Raconte-moi cette histoire !
– Quoi, encore ? Mais tu l’as déjà entendue des
centaines de fois !
S’il te plaît, allez ! Raconte-la moi une dernière fois…
– Bon, OK ! Mais c’est la dernière fois ! À force de
raconter toujours la même chose, tu finis par ne plus savoir ce que
tu racontes…
J’avais été appelé sur les lieux d’un crime.
À la radio, on m’avait précisé qu’il pouvait s’agir d’un
règlement de compte assez morbide.
Quand je suis arrivé, j’ai constaté qu’il pouvait en effet
s’agir de cela.
Un type s’envoyait en l’air avec une grognasse quand quelqu’un
a débarqué pour arroser le plumard avec un flingue assez puissant
pour débiter une centaine de coups à la minute.
Oh putain ! Le gars s’était chié dessus !
Quand je débarque comme ça sur une scène de crime (c’est comme
cela qu’on les appelle dans notre jargon) je ne parle pas. Je ne
dis rien à personne et personne ne dit rien. Ils savent.
Ils savent que je m’imprègne des lieux.
J’essaie de ressentir chaque onde, chaque essence de l’endroit
pour reconstituer ce qui s’est passé.
Et là, je n’ai pas mis très longtemps pour savoir.
Le gars était donc venu dans cette chambre juste pour une chose :
se faire sa pute et repartir. Ils n’avaient même pas pris le temps
de fermer la porte à clé. Ils s’étaient désapés et ont
commencé à baiser comme des fauves, la fille assise sur le sceptre
du gars.
Et un autre mec a débarqué. Il a tiré son coup lui aussi !
Avec un Uzi apparemment, vu les impacts sur les murs. Il a arrosé la
pièce de gauche droite, puis de droite à gauche.
C’est le gars qui l’a vu en premier et c’est là, qu’il s’est
chié dessus. La gonzesse devait être en pleine extase et en plus,
elle tournait le dos à la porte ! Pas étonnant qu’elle n’ait
rien vu venir.
Ils ont baigné dans leur sang pendant quelques heures avant que
quelqu’un se décide à appeler les flics, dont moi.
Quand j’ai fini mes premières constatations, j’aime me griller
une petite cigarette. Ça me soulage, me dégage les narines et je
peux mieux me concentrer sur ce que j’ai à faire.
Ça me permet surtout de me poser les bonnes questions.
Déjà… qui était ce type ?
Qui était sa nana aussi ?
À qui en voulait-on réellement ? À lui ou à elle ?
Et surtout… pourquoi ?
Le pourquoi est toujours la question la plus importante. Elle amène
au mobile du tueur. Et sans mobile, on ne peut pas le retrouver.
Il me fallait donc me pencher sur les vies de deux pauvres
tourtereaux qui s’envoyaient en l’air au moment où un type
venait régler quelques ardoises.
Et dans ce genre de cas de figure, on peut découvrir n’importe
quoi ! Crois-moi !
Déjà, l’expertise balistique m’a permis de me rendre compte que
j’avais faux sur toute la ligne quant à l’arme utilisée. Il
s’agissait bien d’un automatique mais pas d’un Uzi. Ça
m’aurait étonné aussi ! Une arme que l’on ne trouve que
dans le corps d’armée. Ça m’aurait facilité les choses. Plus
les armes sont rares et difficiles à se procurer, plus vite on peut
tomber sur le bonze qui les vend. Et oui ! J’ai déjà eu
affaire à ce genre de sainte-nitouche qui rackette, deale… Y en a
même eu un qui se tapait des mômes !
Il fait plus rien maintenant…
Je lui ai… comment dire… Je me suis permis de lui montrer que les
voix du Seigneur étaient impénétrables et qu’il ne savait pas
courir plus vite qu’une balle…
Un curé pédophile… je n’ai pas eu de mal ensuite à maquiller
la scène. On n’a jamais retrouvé « le père qui s’était
fait justice lui-même ». Affaire classée.
J’en étais où moi ?
L’arme du crime…
Ah ! Oui… C’était une arme que l’on pouvait trouver
partout, dans n’importe quelle armurerie ou alors en sous main dans
la rue. Cette piste ne me mènerait à rien mis à part confondre
l’assassin quand j’allais le dénicher.
Je me suis alors intéressé aux victimes.
Lui, c’était Mickey Ryan, il dealait. Il fournissait les grosses
pointures : les entrepreneurs véreux qui cachent leurs problèmes
dans des piliers de béton, les avocats, quelques membres de la
police qui pouvaient lui fournir une protection et les universités,
pour ces jeunes qui organisent des soirées branchées.
Mais dernièrement, il a fait une connerie : il a commencé à
étendre son marché en des lieux moins propices. Les lycées. Ça,
les flics ne le savent pas encore.
Il ne fabriquait pas ! Il revendait seulement.
Un jour, on avait retrouvé un pauvre type dans son vomi. Overdose.
Claqué sur place après une seule prise. La coke n’était pas de
très bonne qualité et te débouchait des chiottes en un rien de
temps ! La came pouvait provenir de ce Mickey mais on n’avait
jamais eu de preuve de cela. Elle pouvait provenir de n’importe où
mais Mickey était en tête de liste. Il s’en est tiré donc. Et
quelques jours plus tard, on avait retrouvé un baron de la drogue
lacéré dans son garage.
On suppose qu’il était un fournisseur de Mickey et qu’il lui a
fait la peau pour le coup tordu qu’il avait monté.
Manque de bol, on n’avait encore aucune preuve. Au moment du
meurtre, Mickey était impliqué dans un accident de voiture, sans
trop de bobos, sur le périphérique. Ce salaud envoie un commis
faire le sale boulot et pour se forger un alibi, il envoie sa bagnole
dans le décor !
La gonzesse, c’était Cindy Graik.
Lycéenne. Putain ! Quand je l’ai vue, elle ne faisait pas si
jeune ! Se taper n’importe quel premier connard qui passe dans
la rue, ça te vieillit !
Elle s’était faite défoncer pour la première fois à l’âge de
11 ans ! Consentante, elle avait allumé un mec dans la rue et
fini avec lui dans une chambre d’hôtel. Quelques années plus
tard, elle a subi une IVG mais ça ne l’a pas freinée !
À 15 ans, elle traînait dans des orgies organisées entre jeunes.
Elle faisait cela avec plusieurs partenaires d’après ce qu’on
m’a dit.
Merde ! Les gamins et les gamines souriaient quand ils m’ont
raconté ça ! Comme si c’était une déesse pour eux. Les
mecs bandaient et les filles mouillaient ! Ça me dégoûte de
voir ça ! Ils n’ont même pas eu la larme à l’œil quand
ils ont su que la petite Cindy était morte…
Elle avait rencontré Mickey dans une boîte chaude de la ville. Le
Macumba. J’y suis allé. Tu sais ce qu’on y fait ? On fait
participer les clients, ceux qui le veulent, bien entendu.
Strip-tease intégral pour les mecs comme pour les nanas et un soir
par semaine, un couple baise à même la scène devant le par-terre
d’invités…
Où sommes-nous, là ? Je veux dire… Dans quelle vie on est ?
Comment peut-on en arriver là ? Comment une gamine de 11 ans
peut réclamer sa première relation ? Comment des gens peuvent
baiser comme ça devant d’autres dans des soirées ? Comment
des jeunes adolescents, la tête pleine d’eau, peuvent organiser
des orgies ?
Je ne sais pas. Vraiment je ne sais pas. Il faut savoir que ça
existe et que la frontière entre sexe et amour a tendance à
fléchir. L’autre jour, j’ai entendu quelqu’un dire :
« Libre de corps mais pas d’esprit ». Elle pouvait
s’envoyer en l’air avec qui elle voulait du moment qu’elle
restait fidèle à son compagnon par l’esprit...
Ce n’est pas concevable ça ! Comment peut-on faire cela ?
L’amour dans tout ça ? Où est-il ? Quand on aime
quelqu’un, comment peut-on penser coucher avec un ou une autre ?
Questions qui n’ont pas fini de te tracasser parce que c’est
de pire en pire. Il existe même désormais des « copains de
baise ». Des gens avec qui on fait l’amour juste pour se
faire du bien, sans aucun sentiment derrière…
La petite Cindy, c’est ce qu’elle faisait… et ça l’a menée
là où elle est maintenant.
Justement, tu as su pourquoi on en voulait à Mickey… Raconte…
Oui. J’ai découvert pourquoi. Et le plus terrible dans tout ça,
c’est que Cindy n’avait rien à voir. C’est vrai, j’avais
pensé au départ à un père furieux, perdant la raison et qui
débarque pour faire la peau à ce petit ami d’un soir. Dans sa
folie, il tue sa fille sans même s’en rendre compte. Ça pouvait
tenir la route. Mais ce n’était pas ça. En me renseignant, j’ai
appris que Mickey devait un bon paquet de fric à l’une de ses
sources. Il avait traficoté et rogné plus qu’il ne le devait. On
lui avait donné quelques jours pour remettre les choses d’aplomb.
Il n’a pas payé, alors ils ont fait ce qu’ils avaient à faire.
Qui ?
Je ne sais pas. Mickey n’était qu’un intermédiaire. On lui
donnait la dope, il la refourguait et il prenait sa commission
dessus, c’est tout. Là, il a fait le con ! Il a voulu
grappiller plus qu’il ne le fallait et ça lui est retombé dessus.
Mais ce salaud a emmené une pauvre petite innocente avec lui.
Jack ? Cela fait combien de fois que tu me racontes cette
histoire ?
J’en sais rien ! Des milliers de fois, j’ai l’impression.
Tu me demandes de te la raconter à chaque fois qu’on se voit !
Comme si tu étais nourri par des pulsions morbides.
Pas du tout Jack. J’essaie de te montrer, à chaque fois, le
problème qu’il y a… Et tu me racontes cette histoire à chaque
fois de la même manière. Il se passe toujours les mêmes choses,
c’est le même déroulement à chaque fois.
Parce que c’est comme ça que ça s’est passé !
Mais tu ne te rends même pas compte des incohérences !
Comment un simple intermédiaire qui vend de la drogue peut-il
ordonner de faire assassiner un fabriquant de cocaïne ou d’héroïne ?
Nous savons ce qui s’est passé Jack. Nous savons tout. C’est
dans le discours que les choses changent. Ce sont ces incohérences
de ton discours qui nous permettent de confirmer ce qui s’est
passé.
Tu as su pour ta fille. Tu as su qu’elle participait à ces
orgies entre lycéens et tu ne l’as pas supporté. Tu as voulu
savoir où elle était. Et c’est au Macumba que tu as appris
qu’elle était partie avec ce Mickey Ryan. Tu le connais bien, tu
sais qu’il trafique. Mais tu ne savais pas où le trouver.
Cependant, tu connais une de ses sources mais tu ne peux pas
l’arrêter par manque de preuve. Alors tu lui rends visite pour lui
soutirer des informations. Ça tourne mal et tu le descends. Mais pas
dans son garage comme tu le dis. Tu l’as emmené dans un entrepôt
à l’écart de la ville pour lui demander ce que tu voulais savoir.
Il a tenté de s’enfuir et tu l’as abattu de plusieurs balles
dans le dos. Il a tout de même pu te dire ce que tu voulais
entendre et tu t’es rendu dans cet hôtel où ta fille était en
train de s’envoyer en l’air avec un dealer. Tu t’étais procuré
cette arme automatique dont tu parles bien avant. Et tu as fait ce
que tu as toi-même décrit : un père perdant la tête et dans
sa vengeance, tuant sa propre fille.
Non !
Si Jack ! C’est comme cela que ça s’est passé. Et pas
étalé sur plusieurs jours ou plusieurs mois ! C’était en
une seule soirée. Tu as ensuite construit ton histoire à ta façon
mais tu es complètement déconnecté avec la réalité. Tu n’as
pas supporté d’apprendre pour ta fille et tu ne t’es même pas
rendu compte quand tu lui as tiré dessus…
Cindy Graik… Graik… Elle a gardé le nom de jeune fille de sa
mère. De ton ex femme, Jack…
Non ! Non, ce n’est pas ça…
Malheureusement, si… Il n’y a aucune autre vérité. Si tu
regardais autour de toi, si tu regardais le lieu où tu te trouves,
tu le comprendrais. Au fond du couloir, nous avons un homme qui dit
être Elvis Presley. À côté de ta chambre, il y a la réincarnation
de JFK. Nous avons aussi un homme perpétuellement persuadé d’être
envahi par des insectes ; une femme qui a assassiné tous ses
maris et qui aujourd’hui croit être une araignée au venin
mortel ; nous avons encore Cléopâtre et Brutus qui se repentit
d’avoir tué son père...
Repose-toi Jack… repose-toi maintenant, tout est fini…
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