– Et si elle ne m’aime
pas ?
Cela faisait une bonne semaine
que ces mots résonnaient dans sa tête. Si au départ, ils
ressemblaient aux carillons d’une église un jour de mariage,
aujourd’hui, ils étaient plus dans le pur style du glas qui sonne.
– Et si elle ne m’aime
pas ?
Mais pour quelle raison Jessica
avait-elle posé cette question ?
Il ne pouvait concevoir que sa
mère puisse ne pas aimer celle que son cœur avait choisie mais ne
disait-on pas que nous ne connaissions jamais complètement une
personne ? Et puis, il était vrai que dans toute opportunité de la
vie, le risque zéro n’existait pas. Il y avait, du moins pour lui,
un faible pourcentage de chance (ou de malchance) que sa mère refuse
la présence de cette fille si adorable à ses yeux.
Il le lui avait dit d’ailleurs.
Il lui avait dit que, de toute façon, l’avis de sa mère ne
changerait rien ! Si elle était réellement une bonne mère, elle
accepterait le fait qu’une femme veuille partager la vie de son
fils. Surtout que Jessica était une perle rare. Une de ces perles
que tout le monde recherche et convoite sans jamais réussir à
percer le coffre qui renferme son cœur.
Fred ne prétendait pas être le
seul à avoir trouvé la combinaison. Il se disait plutôt que
c’était une succession d’incroyables coïncidences, ni plus ni
moins. Tant au niveau de leur rencontre que de ce qu’il s’en
suivit. En fait, il lui semblait avoir laissé faire les choses comme
elles devaient se faire, sans jamais chercher à provoquer un
sourire, un rire ou une réaction quelconque. Il ne chercha même pas
à faire du charme puisqu’il semblait que ce dernier se soit
manifesté de son plein gré.
Ils s’étaient trouvés
énormément de points communs, comme tout un chacun tente de le
faire quand il pense avoir trouvé l’âme sœur. Il se souvint que
lui aussi s’était posé la question à ce sujet.
Ai-je enfin trouvé l’âme
sœur ?
Il ne trouva pas la réponse
dans les signes affectifs qui fusaient à chaque fois qu’ils se
voyaient, ni dans ces points communs qu’ils découvraient au fur et
à mesure qu’ils se dévoilaient leur passé. Il l’avait tout
simplement ressenti à la fois dans son cœur et dans ses tripes. Ils
ne vivaient pas encore ensemble et c’était d’ailleurs comme ça
qu’il comprit qu’il avait cette fille dans la peau : à chaque
fois qu’ils se quittaient, un vide immense s’installait. Il lui
semblait que la vie n’avait soudainement plus de sens. Il ne vivait
plus, il n’existait plus. Il n’était pas même une ombre vu
qu’elle représentait une lumière, sa lumière. Elle était la
lumière par laquelle l’ombre se créait et lui était cette ombre
qui donnait toute sa signification à l’être humain.
– Et si elle ne m’aime
pas ?
Il n’avait jamais réfléchi à
cette éventualité et il avait fallu qu’elle pose la question,
qu’elle joue les « coupe la joie », comme de
coutume, alors qu’il prenait un réel plaisir, avec une fierté non
dissimulée à la présenter à sa mère. Et depuis une semaine
entière, il cherchait à savoir pourquoi cette question avait pris
une telle importance dans son esprit. Après tout, c’était vrai,
il ne soupçonnait pas que sa mère puisse refuser le fait que son
fils soit heureux avec cette fille. Et en y réfléchissant bien, il
se souvint que la plupart des mères, certainement par souci de
protection, montraient toujours de la méfiance face aux amis que le
fiston ou la petite ramenait à la maison. Il y avait toujours ce
regard distant et analyste, comme les produits passant entre
les mains d’experts aptes à le qualifier « bon pour la
consommation » ou pas.
Maintenant qu’il était en
route pour la demeure maternelle, nul doute que le pourcentage de
probabilité de voir sa mère méfiante vis-à-vis de Jessica avait
grimpé en flèche. À dire vrai, plus les kilomètres défilaient
sur le compteur et plus ce pourcentage augmentait. Il avait
soudainement peur. Il doutait. Mais de quoi ? Il ne le savait pas du
tout.
Comment Jessica pourrait-elle
être subitement exécrable au regard de sa mère ? Cette fille
ne dégageait rien de moins qu’une forte personnalité sans pour
autant dégager du snobisme, de l’arrogance ou la moindre once de
méchanceté.
Pour Fred, si les anges devaient
exister, ils ressembleraient tous à sa Jessica. Elle
représentait tout pour lui. Rien que sa voix suffisait à le calmer
dans les moments de stress. La savoir à côté de lui le rassurait.
Il se sentait capable de tout pour elle.
C’est dingue ce qu’une
passion pour une personne peut vous faire faire !
En plus, elle avait le don
(hormis celui de casser les délires des autres) de le pousser à
faire ce qu’il n’aurait jamais soupçonné être capable avant
qu’il ne la connaisse.
Il estimait avoir de la chance.
Une chance inouïe de l’avoir rencontrée. Il le savait et chaque
jour, il le lui disait.
Le compteur kilométrique
défilait sous ses yeux.
Tu te rapproches à vitesse
grand V, mon gars ! lui dit une petite voix narquoise au fond de
son esprit encore embrumé par mille et un tourments que lui
causaient sa mère.
Dis plutôt : mille et un
tourment qu’elle pourrait causer ! Parce qu’à l’heure
actuelle, tu ne sais pas ce qui peut se passer, pauvre crétin !
Pourquoi penser tant de mal ?
Mal ? Il pensait du mal ?
Tu penses "à"
mal...
C’était vrai. Il pensait à
mal. Il faisait même pire ! Il voyait sa mère tel un vampire devant
de la chair fraîche, avide de sang et de violence. Il la voyait
s’avancer vers Jessica en flottant à dix centimètres au dessus du
sol. Elle s’approchait d’elle en susurrant quelques mots
réconfortants, comme le faisait le loup dans Le Petit Chaperon
Rouge, avant de lui sauter dessus et de la croquer. Mais pourquoi
diable pensait-il à cela ? Comment pouvait-il imaginer sa mère
faire une chose pareille ?
Déjà, elle a le vertige !
Alors flotter à dix centimètres au dessus du sol, il ne faut pas
vraiment y compter !
Il regardait les bandes blanches
peintes sur le bitume disparaître sous la voiture. Chacune d’entre
elles représentait un petit plus en avant ; vers ce qu’il voyait
depuis une semaine comme un cauchemar. Sans pour autant déterminer
pourquoi il pouvait penser que sa mère, cette femme si douce et
affectueuse, pourrait refuser la présence de Jessica.
Il se souvint une fois avoir
ramené un copain de classe à la maison. Elle l’avait très bien
accueilli, lui avait servi une tartine de pâte à tartiner au
chocolat et un verre de jus d’orange. Ils étaient allés jouer
dans le jardin par la suite. Et Fred avait bien remarqué les coups
d’œil furtifs de sa mère derrière les rideaux de la cuisine,
entre deux coups de couteau dans une carotte prête à passer à la
moulinette.
Il s’était dit qu’il
s’agissait de ces coups d’œil que l’on donne pour vérifier
que tout se passe bien, histoire que l’on n’ait pas à amener le
gamin du voisin en urgence à l’hôpital ou pire, d’avoir sur la
conscience un bras arraché ou une mort ! Il comprit plus tard dans
la soirée le pourquoi de ces coups d’œil insistants. Il le
comprit quand elle le prit à part pour lui dire que le fameux copain
de classe n’était peut-être pas si copain que cela et qu’il
fallait qu’il s’en tienne éloigné au mieux, au pire qu’il
reste méfiant.
Ce qu’il n’avait pas
compris, c’était le pourquoi d’un tel conseil, d’un tel
avertissement. Il se souvint avoir regardé sa mère fixement,
peut-être pour tenter de déceler un petit quelque chose qui
trahirait cette certitude affichée ; quelque chose qui lui
dirait que sa mère avait tort de se méfier du copain. Mais il
n’avait rien trouvé dans ce regard à la fois tendre, déterminé
et froid.
Il comprit toute la raison
d’être de ce regard quelques années après. Quand ils se
retrouvèrent au lycée, ce copain de classe et lui. Ils s’étaient
reconnus dans le couloir mais ne s’étaient pas pour autant salués.
Fred n’en avait pas fait cas. Il avait suivi le conseil de sa mère
en mettant progressivement les distances avec le garçon. Il s’était
aussi dit un jour que la vieille avait fondu les plombs ce jour-là
quand, dans la cuisine, elle l’avait prévenu sur cette amitié
malsaine.
Et en voyant les yeux de ce gars
dans le couloir froid du lycée, il comprit qu’il avait en fin de
compte fait le bon choix en écoutant les conseils maternels. La
première chose qu’il vit, ce fut de la rage. Les yeux injectés de
sang et des valises noires annonçaient moult et moult soirées à
boire autre chose que de la bière en fumant des cigarettes pas
forcément autorisées.
Il tenta d’imaginer ce que
serait sa vie s’il avait suivi les pas du « copain de
classe ». Il secoua la tête en sentant le chaos l’envahir;
il prit peur quand il vit le sol se dérober sous ses pieds, le monde
devenir noir et rouge sang et cette sensation morbide qui se
propageait dans tout son corps en partant de ses tripes jusque vers
son cœur. Il avait chassé tout cela à temps. Il se rendit alors
compte qu’il possédait peut-être un don, celui de ressentir les
choses.
L’intuition féminine. Même
les mecs en sont pourvus mais ils ne sont jamais assez intelligents
pour pouvoir s’en servir, lui balança la petite voix.
Depuis, il en avait eu des
intuitions comme ça. Il en avait suivies ; ça avait toujours
joué en sa faveur.
Alors pourquoi aujourd’hui
cette intuition était-elle incapable de le guider ?
Parce que ça la fout mal de
faire demi-tour maintenant alors que ta mère t’attend,
certainement avec un plat de « lasagnes-maison » comme tu
en raffoles !
Parce que ta copine va se
demander pourquoi tu changes si soudainement d’avis ! Et puis
qu’est-ce que tu vas lui dire ? Quel motif tu vas trouver pour
faire demi-tour alors que tu as fait les trois quart du chemin ?
Parce que tout simplement tu
as peur de la présenter. Tu as toujours eu peur de l’amener. Et
pourquoi ? Tu n’es pas un dégonflé ! Tu as juste juré que jamais
personne ne viendrait partager ta vie. Tu as peur que l’on dise que
tu n’es pas quelqu’un de parole ?
Parce que tu es un crétin !
Parce que tout simplement, tu n’as pas à flipper au sujet de quoi
que se soit !
Tout s’embrouillait dans sa
tête. Il ne parvenait même plus à savoir pour quelles raisons il
en était à penser tout ça, à réfléchir sur des trucs aussi
cons...
Et si elle ne m’aime pas ?
Voilà ! C’était ça ! Cette
phrase. Si pleine de sens et pourtant si absurde. Oui, c’était
absurde. Jessica était vraie, entière, nature. Aussi bien dans ses
qualités que dans ses défauts. C’est ce qu’il aimait en elle.
Elle disait tout avec franchise, le bien comme le mal, ce qui faisait
que l’on pouvait discuter, discuter de tout, mettre les choses sur
la table, faire un tri et en ressortir quelque chose de positif. Elle
le poussait à se surpasser à chaque fois. C’est ce qu’il avait
recherché toute sa vie : une personne capable d’écouter, de
comprendre, de donner une opinion sans pour autant fermer les portes
du dialogue. Les discussions que l’on pouvait avoir avec Jessica
étaient toujours des moments de pur bonheur, de pure magie, même si
on parlait de choses sérieuses, voire graves.
Et ce fut comme cela, perdu dans
ses pensées, qu’il fit rentrer sa voiture dans la cour. Cette
fois, il ne pouvait plus reculer, le point de non retour était
dépassé depuis des lustres et « je dois me laver les
cheveux » n’était même plus une bonne excuse ! Comme si
elle l’avait été un jour !
Il passa la porte d’entrée le
premier. Il n’y pensa pas tout de suite mais c’était sûrement
pour protéger Jessica. Mais la protéger de quoi ?
Sa mère sortit alors du salon
pour les accueillir. Elle vit Jessica. Il vit le regard de sa mère.
Cela ne lui présageait rien de bon.
Le repas était chaud, presque
brûlant. Mais l’ambiance était tendue et froide.
Fred voyait Jessica qui n’était
pas vraiment à l’aise, presque gênée. Il fallait dire qu’elle
avait l’habitude de mettre autant de sauce sur sa chemise ou son
pantalon qu’il y en avait dans son assiette quand elle mangeait.
Mais la précaution qu’elle mettait dans ses gestes actuellement
venait plus de son appréhension de décevoir celle qui allait
devenir, l’espérait-il, sa belle-mère, que d’une quelconque
attention quant à la propreté de ses vêtements. Fred l’avait
compris dès le premier coup d’œil qu’elle avait jeté à la
« matriarche » en portant la fourchette à sa
bouche. Et ce n’était certainement pas que le plat de lasagne
était dégueulasse ! Bien au contraire.
Le silence s’était installé.
Fred voyait sa mère jeter des regards froids à Jessica. Il voulut
lui demander pourquoi elle faisait cela. Pourquoi la regardait-elle
avec autant de méfiance ? Qu’est-ce qu’elle lui avait fait après
tout ? Elle ne la connaissait pas ! Elle ne savait pas par quelles
galères Jessica était passée... Elle ne savait rien. La colère
commençait à monter, ça le démangeait. Jessica avait eu raison.
Cette question qu’il avait trouvée si absurde prenait tout son
sens :
Et si elle ne m’aime pas ?
L’intuition féminine... La
vraie... dit la petite voix.
Il pensait que toute intuition
pouvait conduire à faire des erreurs. Assombrie par des préjugés
ou des désirs l’emportant sur la raison, l’intuition devenait
obsolète. Elle était là mais complètement enfouie sous une tonne
de ces préjugés qui vous faisaient manquer de discernement.
Il ne voulait pas en parler tout
de suite, histoire de ne pas mettre Jessica plus mal à l’aise
qu’elle ne l’était déjà. Il allait attendre de débarrasser la
table. Il accompagnerait sa mère dans la cuisine et lui demanderait
franchement pourquoi une telle attitude. Peut-être que ça
exploserait à ce moment-là, il savait sa mère assez rancunière et
têtue, alors forcément que ça déclencherait une guerre, une mini
tornade dans la cuisine pendant que la cafetière passerait son jus
bien noir et bien serré. Sûrement qu’après quelques mots assez
durs à encaisser, il prendrait Jessica par la main pour s’enfuir
avec elle.
Ce fut sa mère qui rompit ce
lourd silence. Fred en était assez étonné d’ailleurs.
– Vous travaillez dans
quoi exactement ? demanda-t-elle.
Fred n’en avait jamais parlé.
Il avait juste dit qu’il allait venir accompagné. Il avait touché
deux mots au sujet de Jessica sans jamais rentrer dans les détails.
Pourquoi l’avait-il caché
alors qu’il était si fier d’elle ? Il ne saurait le dire.
Peut-être qu’une partie de lui-même l’avait poussé à ne pas
en dire plus avant d’être sûr de cette perle rare.
– Je cherche du travail
actuellement, répondit Jessica, quelque peu intimidée.
– Dans quelle branche ?
– La communication...
Fred eut un sourire
imperceptible. Le comble. Rechercher un job dans la communication et
être noyée par le silence durant le repas. Peu importait, la glace
était brisée.
– C’est intéressant
comme métier. Vous devez avoir pas mal de contacts.
– Oui, assez.
Jessica replongeait dans une
gêne certaine.
Fred savait que c’en était
fini. Si le dialogue ne décollait pas maintenant, il ne décollerait
jamais. Il connaissait les deux femmes en sa présence sur le bout
des doigts, bien qu’il en connût une mieux que l’autre. Il
savait comment réagissait Jessica ; il était même capable
d’anticiper ses sautes d’humeur, ce qui lui laissait un avantage
puisqu’il pouvait préparer le terrain, désactiver toutes les
mines qui pouvaient lui sauter à la figure. La plupart du temps, il
arrivait à la rediriger sur un terrain plus facile et ça se
terminait en éclats de rire.
Pour le moment, le rire n’y
est plus ! Si tu n’interviens pas pour sauver la situation, tu vas
couler à pic avec tous les membres d’équipage à ta suite.
La petite voix n’était jamais
autant intervenue se rappela-t-il. Pourtant, elle avait raison. Elle
était d’une grande sagesse.
– Au fait, ton voyage, ça
se prépare ? risqua-t-il.
Sa mère afficha un large
sourire qui rassura et Jessica et Fred.
– Dans deux semaines !
Elle se tourna vers Jessica et
lui parla sur un ton décontracté, accompagné d’un large sourire,
ce qui soulagea Fred.
– Les Baléares !
dit-elle, satisfaite.
Jessica sourit à son tour et
regarda Fred comme pour lui dire qu’il n’avait rien à craindre
tout compte fait. Fred souriait lui aussi. L’atmosphère était
plus détendue.
Elles commencèrent à parler
des voyages que la mère de Fred comptait s’offrir. Maintenant
qu’elle n’avait plus aucune attache, elle pouvait se permettre de
faire ce tour du monde qu’elle n’avait pu entamer avec feu son
mari, mort d’une crise cardiaque depuis bientôt 15 ans. Elle
n’avait jamais eu envie de refaire sa vie. Quand on a aimé
quelqu’un pendant plus de vingt ans, sans qu’il y ait de vraies
disputes, on ne pouvait pas repartir à zéro aussi facilement.
Fred le comprenait désormais.
Il n’avait pas insisté, contrairement à ses oncles et tantes qui
persistaient à dire que sa mère pouvait refaire sa vie. Lui,
pensait qu’elle pouvait faire ce qu’elle voulait à partir du
moment qu’elle était heureuse.
Aujourd’hui donc, il savait ce
qu’elle aurait pu ressentir en essayant « d’oublier »
l’homme qui avait été à ses côtés. Cela ne faisait pas
longtemps qu’il connaissait Jessica mais il savait que jamais il ne
pourrait vivre sans elle. Jamais il ne pourrait envisager la vie sans
l’avoir près de lui, sans sentir sa présence, sans entendre sa
voix si chaleureuse et si réconfortante. C’était en cela qu’il
la trouvait extraordinaire. Elle lui souriait comme personne ne
l’avait jamais fait ; elle le regardait comme personne ne
l’avait jamais regardé ; elle lui parlait avec toute la
franchise du monde ; il était bien, il savait où il allait
même si avec Jessica c’était toujours une aventure, toujours à
changer d’avis au dernier moment. Il avait découvert cette joie de
l’aventure avec elle et il lui en était reconnaissant. Elle lui
permettait aussi de se poser des questions que jamais il n’aurait
cru pouvoir se poser un jour.
Et si elle ne m’aime pas ?
Parfaitement, cette question
entre autre.
Il l’admirait, tout
simplement. Il l’avait acceptée telle qu’elle était, avec ses
qualités et ses défauts, et il savait que ça serait pour la vie.
Sa mère se leva pour, dit-elle,
« préparer le jus ». Jessica commença à se lever mais
la mère de Fred leva la main.
– Non, non, mon ange,
reste assise, je vais m’en sortir toute seule.
Fred baissa la tête en
souriant. Il regarda ensuite Jessica en lui faisant un léger
acquiescement pour lui dire de la laisser faire. Jessica était une
hôte, elle n’avait pas le droit de débarrasser la table, même
pour aider.
Fred lui prit la main en
souriant. Il la porta à ses lèvres et lui en embrassa tendrement la
paume.
– Tu vois, ça se passe
bien tout compte fait, lui dit-il.
Jessica sourit, quelque peu
gênée.
Quelques minutes plus tard, la
mère de Fred venait déposer trois tasses à café, la boîte à
sucre et le lait sur la table.
– Vous prenez du lait ?
demanda-t-elle à Jessica
– Euh... Non, en fait non.
– Ah ! Ben, je le ramène
alors !
Et elle repartit avec sa brique
ouverte.
Quand elle réapparut, la brique
s’était transformée en une cafetière encore fumante. Elle servit
Fred qui s’empressa de mettre un sucre dans sa tasse et commencer à
tourner le digestif. Sa mère servit alors Jessica qui restait timide
et qui attendit qu’on lui propose la douceur sucrée.
– Faites attention, il
est très chaud, dit la mère de Fred en remplissant sa tasse.
Effectivement, il était très
chaud, plus qu’à l’accoutumée alors qu’il sortait de la
cafetière. D’habitude, on pouvait le boire presque cul sec.
Pas là !
Je sais ! Pas la peine d’en
rajouter, pensa Fred.
Tu ne trouves pas qu’elle a
un comportement bizarre ?
Non, il ne trouvait pas ! Il
était heureux. Il était avec la femme qu’il aimait et sa mère
l’avait acceptée. C’était exactement ce qu’il se disait quand
il but encore deux ou trois gorgées de café, qu’il vit Jessica
tourner de l’œil pour s’effondrer sur la table en renversant sa
tasse sur la nappe immaculée et qu’il s’aperçut que sa mère
n’avait pas touché à son jus alors qu’il commençait à sombrer
lui-même dans les ténèbres.
Jessica commençait à émerger
des profondeurs. Elle était encore dans un état second. Elle en
était au stade où son esprit ne savait pas quoi choisir entre
savoir ce qui se passait et ce qui s’était passé avant. Confusion
légitime vu qu’effectivement elle ne savait pas ce qui se passait
et que rien n’avait pu annoncer la situation présente.
Et puis d’abord, quelle
situation ? Elle était complètement dans le cirage et ne pouvait
réfléchir sans que des millions d’images ne viennent l’assaillir.
Elle ne savait pas où elle en était.
Calme-toi ma douce, lui
dit Fred dans sa tête.
Elle marmonna son prénom mais
aucune réponse ne lui parvint. Ou plutôt, elle n’entendit aucune
voix pouvant lui faire sentir une présence. Juste cette voix dans sa
tête. Était-ce vraiment Fred ou la voix de la raison, son intuition
?
Je suis avec toi ma douce, ne
t’inquiète pas.
Non bien sûr, elle n’allait
pas s’inquiéter. Pas tant qu’elle n’aurait pas repris ses
esprits, analysé la situation et fait le bilan de cette situation.
Elle savait que l’analyse et le bilan allaient découler de soi,
que ça serait du vite fait. Quant à reprendre ses esprits, c’était
une autre histoire. Elle se sentait groggy, la tête lourde, comme si
elle avait pris une cuite mémorable la veille. Mais ça ne pouvait
être ça, elle ne prenait plus d’alcool déraisonnablement depuis
son adolescence, depuis ce soir où elle était tombée dans une
bouteille de whisky qui lui avait filé une casquette de trois tonnes
et demie le lendemain. Le moindre bruit avait résonné dans sa tête
comme les cloches d’une église lorsque l’on est juste à côté.
Et elle s’était juré de ne plus recommencer l’expérience.
Pour le moment, elle n’avait
pas mal à la tête. Elle la sentait lourde, très lourde même, mais
elle n’avait pas mal. Elle la pencha en arrière et elle crut
qu’elle allait se détacher de son cou tellement elle pesait ! Elle
fit un effort pour la redresser et elle commença alors à reprendre
le contrôle de ce qui lui servait de cerveau. Un cerveau qui débuta
l’analyse en fouillant dans les tiroirs de ses souvenirs. Elle
revit sa rencontre avec Fred, le premier soir où elle lui demanda de
la serrer dans ses bras. Elle se rappela ce sentiment de sécurité,
elle se rappela aussi avoir pensé qu’elle avait trouvé celui qui
saurait la protéger, quoi qu’il arrive.
Dans un autre tiroir, il y avait
énormément de choses qui sortaient d’un coup. Que des bons
souvenirs mais rien qui puisse expliquer sa situation. Ce fut alors
qu’elle réalisa qu’elle avait les yeux ouverts mais qu’elle ne
voyait pas pour autant ce qui l’entourait. Elle baissa la tête et
tenta de regarder sur sa droite et sa gauche. Elle ne vit rien bien
entendu mais elle sentait que quelque chose était posé sur ses
yeux. Comme son esprit reprenait le dessus, elle sentit que ce même
quelque chose la serrait sur les tempes et derrière le crâne. Un
bandeau. Pourquoi ? Pour lui éviter de voir ? Mais voir quoi ? Et
ses mains ? Oui, ses mains ! Elle ne pouvait pas les bouger. Tout
simplement parce qu’on les lui avait attachées.
Alors résumons la situation, se
dit-elle. Je suis sur une chaise, ça c’est sûr, un bandeau sur
les yeux et les mains ligotées.
Mains et pieds, mon cœur...
Exact ! Les pieds aussi ! Mais
où suis-je ? Il ne fait pas très chaud.
Une image vint l’assaillir.
Celle de la mère de Fred qui la regardait en souriant alors qu’elle
était en train de boire son café.
C’est ça ! recommença-t-elle.
Tu étais venu voir la mère de Fred afin qu’il te présente. Vous
avez mangé sans presque dire un mot. Elle t’a quand même parlé
et elle a apporté le café. Tu en as bu et... et...
Et c’est là que tu t’es
évanouie !
Mais alors cela signifiait que
le café était drogué ! Bien sûr ! La mère de Fred s’est servie
mais elle n’a pas touché à sa tasse ! Et Fred ? Où est-il ?
Il lui semblait se rappeler que
Fred aussi avait bu de ce café. Si c’était le cas, lui aussi se
serait évanoui. Mais elle n’était pas sûre que le somnifère se
trouve dans le café après tout. Si c’était le cas, Fred se
serait également retrouvé les quatre fers en l’air. Mais comme
elle s’était évanouie la première, elle ne savait pas ce qui lui
était arrivé. Elle ne savait rien en fin de compte. Elle ne savait
pas pourquoi elle se retrouvait assise sur une chaise, ligotée avec
un bandeau sur les yeux.
Elle eut soudain une pensée
affreuse. Et si Fred était dans le coup ?
Comment peux-tu penser une
chose pareille ?
En effet, comment pouvait-elle
penser une chose pareille ? Après tout, lui-même avait eu des
doutes sur la réaction de sa mère quand elle la verrait. Lui-même
avait eu peur que ça se passe mal. Alors cette pensée était-elle
si méprisable ?
Actuellement, peut-on dire
que ça se passe mal ?
Ce n’était pas Fred. Mais une
autre voix. Plus narquoise celle-la. Jessica ne l’aimait pas. Elle
ne l’aimait pas parce qu’elle savait que c’était le genre de
voix qui disait toujours la vérité même quand on ne voulait pas
l’entendre, quand on refusait de voir cette réalité évidente.
Et si c’était le cas ? Si
ton Fred t’avait tendu un piège ? Patient, il guette dans l’ombre,
repère une proie, toi, prend son temps pour t’approcher et quand
tu es toute en confiance, il te prend dans ses tentacules ! Et si
c’était un psychopathe ? Et si...
– Et si ! Et si ! On ne vit
pas avec des si ! hurla la jeune femme.
Elle se tut. Elle avait hurlé
après une voix dans sa tête. Alors c’était tout bon : elle
devenait folle. Elle se força à reprendre ses esprits alors que sa
voix résonnait encore contre les murs.
Fred a bu de ce café et je suis
sûr que c’était lui qui contenait la drogue. Sa mère n’en a
pas pris une seule gorgée, il y a bien une raison.
Cette fois, elle était plus
calme et s’adressait directement à la petite voix malsaine.
Il était bouillant !
Souviens toi : il était bouillant... Elle ne pouvait pas le boire.
Son regard ! Elle me regardait,
avide et satisfaite de me voir boire son jus !
Tu cherches à excuser ton
Fred ?
Oui ! Parce que je sais qu’il
est innocent. Il ne me ferait pas de mal. Jamais de la vie !
Tu n’es pas au bout de tes
surprises dans ce cas...
Et la voix disparut. Jessica ne
savait pas si c’était bon signe ou pas. Ces voix-là n’aiment
pas que l’on prenne le dessus sur elles. La jeune femme savait
qu’elle allait revenir à la charge, tôt ou tard. Elle devait
profiter de ce répit pour réfléchir un peu plus. Peser le pour et
le contre, trouver une réponse. Elle ne voulait pas croire que Fred
puisse lui faire subir cela. Il fallait qu’elle trouve un moyen de
le disculper.
Elle en était à cette
réflexion quand elle entendit une porte s’ouvrir, toute proche
mais en surplomb. Cela confirmait ce qu’elle pensait, avec
l’humidité environnante et l’odeur qui allait avec, elle devait
être dans une cave.
Elle entendit quelqu’un
descendre des escaliers de bois, d’un pas lourd et lent. Un pas qui
voulait la faire patienter, la faire cogiter. Un pas malsain et
mesquin.
– Qui êtes-vous ? C’est
toi Fred ?
Elle ne pensait pas que c’était
lui. Il ne pouvait pas faire cela, il ne pouvait la traiter ainsi.
– Non, pas Fred, mon
ange.
C’était la mère de Fred.
– Madame ! Que
faites-vous ? Que voulez-vous ?
– Chaque chose en son temps,
mon ange... Tout vient à point à qui sait attendre.
Jessica entendit du bruit autour
d’elle. Elle se tourna sur sa droite puis sur sa gauche comme pour
voir d’où cela venait mais surtout ce qui faisait ce bruit.
C’était métallique. Comme une desserte, avec une roue
défaillante. Dessus il devait il y avoir des objets métalliques eux
aussi. À cause du sol inégal en terre, ils faisaient un bruit
assourdissant sur le plateau.
– Je vais te laisser un
peu de temps pour réfléchir à cette question : que veux-tu ?
Qu’attends-tu de mon Fred ?
Jessica réfléchit quelques
instants, pas aux questions qu’on venait de lui poser, elle les
avait entendu mais ne comprenait pas où la vieille dame voulait en
venir. Non, elle se demandait ce qui allait lui arriver.
– Je... Je ne comprends
pas, Madame, dit-elle. Que voulez-vous ?
Encore un bruit métallique
assourdissant, produit sous le coup de la colère cette fois. Elle
avait sûrement balancé quelque chose sur la desserte.
– Je te demande ce que tu
attends exactement de mon Fred ! Ce n’est pas compliqué comme
question ! Surtout pour une fille intelligente comme toi ! Alors
je vais te laisser cinq minutes et je reviens. Tu as tout intérêt à
avoir trouvé une réponse...
Sur ces mots, elle s’éloigna.
Jessica la sentit passer près d’elle. Elle l’entendit grimper
les escaliers et refermer la porte derrière elle, suivi du cliquetis
d’une clé condamnant ce qui représentait certainement la seule
issue de secours de Jessica.
Elle tenta de délier ses mains
en les frottant l’une contre l’autre dans l’espoir de les
libérer de leurs liens. Mais rien n’y fit. Le nœud était bien
serré. Elle essaya de faire la même chose avec le lien à ses pieds
mais le résultat fut le même. Les cinq minutes allaient être
passées qui plus est et elle n’avait pas réfléchi à la
question. Quelle question d’abord ? S’en souvenait-elle ?
Qu’attendez-vous de mon
Fred ?
Oui, c’était cela ! La petite
voix était revenue juste pour lui remettre en mémoire une question
aussi absurde. Elle n’attendait rien de Fred, juste qu’il l’aime
autant qu’elle pouvait l’aimer. Elle ne voulait pas autre chose
que vivre à ses côtés, lui donner autant qu’elle le pouvait.
Mais cette question semblait vouloir aller plus loin encore. La mère
de Fred avait certainement peur que Jessica puisse lui briser le cœur
d’une façon ou d’une autre. Elle n’en avait aucunement
l’intention pourtant. C’était cela qu’elle devait expliquer et
faire comprendre à la belle-mère si elle voulait s’en sortir.
La porte, un peu plus haut, se
rouvrit et les pas lourds dans l’escalier se firent entendre. La
mère de Fred s’arrêta devant Jessica. Elle le savait même si
elle ne voyait rien. Elle sentait la chaleur de sa respiration. Elle
la sentait fatiguée d’ailleurs. Vaudrait mieux qu’elle ne force
pas sur les exercices si elle voulait faire son voyage aux Baléares.
– As-tu réfléchi, mon
ange ?
– Je... Je ne comprends pas ce
que vous me voulez...
– C’est pourtant simple !
Que cherchez-vous à faire à mon Fred ?
Jessica sentit un léger ton de
colère dans la voix de la vieille dame. Elle prit peur. Elle sut
qu’elle ne devait pas plaisanter mais marcher sur des œufs, faire
attention à ce qu’elle dirait. Elle sentait la folie se répandre
dans le moindre muscle, la moindre parcelle de l’esprit de la mère
de Fred. La raisonner ne servirait sûrement à rien. Et crier,
appeler au secours ne l’avancerait pas plus.
Alors que fallait-il faire ?
Lui dire ce qu’elle veut
entendre ! annonça la petite voix qui allait profiter de la
moindre occasion pour revenir à la charge.
Je ne peux pas dire autre chose
que ce que je pense, ce que je ressens ! J’aime Fred ! Plus que
tout ! Je n’ai aucunement l’intention de lui faire du mal !
cria-t-elle, folle de rage.
Encore une fois, elle comprit un
peu tard, qu’elle avait parlé à voix haute. Elle pensa durant
quelques secondes, vu le silence de la mère de Fred, qu’elle avait
réussi à la convaincre.
Ce n’est qu’un début, ne
l’oublie pas ! Elle a eu la force de te droguer et de t’enfermer
ici. Tu ne vas tout de même pas croire qu’elle va s’arrêter en
si bon chemin ? Tu serais bien naïve, ma belle...
Jessica perdit espoir.
La mère de Fred se déplaça.
Elle alla vers la desserte. C’était du moins ce que présumait
Jessica vu la direction que prenaient les pas qui traînaient
légèrement sur le sol. Elle prit quelque chose sur le plateau et
revint vers Jessica. Cette dernière avait vraiment peur maintenant.
Elle savait qu’elle avait dépassé les limites. Ce n’est pas ce
qu’elle avait dit mais plutôt la façon dont elle l’avait dit.
Elle était en colère après la petite voix, pas après la mère de
Fred. Le résultat était le même.
La mère de Fred se trouvait
maintenant à côté de Jessica. Elle s’était penchée sur elle et
approcha un objet près de son visage. Elle le manipula.
Schwing ! Schwing !
entendit la jeune femme.
Elle connaissait ce bruit, sans
pour autant le reconnaître. À moins qu’elle ne voulut pas croire
ce qu’elle entendait. Ça ressemblait à une paire de ciseau
rouillé.
– Sais-tu ce que c’est
? demanda la mère de Fred, calmement.
Justement non, mamie ! Dis-le
lui !
– Je ne sais pas,
risqua-t-elle, haletante.
– Un sécateur. Mais il a
traîné dans mon garage et la lame est toute rouillée... Il ne
coupe plus très bien. C’est vrai, je l’avoue : je n’en n’ai
pas pris soin.
La respiration de Jessica se
faisait de plus en plus rapide. Pourquoi lui parlait-elle de son
sécateur ? Elle commençait à paniquer. La mère de Fred ne disait
plus rien. Pire que cela, Jessica, occupée à savoir pourquoi on lui
parlait d’un sécateur, avait perdu la trace de la femme.
Tu vas savoir où elle est...
Dans quelques secondes... Maintenant !
Et Jessica poussa un hurlement.
Pas de rage cette fois mais de douleur. Une douleur fulgurante qui
lui traversa tour à tour le petit doigt puis le bras gauche,
jusqu’au cerveau.
La vieille venait de lui
trancher un doigt.
Jessica sentit le sang couler le
long de sa main. Elle hurlait de douleur. La vieille lui colla un
bâillon dans la bouche pour étouffer les cris.
– Silence ! Les voisins vont
se poser des questions après !
Jessica hurlait toujours dans
son bâillon. Le sang continuait de couler. Elle pensa que si ça ne
s’arrêtait pas dans la seconde, elle allait se vider et crever
comme une conne sur sa chaise en enlevant l’espoir à la vieille de
pouvoir s’amuser un peu plus.
Tiens le choc ! Ça me ferait
chier si tu abandonnais si vite !
Elle n’avait pas envie
d’abandonner. Elle voulait vivre. Même si, en attendant, son
bourreau prenait son pied. Mais la douleur était forte. La vieille
était partie puis revenue, très vite. Jessica pensa qu’elle était
retournée vers la desserte pour y prendre un autre instrument de
torture.
C’était presque cela.
– C’est de l’alcool à
90°, mon ange. Ça va calmer ta blessure et ensuite je te panserai
tout ça pour pas que tu te vides de ton sang. Seulement, il va
falloir t’arrêter de hurler comme une truie, ok ? dit-elle.
Jessica acquiesça. Elle
pleurait et sentait le bandeau sur ses yeux se tremper. Bizarrement,
elle ne ressentait presque plus rien. La douleur avait dû endormir
ses nerfs.
La vieille versa de l’alcool
sur le doigt sectionné de Jessica. Celle-ci retint un nouveau cri de
douleur qui mourut au fond de sa gorge mais détourna la tête sur le
côté. Une sensation étrange lui grimpa à la tête, une sorte de
force surpuissante, une vague qui partit du cœur pour aller se
perdre au fin fond de son crâne. Elle redressa la tête et cette
vague déferlante lui fit perdre connaissance.
Quand elle se réveilla, elle
n’avait plus aucune notion du temps. Combien de temps était-elle
restée inconsciente ? Est-ce que ça se comptait en minutes ? En
heures ? En jours ? Impossible de l’affirmer. Elle ressentait une
faible douleur dans son doigt coupé et un élancement. Elle avait
l’impression qu’elle pouvait le bouger. C’était ce qu’elle
faisait d’ailleurs.
N’importe quoi ! Il est
coupé ! Il n’existe plus ! La vieille l’a ramassé tout à
l’heure et l’a posé sur la desserte ! Je te le dis parce que tu
n’y vois rien !
Maudite voix ! Jessica aurait
préféré se réveiller dans son lit pour se rendre compte que ce
qu’elle venait de vivre n’était qu’un cauchemar. Elle aurait
été désorientée durant quelques instants mais aurait vite repris
le dessus. Et tout ceci ce serait envolé. Le soulagement n’était
pas encore pour tout de suite, malheureusement. Jessica était bel et
bien assise sur une chaise, au fond d’une cave, un bandeau sur les
yeux, pieds et poings liés.
Comment allait-elle s’en tirer
? Qu’allait-il lui arriver maintenant ? Comment cela allait-il se
terminer ? Jusqu’où la vieille avait-elle prévu d’aller ?
La vieille. Tu n’es pas
très respectueuse, dis-moi...
La ferme ! se dit-elle.
Elle s’était contrôlée
cette fois-ci. Mais où était passé la voix de Fred ? Celle qui lui
avait tant fait de bien il n’y avait pas si longtemps...
Pas si longtemps ? Sais-tu
combien de temps cela fait que tu es ici ma grande ?
Non, vas-y, dis-moi, toi qui
sais tout !
Près de trois heures
maintenant ! Tu es restée inconsciente deux heures et demie.
Attention, la revoilà !
Effectivement, la clé tourna
dans son logement, la porte s’ouvrit mais les pas ne se firent pas
entendre. Du moins pas tout de suite. La vielle devait s’assurer
que Jessica était bien réveillée. La jeune femme ne bougea pas. Si
le bourreau pouvait croire qu’elle était encore endormie, elle la
laisserait tranquille. Alors elle s’immobilisa et commença à
trouver le temps long. Surtout parce qu’elle espérait que la
vieille ne tarderait pas à rejoindre sa télé au premier pour
regarder elle ne savait quelle connerie débilitante dans le genre de
ces séries américaines où tout le monde couche avec tout le monde,
avec des histoires de fric à n’en plus finir tellement ces
connards avait de billets verts qui leur sortent par tous les
orifices et à qui il fallait trois années entières pour préparer
un mariage.
Les pas s’approchèrent alors.
Dommage Jessica...
La vieille vint se poser devant
Jessica.
– Espèce de petite
canaille ! Tu faisais semblant ! C’est pas bien de jouer comme ça
avec une dame âgée ! cracha la vieille.
Les larmes vinrent aux yeux de
Jessica. Ses lèvres tremblèrent et elle redressa la tête,
désespérée.
– Pourquoi faites-vous
cela ? Je ne vous ai rien fait ! Ni à vous ni à Fred. Je l’aime
de tout mon cœur, je donnerai ma vie pour lui ! Jamais je ne lui
ferai de mal, implora Jessica.
– Vous donneriez votre vie
pour lui ? C’est vrai cela ?
– Oui.
Jessica éclata en sanglot. Elle
ne cherchait pas à jouer la comédie. Elle était sincère et
pensait que la vieille le sentirait et qu’elle déciderait de la
laisser partir. Elle se foutait de la suite, elle ne dirait jamais
rien à personne. Tout ce qu’elle voulait c’était vivre.
La vieille commença à tourner
autour de Jessica.
– Voyons voir. Ça peut
être intéressant.
Jessica redressa la tête.
Qu’est-ce qu’elle voulait dire encore ? Qu’est-ce qu’elle
avait en tête ?
– Nous allons jouer à un
jeu, d’accord ? demanda la vieille.
Jessica ne comprit pas tout de
suite. Elle était bien en train de lui proposer un jeu, c’est ça
?
– Quoi ?
– Le "ni oui, ni non",
vous connaissez ?
Oui, elle connaissait. Ce jeu
passait dans les années 80 dans une émission de 20h à 20h30 sur
une chaîne publique. Au début, elle adorait entendre les candidats,
des nanas ou des types qui téléphonaient pour se ridiculiser devant
des millions de téléspectateurs, se vautrer en répondant par
« oui » ou par « non » à des questions
posées par les invités. C’était à celui qui arriverait à être
assez machiavélique pour faire tomber les gens dans le panneau. Les
meilleurs tenaient bien cinq minutes, les moins bons, une. Les plus
mauvais étaient recalés en dix secondes. À force, Jessica ne
pouvait plus voir ce jeu. Elle stressait rien que de savoir ce qui
allait arriver. Elle avait développé la phobie du « ni oui,
ni non ». Entendre le public se foutre de la gueule de celui ou
de celle qui disait ce qu’il ne fallait pas dire l’ulcérait.
Elle n’avait jamais pensé qu’un jour, ce jeu allait devenir si
important pour elle. Parce qu’elle l’avait compris : la vieille
allait lui poser des questions mais elle ne devrait répondre ni par
« oui » ni par « non ». Toute la question
était de savoir quel gage la vieille allait inventer.
– Je vais vous poser neuf
questions. Vous savez pourquoi neuf et juste neuf ?
Jessica ne savait pas ou plutôt
ne cherchait pas à savoir. Elle fit non de la tête. De toute façon,
elle ne voulait pas parler à la vieille. Puis son esprit réagit.
Elle sut la réponse avant même que la mère de Fred ne la prononce.
– Parce qu’il te reste
neuf doigts voyons mon ange, réfléchis un peu.
Neuf questions. Chaque oui
ou non prononcé lui faisait perdre un autre doigt.
Pour lui montrer qu’elle ne
plaisantait pas et qu’elle était déterminée à faire ce qu’elle
avait prévu, la vieille fit jouer le sécateur aux oreilles de
Jessica qui se mit à trembler.
– Attention, les signes
de tête sont prohibés également ! Je prendrai cela pour une
réponse par oui ou par non. Compris ?
Jessica failli dire « oui »
mais se retint au dernier moment. Elle faillit même acquiescer pour
l’occasion.
– Compris mon ange ?
demanda la vieille.
– Compris, répondit Jessica
hésitante.
Elle ne voulait pas jouer à ce
petit jeu débile.
D’autant plus que tu ne
sais pas ce que tu vas gagner si tu t’en sors !
– Mon ange, le jeu
n’était pas commencé, tu pouvais encore répondre "oui"
ou "non"... dit la vieille calmement, un sourire aux
lèvres, Jessica avait entendu ce sourire.
Ah ! Ah ! Trop forte la mamie
! Je l’adore !
– Cette fois le jeu
commence... Question numéro une...
Elle se déplaça sur la gauche
de Jessica en faisant cliqueter son sécateur dans ses mains.
– Es-tu une femme fidèle
?
Jessica ne répondit pas tout de
suite. Elle savait qu’elle devait garder son sang froid et peser
chaque mot qu’elle allait dire. Rendre la vieille complètement
folle lui ferait perdre ses moyens et elle finirait par lâcher un
mot qu’il ne fallait pas. Elle avait très bien compris la question
mais elle prit son temps pour répondre.
– Je le suis en effet,
dit-elle au bout de quelques minutes.
– Bien... Quel doigt veux-tu
sauver ? De quelle main ?
Jessica avait envie de lui dire
qu’elle allait épargner l’un de ses deux majeurs, de n’importe
quelle main, histoire de pouvoir lui adresser un gros « fuck » quand
elle sortirait d’ici. Et si elle répondait correctement à une
autre question, elle sauverait l’autre majeur, pour pouvoir faire
deux fois plus de « fuck » !
– Cela m’est égal !
dit-elle alors.
– Vraiment ?
– Ou… commença Jessica
avant de subitement relever la tête.
Est-ce que cela suffisait à
faire réagir la vieille ? Tant qu’elle n’avait pas dit qu’elle
posait la question suivante, quoi qu’elle puisse dire faisait
partie de la question en cours.
La mère de Fred rit. Son rire,
démoniaque à souhait, se répercutait sur tous les murs et donnait
le vertige à Jessica. Elle crut perdre la tête durant un instant.
– C’est parfait mon
ange ! Ne t’en fais pas ! Tu as bien répondu et tu as évité le
piège par la suite... Aller, ne relâche pas tes efforts. Question
deux. Comment étais-tu quand tu étais petite ?
– Je vous demande pardon ?
– Comment étais-tu quand tu
étais petite ? Tu n’es pas une idiote ! Tu as très bien entendu
la question alors réponds ! Comment étais-tu quand tu étais petite
? Est-ce que tu étais du genre timide, réservée ou est-ce que tu
étais plus ouverte, vivante ? Bagarreuse peut-être ?
– J’étais timide et
réservée. Je restais dans mon coin, sans rien demander à personne.
– Moi, je suis sûre que tu
étais du genre à aguicher ces messieurs déjà ! Je suis sûre que
tu aimais que l’on te regarde ! Je l’ai vu, je l’ai lu dans tes
yeux ! Tu étais une sale petite peste ! Une sale petite traînée !
Combien de fois tu aurais voulu qu’un homme regarde ta petite
culotte ? Combien de fois tu aurais voulu sentir des doigts sous
ta petite culotte ?
– NON MAIS CA NE VA PAS ! VOUS
AVEZ PERDU LA TÊTE !
Ta gueule ! cria la
petite voix.
Avertissement bien tardif.
Jessica le comprit très vite elle aussi, même si cela restait
encore relativement lent. Elle se contorsionna sur sa chaise pour
échapper à la vieille qui s’avançait déjà.
– Un peu tard mon ange !
Tu connais la règle. Seulement c’est moi qui choisis le doigt.
Jessica gesticulait dans tous
les sens, cherchant à s’échapper de cette chaise maudite et de
son bourreau. Elle gémissait comme un enfant gémit à l’approche
du coton bourré d’alcool qui pique vers la plaie, sentant déjà
une douleur qui n’existait pas encore. Une douleur qui apparut très
vite quand les os et la chair de l’index droit de Jessica furent
écrasés et sectionnés par le sécateur rouillé. Jessica poussa
alors un hurlement. Elle semblait avoir hurlé encore plus fort que
la première fois. À cette douleur vint se rajouter celle qu’elle
subit quelques temps auparavant. Elle crut s’évanouir alors mais
elle resta bien consciente : la mère de Fred lui avait collé une
saloperie sous le nez qui lui rendit toute sa vigueur.
La vieille lui remit de l’alcool
dessus, toujours avec la même délicatesse et banda vite fait le
tout. Jessica sentait le bandage s’imbiber de sang. Elle sentait
aussi qu’elle allait partir, s’enfoncer dans le néant. La
première fois, elle avait apprécié ce moment, celui où les
ténèbres envahissaient le cerveau. Elle s’était sentie bien.
Elle aurait aimé que ça ne s’arrête jamais.
– Et de deux ! dit la
vieille, satisfaite. Suivant ! Tu étais bonne élève à l’école ?
– Allez vous faire foutre !
– Comment ? Est-ce des mots
convenables dans la bouche d’une jeune femme de bonne famille ?
– Je ne suis pas de bonne
famille. Je suis modeste, comme beaucoup. Tout ce que je veux, c’est
vivre aux côtés de celui que j’aime.
– Avec deux doigts en moins,
cela me semble bien compromis.
Et en plus elle fait de
l’humour ! Elle est vraiment géniale ! Tu ne trouves pas ?
Pas vraiment non, pensa Jessica.
Encore une chance que je ne
puisse pas te couper un doigt, hein, ma belle ?
Ferme ta gueule...
Jessica était fatiguée. Deux
doigts en moins et elle se foutait désormais de ce qui pouvait lui
arriver. Elle se disait même que si la vieille pouvait en terminer
avec elle tout de suite, cela serait un soulagement. Un soulagement
non seulement pour elle mais pour tous ceux qui pouvaient ou auraient
pu la connaître. De toute façon, personne ne l’aimait à sa juste
valeur. Elle ne demandait pas grand-chose pourtant. Elle ne demandait
pas de bagues hors de prix, une maison luxueuse, une vie de bourge
avec tous les manteaux de fourrure qui vont avec ! Elle demandait
juste qu’on l’aime telle qu’elle était. Et qu’on la protège.
Alors pourquoi se sentait-elle si à l’écart ? Et Fred ? Où
était-il ? Pourquoi ne venait-il pas la sauver ? Pourquoi ne
venait-il pas l’aider ? Pourquoi ne venait-il pas la protéger
?
Il est peut-être dans le
coup lui aussi !
Impossible. Elle ne pouvait le
croire.
Il appréhendait ce moment où
il allait te présenter. Pourquoi ?
Il savait ce qui allait se
passer ? Et il le refusait ? Sa mère savait qu’il le refuserait
alors c’est pour ça qu’elle l’avait drogué lui aussi. C’est
pour ça qu’elle le séquestrait maintenant, pour éviter qu’il
ne vienne mettre ses pattes là où il ne fallait pas, pour qu’il
évite de stopper le jeu de la vieille. Elle s’amusait ! Personne,
pas même son fils, ne devait l’arrêter dans son élan.
– Alors ? Tu étais bonne
élève ou pas ?
Jessica redressa la tête
lentement, décidée à garder son calme. Elle ne savait pas ce que
la vieille inventerait après ce petit jeu mais elle devait au moins
tenir le coup pour les six autres questions. Six. Elle n’en était
même pas à la moitié encore.
– Je l’étais. Pas très
bonne en calcul mais le reste ça allait. Et vous ?
– C’est moi qui pose les
questions, mon ange...
– Et si pour une fois c’était
moi qui vous en posais ? De quoi avez-vous peur ? Je ne peux rien
vous faire, je suis attachée. J’ai mal à ma main, je pisse le
sang et je suis fatiguée. Fatiguée de tout... Vous savez quoi?
Achevez moi ! Finissons en maintenant, je m’en balance !
Le silence fut sa seule réponse.
Jessica rebaissa la tête. Peut-être que la vieille allait exaucer
son vœu en lui tranchant la gorge, net. Peut-être était-elle
étonnée par ce qu’elle venait d’entendre ? Si c’était
le cas, elle ne contrôlait pas la situation. Si le silence
s’éternisait, cela signifierait que Jessica avait pris un semblant
de contrôle, peut-être ridicule, infime, mais un contrôle tout de
même. Elle pourrait donc s’en servir par la suite, pour vraiment
moucher la vieille. Au pire, elle s’en sortirait vivante,
traumatisée, elle finirait sa vie seule parce qu’elle ne pourrait
plus croire en quoi que se soit ou en qui que se soit. Au mieux, la
vieille péterait un câble et dans son excès de colère, la
massacrerait et ça serait fini. Fini de souffrir pour les autres.
Fini les galères, finie cette douleur au cœur comme si on le
pressait dans un étau. Elle serait enfin tranquille.
– Question quatre.
Jessica redressa la tête à
nouveau. Cela lui demandait quand même un certain effort.
– Vous ne m’avez pas
répondu, s’empressa-t-elle de dire.
– En effet mais ce n’est pas
toi qui commande ! C’est moi qui décide ici.
– Jusqu’à la vie de votre
fils ? Et sur les fréquentations qu’il peut avoir ? Sans même
apprendre à connaître les gens avant?
– Je n’ai pas besoin de
connaître, je les vois !
Il y avait de la colère dans
cette voix. Jessica tenait le bon bout, il y avait une faille en
cette personne. Il fallait qu’elle la fasse basculer, il lui
fallait la faire tomber, coûte que coûte. Elle devait prendre des
risques maintenant, si elle voulait s’en sortir. Elle avait eu un
moment de désespoir mais elle sentait qu’elle pouvait faire
quelque chose désormais, elle sentait qu’une porte de sortie était
toute proche. Elle devait l’exploiter ! Au point où elle en était
de toute façon, elle ne risquait rien de plus grave.
– Ce n’est qu’une
illusion ! dit-elle. Vous vous persuadez que vous êtes une mère
attentive, qui ne cherche qu’à protéger son enfant mais vous
faites tout pour que l’on vous dise ce que vous voulez entendre !
– Ta gueule sale petite
traînée !
La vieille se déplaça vers la
desserte. Jessica tourna la tête comme pour la suivre du regard même
si le bandeau l’empêchait de voir. Elle reprit :
– Qu’est-ce que vous
voulez entendre ? Que je n’aime pas votre fils ? Que je ne suis
avec lui que pour lui faire du mal ? Lui pomper son fric et me barrer
ensuite pour trouver un autre pigeon ? Je ne vous dirai pas ça !
Jamais ! Parce que ce n’est pas la vérité !
Elle sentit un léger courant
d’air. Celui que produisit la vieille quand elle fit brusquement
volte-face. Elle sentit aussi quelque chose d’effilé lui pénétrer
la joue gauche. Du sang coula aussitôt le long de la pommette, passa
sous sa mâchoire et continua sa course sur son cou. Elle poussa un
petit cri de surprise. Elle n’avait pas mal. Le sang la
chatouillait un peu, c’était tout. Mais le sursaut qu’elle avait
eu réveilla la douleur dans ses doigts manquants. Son col de chemise
épongeait le liquide précieux qui commençait déjà à sécher au
contact de l’air.
– Vous n’êtes qu’une
folle ! Une folle à lier ! Une mère indigne ! hurla Jessica.
Elle entendit un nouveau bruit,
la vieille avait pris quelque chose sur la desserte, quelque chose de
plus lourd. Elle n’était pas loin et elle s’approchait. Alors,
dans un dernier effort, Jessica tenta de se redresser. À peine. Mais
se fut suffisant. Elle rencontra la poitrine de la vieille et quand
elle en eut conscience, elle poussa de toutes ses forces. Un effort
surhumain pour elle qui était attachée sur une chaise. Elle sentit
ensuite que le poids de la vieille la faisait basculer en arrière.
Elle tombait. Jessica se retrouva sur le flanc. Sa tête rencontra le
sol, la douleur dans ses doigts reprit de plus belle.
Jessica ne voulait plus lutter.
Cette sensation de bien-être l’envahit à nouveau et avant de
sombrer, elle entendit le bruit de quelque chose qui cogne, un cri
étranglé suivit d’un bruit étrange. Comme si une lame
s’enfonçait dans la chair, ce bruit malsain que l’on entend dans
certains films. Ce bruit fut recouvert par un autre, qu’elle ne
parvint pas à identifier tout de suite. Ce fut d’abord un
grondement sourd, puis ce devint plus clair pour être en définitive
que de l’eau qui coule, comme dans une douche.
Ce fut ici que Fred revint à la
réalité. Il était assis sur la banquette de son salon, une revue à
la main, en attendant que Jessica ait terminé de se préparer. Elle
était en train de se doucher, il entendait très bien l’eau
couler. Cependant, il ne comprenait pas comment une femme pouvait
passer autant de temps dans une salle de bain. Cela faisait
quarante-cinq minutes qu’elle y était.
Quarante-cinq minutes, durant
lesquelles, son esprit avait vagabondé. Il aurait préféré s’être
endormi et avoir rêvé de tout cela. Au moins, il aurait eu une
excuse. L’excuse la plus parfaite aurait été qu’il ne pouvait
contrôler certaines parties de son cerveau. Mais là, il avait
pensé, organisé cette séance de torture. Mais comment avait-il pu
imaginer une chose pareille ? Que Jessica se posât la question quant
à savoir si sa belle-mère allait l’aimer ou pas était tout à
fait légitime. Mais que lui en vienne à imaginer une mère
tortionnaire et machiavélique à ce point !
Il avait soudainement honte de
lui. Bien sûr qu’on ne savait jamais comment les gens pouvaient
réagir. Bien sûr qu’on ne pouvait pas prévoir l’avenir. Mais
quand même ! Il y avait des choses dont on ne pouvait douter !
Il aimait Jessica et elle
l’aimait en retour. Peut-être qu’elle ne plairait pas à sa
mère, soit, et après ? Cela devait l’empêcher de vivre avec elle
? Cela devait être un obstacle ? Non. Rien ne devait être un
obstacle. Quand un véritable amour unissait deux individus, rien ne
pouvait ni les entraver ni les séparer. Tout devenait possible.
C’était du moins ce dont il se persuadait.
Les bandes blanches défilaient
à vive allure sous la voiture. Chacune d’entre elles le
rapprochait de la maison de sa mère.
Et quand il passa la porte
d’entrée, il la vit. Il vit son regard. Un regard plein de
méfiance envers Jessica.
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