alors résumons la situation, se dit-elle. Je suis sur une chaise, ça c’est sûr, un bandeau sur les yeux et les mains ligotées.
Mains et pieds, mon cœur...
Exact ! Les pieds aussi ! Mais où suis-je ? Il ne fait pas très chaud.
Une image vint l’assaillir. Celle de la mère de Fred qui la regardait en souriant alors qu’elle était en train de boire son café.
C’est ça ! recommença-t-elle. Tu étais venu voir la mère de Fred afin qu’il te présente. Vous avez mangé sans presque dire un mot. Elle t’a quand même parlé et elle a apporté le café. Tu en as bu et... et...
Et c’est là que tu t’es évanouie !
Mais alors cela signifiait que le café était drogué ! Bien sûr ! La mère de Fred s’est servie mais elle n’a pas touché à sa tasse ! Et Fred ? Où est-il ?
Il lui semblait se rappeler que Fred aussi avait bu de ce café. Si c’était le cas, lui aussi se serait évanoui. Mais elle n’était pas sûre que le somnifère se trouve dans le café après tout. Si c’était le cas, Fred se serait également retrouvé les quatre fers en l’air. Mais comme elle s’était évanouie la première, elle ne savait pas ce qui lui était arrivé. Elle ne savait rien en fin de compte. Elle ne savait pas pourquoi elle se retrouvait assise sur une chaise, ligotée avec un bandeau sur les yeux.
Elle eut soudain une pensée affreuse. Et si Fred était dans le coup ?
Comment peux-tu penser une chose pareille ?
En effet, comment pouvait-elle penser une chose pareille ? Après tout, lui-même avait eu des doutes sur la réaction de sa mère quand elle la verrait. Lui-même avait eu peur que ça se passe mal. Alors cette pensée était-elle si méprisable ?
Actuellement, peut-on dire que ça se passe mal ?
Ce n’était pas Fred. Mais une autre voix. Plus narquoise celle-la. Jessica ne l’aimait pas. Elle ne l’aimait pas parce qu’elle savait que c’était le genre de voix qui disait toujours la vérité même quand on ne voulait pas l’entendre, quand on refusait de voir cette réalité évidente.
Et si c’était le cas ? Si ton Fred t’avait tendu un piège ? Patient, il guette dans l’ombre, repère une proie, toi, prend son temps pour t’approcher et quand tu es toute en confiance, il te prend dans ses tentacules ! Et si c’était un psychopathe ? Et si...
Et si ! Et si ! On ne vit pas avec des si ! hurla la jeune femme.
Elle se tut. Elle avait hurlé après une voix dans sa tête. Alors c’était tout bon : elle devenait folle. Elle se força à reprendre ses esprits alors que sa voix résonnait encore contre les murs.
Fred a bu de ce café et je suis sûr que c’était lui qui contenait la drogue. Sa mère n’en a pas pris une seule gorgée, il y a bien une raison.
Cette fois, elle était plus calme et s’adressait directement à la petite voix malsaine.
Il était bouillant ! Souviens toi : il était bouillant... Elle ne pouvait pas le boire.
Son regard ! Elle me regardait, avide et satisfaite de me voir boire son jus !
Tu cherches à excuser ton Fred ?
Oui ! Parce que je sais qu’il est innocent. Il ne me ferait pas de mal. Jamais de la vie !
Tu n’es pas au bout de tes surprises dans ce cas...
Et la voix disparut. Jessica ne savait pas si c’était bon signe ou pas. Ces voix-là n’aiment pas que l’on prenne le dessus sur elles. La jeune femme savait qu’elle allait revenir à la charge, tôt ou tard. Elle devait profiter de ce répit pour réfléchir un peu plus. Peser le pour et le contre, trouver une réponse. Elle ne voulait pas croire que Fred puisse lui faire subir cela. Il fallait qu’elle trouve un moyen de le disculper.
Elle en était à cette réflexion quand elle entendit une porte s’ouvrir, toute proche mais en surplomb. Cela confirmait ce qu’elle pensait, avec l’humidité environnante et l’odeur qui allait avec, elle devait être dans une cave.
Elle entendit quelqu’un descendre des escaliers de bois, d’un pas lourd et lent. Un pas qui voulait la faire patienter, la faire cogiter. Un pas malsain et mesquin.
– Qui êtes-vous ? C’est toi Fred ?
Elle ne pensait pas que c’était lui. Il ne pouvait pas faire cela, il ne pouvait la traiter ainsi.
– Non, pas Fred, mon ange.
C’était la mère de Fred.
– Madame ! Que faites-vous ? Que voulez-vous ?
Chaque chose en son temps, mon ange... Tout vient à point à qui sait attendre.
Jessica entendit du bruit autour d’elle. Elle se tourna sur sa droite puis sur sa gauche comme pour voir d’où cela venait mais surtout ce qui faisait ce bruit. C’était métallique. Comme une desserte, avec une roue défaillante. Dessus il devait il y avoir des objets métalliques eux aussi. À cause du sol inégal en terre, ils faisaient un bruit assourdissant sur le plateau.
– Je vais te laisser un peu de temps pour réfléchir à cette question : que veux-tu ? Qu’attends-tu de mon Fred ?
Jessica réfléchit quelques instants, pas aux questions qu’on venait de lui poser, elle les avait entendu mais ne comprenait pas où la vieille dame voulait en venir. Non, elle se demandait ce qui allait lui arriver.
– Je... Je ne comprends pas, Madame, dit-elle. Que voulez-vous ?
Encore un bruit métallique assourdissant, produit sous le coup de la colère cette fois. Elle avait sûrement balancé quelque chose sur la desserte.
– Je te demande ce que tu attends exactement de mon Fred ! Ce n’est pas compliqué comme question ! Surtout pour une fille intelligente comme toi ! Alors je vais te laisser cinq minutes et je reviens. Tu as tout intérêt à avoir trouvé une réponse...
Sur ces mots, elle s’éloigna. Jessica la sentit passer près d’elle. Elle l’entendit grimper les escaliers et refermer la porte derrière elle, suivi du cliquetis d’une clé condamnant ce qui représentait certainement la seule issue de secours de Jessica.
Elle tenta de délier ses mains en les frottant l’une contre l’autre dans l’espoir de les libérer de leurs liens. Mais rien n’y fit. Le nœud était bien serré. Elle essaya de faire la même chose avec le lien à ses pieds mais le résultat fut le même. Les cinq minutes allaient être passées qui plus est et elle n’avait pas réfléchi à la question. Quelle question d’abord ? S’en souvenait-elle ?
Qu’attendez-vous de mon Fred ?
Oui, c’était cela ! La petite voix était revenue juste pour lui remettre en mémoire une question aussi absurde. Elle n’attendait rien de Fred, juste qu’il l’aime autant qu’elle pouvait l’aimer. Elle ne voulait pas autre chose que vivre à ses côtés, lui donner autant qu’elle le pouvait. Mais cette question semblait vouloir aller plus loin encore. La mère de Fred avait certainement peur que Jessica puisse lui briser le cœur d’une façon ou d’une autre. Elle n’en avait aucunement l’intention pourtant. C’était cela qu’elle devait expliquer et faire comprendre à la belle-mère si elle voulait s’en sortir.
La porte, un peu plus haut, se rouvrit et les pas lourds dans l’escalier se firent entendre. La mère de Fred s’arrêta devant Jessica. Elle le savait même si elle ne voyait rien. Elle sentait la chaleur de sa respiration. Elle la sentait fatiguée d’ailleurs. Vaudrait mieux qu’elle ne force pas sur les exercices si elle voulait faire son voyage aux Baléares.
– As-tu réfléchi, mon ange ?
Je... Je ne comprends pas ce que vous me voulez...
C’est pourtant simple ! Que cherchez-vous à faire à mon Fred ?
Jessica sentit un léger ton de colère dans la voix de la vieille dame. Elle prit peur. Elle sut qu’elle ne devait pas plaisanter mais marcher sur des œufs, faire attention à ce qu’elle dirait. Elle sentait la folie se répandre dans le moindre muscle, la moindre parcelle de l’esprit de la mère de Fred. La raisonner ne servirait sûrement à rien. Et crier, appeler au secours ne l’avancerait pas plus.
Alors que fallait-il faire ?
Lui dire ce qu’elle veut entendre ! annonça la petite voix qui allait profiter de la moindre occasion pour revenir à la charge.
Je ne peux pas dire autre chose que ce que je pense, ce que je ressens ! J’aime Fred ! Plus que tout ! Je n’ai aucunement l’intention de lui faire du mal ! cria-t-elle, folle de rage.
Encore une fois, elle comprit un peu tard, qu’elle avait parlé à voix haute. Elle pensa durant quelques secondes, vu le silence de la mère de Fred, qu’elle avait réussi à la convaincre.
Ce n’est qu’un début, ne l’oublie pas ! Elle a eu la force de te droguer et de t’enfermer ici. Tu ne vas tout de même pas croire qu’elle va s’arrêter en si bon chemin ? Tu serais bien naïve, ma belle...
Jessica perdit espoir.
La mère de Fred se déplaça. Elle alla vers la desserte. C’était du moins ce que présumait Jessica vu la direction que prenaient les pas qui traînaient légèrement sur le sol. Elle prit quelque chose sur le plateau et revint vers Jessica. Cette dernière avait vraiment peur maintenant. Elle savait qu’elle avait dépassé les limites. Ce n’est pas ce qu’elle avait dit mais plutôt la façon dont elle l’avait dit. Elle était en colère après la petite voix, pas après la mère de Fred. Le résultat était le même.
La mère de Fred se trouvait maintenant à côté de Jessica. Elle s’était penchée sur elle et approcha un objet près de son visage. Elle le manipula.
Schwing ! Schwing ! entendit la jeune femme.
Elle connaissait ce bruit, sans pour autant le reconnaître. À moins qu’elle ne voulut pas croire ce qu’elle entendait. Ça ressemblait à une paire de ciseau rouillé.
– Sais-tu ce que c’est ? demanda la mère de Fred, calmement.
Justement non, mamie ! Dis-le lui !
– Je ne sais pas, risqua-t-elle, haletante.
Un sécateur. Mais il a traîné dans mon garage et la lame est toute rouillée... Il ne coupe plus très bien. C’est vrai, je l’avoue : je n’en n’ai pas pris soin.
La respiration de Jessica se faisait de plus en plus rapide. Pourquoi lui parlait-elle de son sécateur ? Elle commençait à paniquer. La mère de Fred ne disait plus rien. Pire que cela, Jessica, occupée à savoir pourquoi on lui parlait d’un sécateur, avait perdu la trace de la femme.
Tu vas savoir où elle est... Dans quelques secondes... Maintenant !
Et Jessica poussa un hurlement. Pas de rage cette fois mais de douleur. Une douleur fulgurante qui lui traversa tour à tour le petit doigt puis le bras gauche, jusqu’au cerveau.
La vieille venait de lui trancher un doigt.
Jessica sentit le sang couler le long de sa main. Elle hurlait de douleur. La vieille lui colla un bâillon dans la bouche pour étouffer les cris.
Silence ! Les voisins vont se poser des questions après !
Jessica hurlait toujours dans son bâillon. Le sang continuait de couler. Elle pensa que si ça ne s’arrêtait pas dans la seconde, elle allait se vider et crever comme une conne sur sa chaise en enlevant l’espoir à la vieille de pouvoir s’amuser un peu plus.
Tiens le choc ! Ça me ferait chier si tu abandonnais si vite !
Elle n’avait pas envie d’abandonner. Elle voulait vivre. Même si, en attendant, son bourreau prenait son pied. Mais la douleur était forte. La vieille était partie puis revenue, très vite. Jessica pensa qu’elle était retournée vers la desserte pour y prendre un autre instrument de torture.
C’était presque cela.
– C’est de l’alcool à 90°, mon ange. Ça va calmer ta blessure et ensuite je te panserai tout ça pour pas que tu te vides de ton sang. Seulement, il va falloir t’arrêter de hurler comme une truie, ok ? dit-elle.
Jessica acquiesça. Elle pleurait et sentait le bandeau sur ses yeux se tremper. Bizarrement, elle ne ressentait presque plus rien. La douleur avait dû endormir ses nerfs.
La vieille versa de l’alcool sur le doigt sectionné de Jessica. Celle-ci retint un nouveau cri de douleur qui mourut au fond de sa gorge mais détourna la tête sur le côté. Une sensation étrange lui grimpa à la tête, une sorte de force surpuissante, une vague qui partit du cœur pour aller se perdre au fin fond de son crâne. Elle redressa la tête et cette vague déferlante lui fit perdre connaissance.

Quand elle se réveilla, elle n’avait plus aucune notion du temps. Combien de temps était-elle restée inconsciente ? Est-ce que ça se comptait en minutes ? En heures ? En jours ? Impossible de l’affirmer. Elle ressentait une faible douleur dans son doigt coupé et un élancement. Elle avait l’impression qu’elle pouvait le bouger. C’était ce qu’elle faisait d’ailleurs.
N’importe quoi ! Il est coupé ! Il n’existe plus ! La vieille l’a ramassé tout à l’heure et l’a posé sur la desserte ! Je te le dis parce que tu n’y vois rien !
Maudite voix ! Jessica aurait préféré se réveiller dans son lit pour se rendre compte que ce qu’elle venait de vivre n’était qu’un cauchemar. Elle aurait été désorientée durant quelques instants mais aurait vite repris le dessus. Et tout ceci ce serait envolé. Le soulagement n’était pas encore pour tout de suite, malheureusement. Jessica était bel et bien assise sur une chaise, au fond d’une cave, un bandeau sur les yeux, pieds et poings liés.
Comment allait-elle s’en tirer ? Qu’allait-il lui arriver maintenant ? Comment cela allait-il se terminer ? Jusqu’où la vieille avait-elle prévu d’aller ?
La vieille. Tu n’es pas très respectueuse, dis-moi...
La ferme ! se dit-elle.
Elle s’était contrôlée cette fois-ci. Mais où était passé la voix de Fred ? Celle qui lui avait tant fait de bien il n’y avait pas si longtemps...
Pas si longtemps ? Sais-tu combien de temps cela fait que tu es ici ma grande ?
Non, vas-y, dis-moi, toi qui sais tout !
Près de trois heures maintenant ! Tu es restée inconsciente deux heures et demie. Attention, la revoilà !
Effectivement, la clé tourna dans son logement, la porte s’ouvrit mais les pas ne se firent pas entendre. Du moins pas tout de suite. La vielle devait s’assurer que Jessica était bien réveillée. La jeune femme ne bougea pas. Si le bourreau pouvait croire qu’elle était encore endormie, elle la laisserait tranquille. Alors elle s’immobilisa et commença à trouver le temps long. Surtout parce qu’elle espérait que la vieille ne tarderait pas à rejoindre sa télé au premier pour regarder elle ne savait quelle connerie débilitante dans le genre de ces séries américaines où tout le monde couche avec tout le monde, avec des histoires de fric à n’en plus finir tellement ces connards avait de billets verts qui leur sortent par tous les orifices et à qui il fallait trois années entières pour préparer un mariage.
Les pas s’approchèrent alors.
Dommage Jessica...
La vieille vint se poser devant Jessica.
– Espèce de petite canaille ! Tu faisais semblant ! C’est pas bien de jouer comme ça avec une dame âgée ! cracha la vieille.
Les larmes vinrent aux yeux de Jessica. Ses lèvres tremblèrent et elle redressa la tête, désespérée.
– Pourquoi faites-vous cela ? Je ne vous ai rien fait ! Ni à vous ni à Fred. Je l’aime de tout mon cœur, je donnerai ma vie pour lui ! Jamais je ne lui ferai de mal, implora Jessica.
Vous donneriez votre vie pour lui ? C’est vrai cela ?
Oui.
Jessica éclata en sanglot. Elle ne cherchait pas à jouer la comédie. Elle était sincère et pensait que la vieille le sentirait et qu’elle déciderait de la laisser partir. Elle se foutait de la suite, elle ne dirait jamais rien à personne. Tout ce qu’elle voulait c’était vivre.
La vieille commença à tourner autour de Jessica.
– Voyons voir. Ça peut être intéressant.
Jessica redressa la tête. Qu’est-ce qu’elle voulait dire encore ? Qu’est-ce qu’elle avait en tête ?
– Nous allons jouer à un jeu, d’accord ? demanda la vieille.
Jessica ne comprit pas tout de suite. Elle était bien en train de lui proposer un jeu, c’est ça ?
– Quoi ?
Le "ni oui, ni non", vous connaissez ?
Oui, elle connaissait. Ce jeu passait dans les années 80 dans une émission de 20h à 20h30 sur une chaîne publique. Au début, elle adorait entendre les candidats, des nanas ou des types qui téléphonaient pour se ridiculiser devant des millions de téléspectateurs, se vautrer en répondant par « oui » ou par « non » à des questions posées par les invités. C’était à celui qui arriverait à être assez machiavélique pour faire tomber les gens dans le panneau. Les meilleurs tenaient bien cinq minutes, les moins bons, une. Les plus mauvais étaient recalés en dix secondes. À force, Jessica ne pouvait plus voir ce jeu. Elle stressait rien que de savoir ce qui allait arriver. Elle avait développé la phobie du « ni oui, ni non ». Entendre le public se foutre de la gueule de celui ou de celle qui disait ce qu’il ne fallait pas dire l’ulcérait. Elle n’avait jamais pensé qu’un jour, ce jeu allait devenir si important pour elle. Parce qu’elle l’avait compris : la vieille allait lui poser des questions mais elle ne devrait répondre ni par « oui » ni par « non ». Toute la question était de savoir quel gage la vieille allait inventer.
– Je vais vous poser neuf questions. Vous savez pourquoi neuf et juste neuf ?
Jessica ne savait pas ou plutôt ne cherchait pas à savoir. Elle fit non de la tête. De toute façon, elle ne voulait pas parler à la vieille. Puis son esprit réagit. Elle sut la réponse avant même que la mère de Fred ne la prononce.
– Parce qu’il te reste neuf doigts voyons mon ange, réfléchis un peu.
Neuf questions. Chaque oui ou non prononcé lui faisait perdre un autre doigt.
Pour lui montrer qu’elle ne plaisantait pas et qu’elle était déterminée à faire ce qu’elle avait prévu, la vieille fit jouer le sécateur aux oreilles de Jessica qui se mit à trembler.
– Attention, les signes de tête sont prohibés également ! Je prendrai cela pour une réponse par oui ou par non. Compris ?
Jessica failli dire « oui » mais se retint au dernier moment. Elle faillit même acquiescer pour l’occasion.
– Compris mon ange ? demanda la vieille.
Compris, répondit Jessica hésitante.
Elle ne voulait pas jouer à ce petit jeu débile.
D’autant plus que tu ne sais pas ce que tu vas gagner si tu t’en sors !
– Mon ange, le jeu n’était pas commencé, tu pouvais encore répondre "oui" ou "non"... dit la vieille calmement, un sourire aux lèvres, Jessica avait entendu ce sourire.
Ah ! Ah ! Trop forte la mamie ! Je l’adore !
– Cette fois le jeu commence... Question numéro une...
Elle se déplaça sur la gauche de Jessica en faisant cliqueter son sécateur dans ses mains.
– Es-tu une femme fidèle ?
Jessica ne répondit pas tout de suite. Elle savait qu’elle devait garder son sang froid et peser chaque mot qu’elle allait dire. Rendre la vieille complètement folle lui ferait perdre ses moyens et elle finirait par lâcher un mot qu’il ne fallait pas. Elle avait très bien compris la question mais elle prit son temps pour répondre.
– Je le suis en effet, dit-elle au bout de quelques minutes.
Bien... Quel doigt veux-tu sauver ? De quelle main ?
Jessica avait envie de lui dire qu’elle allait épargner l’un de ses deux majeurs, de n’importe quelle main, histoire de pouvoir lui adresser un gros « fuck » quand elle sortirait d’ici. Et si elle répondait correctement à une autre question, elle sauverait l’autre majeur, pour pouvoir faire deux fois plus de « fuck » !
– Cela m’est égal ! dit-elle alors.
Vraiment ?
Ou… commença Jessica avant de subitement relever la tête.
Est-ce que cela suffisait à faire réagir la vieille ? Tant qu’elle n’avait pas dit qu’elle posait la question suivante, quoi qu’elle puisse dire faisait partie de la question en cours.
La mère de Fred rit. Son rire, démoniaque à souhait, se répercutait sur tous les murs et donnait le vertige à Jessica. Elle crut perdre la tête durant un instant.
– C’est parfait mon ange ! Ne t’en fais pas ! Tu as bien répondu et tu as évité le piège par la suite... Aller, ne relâche pas tes efforts. Question deux. Comment étais-tu quand tu étais petite ?
Je vous demande pardon ?
Comment étais-tu quand tu étais petite ? Tu n’es pas une idiote ! Tu as très bien entendu la question alors réponds ! Comment étais-tu quand tu étais petite ? Est-ce que tu étais du genre timide, réservée ou est-ce que tu étais plus ouverte, vivante ? Bagarreuse peut-être ?
J’étais timide et réservée. Je restais dans mon coin, sans rien demander à personne.
Moi, je suis sûre que tu étais du genre à aguicher ces messieurs déjà ! Je suis sûre que tu aimais que l’on te regarde ! Je l’ai vu, je l’ai lu dans tes yeux ! Tu étais une sale petite peste ! Une sale petite traînée ! Combien de fois tu aurais voulu qu’un homme regarde ta petite culotte ? Combien de fois tu aurais voulu sentir des doigts sous ta petite culotte ?
NON MAIS CA NE VA PAS ! VOUS AVEZ PERDU LA TÊTE !
Ta gueule ! cria la petite voix.
Avertissement bien tardif. Jessica le comprit très vite elle aussi, même si cela restait encore relativement lent. Elle se contorsionna sur sa chaise pour échapper à la vieille qui s’avançait déjà.
– Un peu tard mon ange ! Tu connais la règle. Seulement c’est moi qui choisis le doigt.
Jessica gesticulait dans tous les sens, cherchant à s’échapper de cette chaise maudite et de son bourreau. Elle gémissait comme un enfant gémit à l’approche du coton bourré d’alcool qui pique vers la plaie, sentant déjà une douleur qui n’existait pas encore. Une douleur qui apparut très vite quand les os et la chair de l’index droit de Jessica furent écrasés et sectionnés par le sécateur rouillé. Jessica poussa alors un hurlement. Elle semblait avoir hurlé encore plus fort que la première fois. À cette douleur vint se rajouter celle qu’elle subit quelques temps auparavant. Elle crut s’évanouir alors mais elle resta bien consciente : la mère de Fred lui avait collé une saloperie sous le nez qui lui rendit toute sa vigueur.
La vieille lui remit de l’alcool dessus, toujours avec la même délicatesse et banda vite fait le tout. Jessica sentait le bandage s’imbiber de sang. Elle sentait aussi qu’elle allait partir, s’enfoncer dans le néant. La première fois, elle avait apprécié ce moment, celui où les ténèbres envahissaient le cerveau. Elle s’était sentie bien. Elle aurait aimé que ça ne s’arrête jamais.
– Et de deux ! dit la vieille, satisfaite. Suivant ! Tu étais bonne élève à l’école ?
Allez vous faire foutre !
Comment ? Est-ce des mots convenables dans la bouche d’une jeune femme de bonne famille ?
Je ne suis pas de bonne famille. Je suis modeste, comme beaucoup. Tout ce que je veux, c’est vivre aux côtés de celui que j’aime.
Avec deux doigts en moins, cela me semble bien compromis.
Et en plus elle fait de l’humour ! Elle est vraiment géniale ! Tu ne trouves pas ?
Pas vraiment non, pensa Jessica.
Encore une chance que je ne puisse pas te couper un doigt, hein, ma belle ?
Ferme ta gueule...
Jessica était fatiguée. Deux doigts en moins et elle se foutait désormais de ce qui pouvait lui arriver. Elle se disait même que si la vieille pouvait en terminer avec elle tout de suite, cela serait un soulagement. Un soulagement non seulement pour elle mais pour tous ceux qui pouvaient ou auraient pu la connaître. De toute façon, personne ne l’aimait à sa juste valeur. Elle ne demandait pas grand-chose pourtant. Elle ne demandait pas de bagues hors de prix, une maison luxueuse, une vie de bourge avec tous les manteaux de fourrure qui vont avec ! Elle demandait juste qu’on l’aime telle qu’elle était. Et qu’on la protège. Alors pourquoi se sentait-elle si à l’écart ? Et Fred ? Où était-il ? Pourquoi ne venait-il pas la sauver ? Pourquoi ne venait-il pas l’aider ? Pourquoi ne venait-il pas la protéger ?
Il est peut-être dans le coup lui aussi !
Impossible. Elle ne pouvait le croire.
Il appréhendait ce moment où il allait te présenter. Pourquoi ?
Il savait ce qui allait se passer ? Et il le refusait ? Sa mère savait qu’il le refuserait alors c’est pour ça qu’elle l’avait drogué lui aussi. C’est pour ça qu’elle le séquestrait maintenant, pour éviter qu’il ne vienne mettre ses pattes là où il ne fallait pas, pour qu’il évite de stopper le jeu de la vieille. Elle s’amusait ! Personne, pas même son fils, ne devait l’arrêter dans son élan.
– Alors ? Tu étais bonne élève ou pas ?
Jessica redressa la tête lentement, décidée à garder son calme. Elle ne savait pas ce que la vieille inventerait après ce petit jeu mais elle devait au moins tenir le coup pour les six autres questions. Six. Elle n’en était même pas à la moitié encore.
– Je l’étais. Pas très bonne en calcul mais le reste ça allait. Et vous ?
C’est moi qui pose les questions, mon ange...
Et si pour une fois c’était moi qui vous en posais ? De quoi avez-vous peur ? Je ne peux rien vous faire, je suis attachée. J’ai mal à ma main, je pisse le sang et je suis fatiguée. Fatiguée de tout... Vous savez quoi? Achevez moi ! Finissons en maintenant, je m’en balance !
Le silence fut sa seule réponse. Jessica rebaissa la tête. Peut-être que la vieille allait exaucer son vœu en lui tranchant la gorge, net. Peut-être était-elle étonnée par ce qu’elle venait d’entendre ? Si c’était le cas, elle ne contrôlait pas la situation. Si le silence s’éternisait, cela signifierait que Jessica avait pris un semblant de contrôle, peut-être ridicule, infime, mais un contrôle tout de même. Elle pourrait donc s’en servir par la suite, pour vraiment moucher la vieille. Au pire, elle s’en sortirait vivante, traumatisée, elle finirait sa vie seule parce qu’elle ne pourrait plus croire en quoi que se soit ou en qui que se soit. Au mieux, la vieille péterait un câble et dans son excès de colère, la massacrerait et ça serait fini. Fini de souffrir pour les autres. Fini les galères, finie cette douleur au cœur comme si on le pressait dans un étau. Elle serait enfin tranquille.
– Question quatre.
Jessica redressa la tête à nouveau. Cela lui demandait quand même un certain effort.
– Vous ne m’avez pas répondu, s’empressa-t-elle de dire.
En effet mais ce n’est pas toi qui commande ! C’est moi qui décide ici.
Jusqu’à la vie de votre fils ? Et sur les fréquentations qu’il peut avoir ? Sans même apprendre à connaître les gens avant?
Je n’ai pas besoin de connaître, je les vois !
Il y avait de la colère dans cette voix. Jessica tenait le bon bout, il y avait une faille en cette personne. Il fallait qu’elle la fasse basculer, il lui fallait la faire tomber, coûte que coûte. Elle devait prendre des risques maintenant, si elle voulait s’en sortir. Elle avait eu un moment de désespoir mais elle sentait qu’elle pouvait faire quelque chose désormais, elle sentait qu’une porte de sortie était toute proche. Elle devait l’exploiter ! Au point où elle en était de toute façon, elle ne risquait rien de plus grave.
– Ce n’est qu’une illusion ! dit-elle. Vous vous persuadez que vous êtes une mère attentive, qui ne cherche qu’à protéger son enfant mais vous faites tout pour que l’on vous dise ce que vous voulez entendre !
Ta gueule sale petite traînée !
La vieille se déplaça vers la desserte. Jessica tourna la tête comme pour la suivre du regard même si le bandeau l’empêchait de voir. Elle reprit :
– Qu’est-ce que vous voulez entendre ? Que je n’aime pas votre fils ? Que je ne suis avec lui que pour lui faire du mal ? Lui pomper son fric et me barrer ensuite pour trouver un autre pigeon ? Je ne vous dirai pas ça ! Jamais ! Parce que ce n’est pas la vérité !
Elle sentit un léger courant d’air. Celui que produisit la vieille quand elle fit brusquement volte-face. Elle sentit aussi quelque chose d’effilé lui pénétrer la joue gauche. Du sang coula aussitôt le long de la pommette, passa sous sa mâchoire et continua sa course sur son cou. Elle poussa un petit cri de surprise. Elle n’avait pas mal. Le sang la chatouillait un peu, c’était tout. Mais le sursaut qu’elle avait eu réveilla la douleur dans ses doigts manquants. Son col de chemise épongeait le liquide précieux qui commençait déjà à sécher au contact de l’air.
– Vous n’êtes qu’une folle ! Une folle à lier ! Une mère indigne ! hurla Jessica. 
Elle entendit un nouveau bruit, la vieille avait pris quelque chose sur la desserte, quelque chose de plus lourd. Elle n’était pas loin et elle s’approchait. Alors, dans un dernier effort, Jessica tenta de se redresser. À peine. Mais se fut suffisant. Elle rencontra la poitrine de la vieille et quand elle en eut conscience, elle poussa de toutes ses forces. Un effort surhumain pour elle qui était attachée sur une chaise. Elle sentit ensuite que le poids de la vieille la faisait basculer en arrière. Elle tombait. Jessica se retrouva sur le flanc. Sa tête rencontra le sol, la douleur dans ses doigts reprit de plus belle.
Jessica ne voulait plus lutter. Cette sensation de bien-être l’envahit à nouveau et avant de sombrer, elle entendit le bruit de quelque chose qui cogne, un cri étranglé suivit d’un bruit étrange. Comme si une lame s’enfonçait dans la chair, ce bruit malsain que l’on entend dans certains films. Ce bruit fut recouvert par un autre, qu’elle ne parvint pas à identifier tout de suite. Ce fut d’abord un grondement sourd, puis ce devint plus clair pour être en définitive que de l’eau qui coule, comme dans une douche.

Ce fut ici que Fred revint à la réalité. Il était assis sur la banquette de son salon, une revue à la main, en attendant que Jessica ait terminé de se préparer. Elle était en train de se doucher, il entendait très bien l’eau couler. Cependant, il ne comprenait pas comment une femme pouvait passer autant de temps dans une salle de bain. Cela faisait quarante-cinq minutes qu’elle y était.
Quarante-cinq minutes, durant lesquelles, son esprit avait vagabondé. Il aurait préféré s’être endormi et avoir rêvé de tout cela. Au moins, il aurait eu une excuse. L’excuse la plus parfaite aurait été qu’il ne pouvait contrôler certaines parties de son cerveau. Mais là, il avait pensé, organisé cette séance de torture. Mais comment avait-il pu imaginer une chose pareille ? Que Jessica se posât la question quant à savoir si sa belle-mère allait l’aimer ou pas était tout à fait légitime. Mais que lui en vienne à imaginer une mère tortionnaire et machiavélique à ce point !
Il avait soudainement honte de lui. Bien sûr qu’on ne savait jamais comment les gens pouvaient réagir. Bien sûr qu’on ne pouvait pas prévoir l’avenir. Mais quand même ! Il y avait des choses dont on ne pouvait douter !
Il aimait Jessica et elle l’aimait en retour. Peut-être qu’elle ne plairait pas à sa mère, soit, et après ? Cela devait l’empêcher de vivre avec elle ? Cela devait être un obstacle ? Non. Rien ne devait être un obstacle. Quand un véritable amour unissait deux individus, rien ne pouvait ni les entraver ni les séparer. Tout devenait possible. C’était du moins ce dont il se persuadait.

Les bandes blanches défilaient à vive allure sous la voiture. Chacune d’entre elles le rapprochait de la maison de sa mère.
Et quand il passa la porte d’entrée, il la vit. Il vit son regard. Un regard plein de méfiance envers Jessica.

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