mardi 15 novembre 2016

I – Comme si on portait un casque à pointe avec la pointe tournée vers l’intérieur

Cela faisait quelques semaines maintenant que le couple d’Armand battait de l’aile. Il n’y avait encore eu aucune dispute mais il sentait bien que quelque chose clochait. Amy était plus distante que d’habitude. Elle ne lui disait rien mais ses yeux étaient remplis de reproches. Il comprenait sans vraiment comprendre. Il ne voulait pas se rendre à l’évidence. Pourtant, sans la tromper, il était moins présent à ses côtés. C’était peut-être ça qui la gênait.
Il entra dans le bar, son bar, comme il aimait à le dire, et il rejoignit la table. Celle qu’il prenait tout le temps avec ses potes Harry et Clyde.
Harry était informaticien et il portait une fine monture ronde qui lui valait le surnom très original d’Harry Potter ! Ça l’emmerdait qu’on le surnomme comme ça mais d’un autre côté, le petit sorcier n’était-il pas connu du monde entier ? Sa spécialité ? Pirater les terminaux de ses supérieurs pour trafiquer ses fiches de résultats. Il s’était fait piquer à un moment, ça ne durait jamais vraiment longtemps ses petites magouilles. Enfin, piquer était un bien grand mot. Il n’avait pas pu cacher les preuves mais il avait réussi à faire croire qu’un bug informatique avait trafiqué les banques de données. C’était vrai qu’une fois découvert, il avait dû balancer un virus de sa composition très rapidement sur le serveur de l’entreprise afin de pouvoir justifier son acte. Il n’avait eu que trente secondes devant lui pour balancer le ver. Il n’avait pas traîné et était fier de son petit patriot act personnel.
Clyde, lui, était cariste. Il était du genre à réfléchir un peu tardivement. Un jour, son patron était venu le réprimander alors qu’il était déjà remonté comme une pendule, sa femme l’ayant quitté parce qu’il buvait de la bière sur le nouveau canapé de cuir ! Alors il avait chargé son boss sur le trans-palette et l’avait laissé une heure à trois mètres au dessus du sol, dans un entrepôt. C’était l’équipe du matin qui l’avait retrouvé beuglant au milieu des caisses. Clyde n’avait pas attendu d’être viré, il était parti le jour même. Il avait même eu le soutien de quelques employés qui s’étaient plaints des comportements abusifs de leur cher et tendre Big Boss. Clyde finit par s’en tirer avec les honneurs et le patron avec une inspection du travail !
Armand se laissa tomber sur la banquette au fond du bar. Quand ils virent la tronche qu’il faisait, Harry et Clyde se regardèrent, inquiets.
– Ça ne va pas, vieux ? On dirait que tu as toute la misère du monde sur le dos, lui dit Harry.
J’ai passé combien de temps chez moi ces derniers mois ? demanda Armand.
Clyde et Harry se regardèrent de nouveau.
– Je ne sais pas. Mon agenda au bureau est bloqué ! Un connard de hacker a réussi à paralyser tout le serveur.
Armand regarda Harry. Son sourcil gauche s’était soulevé, comme s’il n’était pas étonné.
– Tu as encore balancé un virus ?
Harry haussa les épaules.
– Eh ! Ils ont failli me choper en train de copier le programme Apolon.
Apolon ? C’est quoi encore ce truc ? questionna Clyde pour qui l’informatique était aussi passionnante qu’un épisode de Derrick.
Un programme permettant les surveillances électroniques bancaires.
Tu veux t’en servir pour pirater les banques maintenant ? demanda Armand.
Pas à grande échelle mais quand tu veux sortir le soir et que tu n’as pas de thune sur toi, ça peut te dépanner !
T’es un malade Harry, tu le savais ça que tu étais un grand malade ?
Peut-être mais toi Armand, qu’est-ce qui fait que tu aies cette tête-là ce soir ? D’habitude tu te ramènes avec un verre à la main et là, tu te radines les mains dans les poches ! observa Harry.
C’est Amy ?
Clyde avait beau passer pour une brute, celui à qui, dans les bois, même s’il avait un panier de montres, on ne demandait pas l’heure, il avait le don de mettre le doigt sur les choses que le commun des mortels ne voyait pas.
– Je crois qu’elle me fait la gueule.
Pourquoi ? demanda Harry.
Crétin ! Ce n’est pas la question qu’il faut poser ! s’emporta Clyde. Le problème vient plutôt de lui, tu ne crois pas ?
Et pourquoi ça ?
Armand les regardait se chamailler mais savait au fond de lui que Clyde avait raison. La question ne concernait pas Amy mais lui. Il sortait souvent. Ou plutôt, il sortait souvent sans elle. Ils n’avaient pas d’enfant, qu’est-ce qui l’empêchait après tout de sortir boire un verre avec Amy, de l’emmener là où il s’amusait ? Peut-être qu’elle n’aimerait pas cela et qu’elle lui interdirait de faire ces soirées... Mais merde ! Il n’allait pas voir ailleurs, il n’allait pas prendre du bon temps avec les prostituées de la rue du Cheval Blanc ! Ça n’empêchait pas qu’elle était en colère en ce moment et qu’elle devait l’être parce qu’il passait son temps dehors, même si ce n’était que pour boire un verre et délirer avec ses potes.
Qu’est-ce que je dois faire d’après vous ?
Clyde te dirait sûrement de lui offrir un bon dîner aux chandelles et un bouquet de cinquante roses !
C’est toujours mieux qu’un bouquet de circuits imprimés ! rétorqua Clyde.
Armand sourit.
– Il n’a pas tort, dit-il.
Ouais ben désolé, mais je ne suis pas un romantique, moi, très cher ! dit Harry en prenant une gorgée de sa bière.
Je vais lui offrir un repas aux chandelles. Je crois que c’est une bonne idée.
En attendant, tu vas trinquer avec nous !
Clyde leva la main pour appeler le serveur. Il lui fit des signes avec les doigts. Une sorte de code. Le serveur le vit et acquiesça. Ils étaient connus par ici et un regard suffisait pour que les barmen comprennent ce qu’ils désiraient. Un soir, au tout début où il venait alors qu’il ne faisait pas partie des habitués de la maison, Armand avait demandé un Snake Byte. Le garçon l’avait regardé, gêné. Armand n’avait pas remarqué tout de suite qu’il n’avait rien compris à sa demande. Il n’y avait pas grand monde dans le bar ce soir-là, donc rien qui puisse entraver la compréhension du jeune petit gars. Armand avait dû expliquer comment faire, ce qu’il fallait mettre dans la potion magique. Le patron, occupé à trier sa menue monnaie derrière son comptoir, rigolait et dit à son employé qu’il savait ce dont il s’agissait et le rappela pour lui montrer la confection du breuvage. Quand il revint avec la fameuse boisson à base de cidre, de bière et de sirop de cassis, le jeune homme remercia Armand pour lui avoir appris quelque chose dans son métier. Armand lui dit qu’il était ravi de lui avoir rendu ce service mais ce n’était pas pour cela qu’il obtint une remise sur la note finale.
À la fin de la soirée, il y avait tellement de verres et de bouteilles sur la table qu’on ne la voyait plus. Armand, pas plus que ses acolytes, ne pouvait aligner deux mots correctement sans bégayer.
Ils s’étaient levés et semblaient danser sur place. Poser un pied devant l’autre était un véritable parcours du combattant. La rue qu’Armand devait remonter pour rejoindre son nid d’amour ne prenait pas plus de quinze minutes à traverser à pieds.
Il mit une bonne heure.
Il avait dû remplir tous les caniveaux qu’il trouvait. Pisse ou vomi, à tour de rôle. Pourtant il aurait dû être plus frais à chaque renvoi. Mais non !
Ce n’était rien, comparé à ce qui l’attendait chez lui. Amy était restée debout et patientait dans le fauteuil du salon. Sûr qu’elle avait voulu regarder un film sans y parvenir, énervée ou anxieuse en attendant son mari.
Sûr qu’elle avait voulu lire un livre quelconque ou une revue, sans y parvenir non plus, énervée ou anxieuse en attendant son mari.
Et quand Armand ouvrit la porte d’entrée – non sans s’y reprendre à trois fois – il se retrouva face à un dragon. Un de ceux que l’on voit dans ce dessin animé japonais, Les Chroniques de Lodoss. Le son de cloche qu’il entendit lui fit si mal aux oreilles et à la tête qu’il crut que cette dernière allait exploser et repeindre le couloir en rouge vif.
Puis plus rien, le néant, le trou noir.

_____________________________________________

II – Réveil et tête en vrac

Le lendemain matin fut rude. Ses cheveux tenaient tout seuls sur son crâne et il sentait quelque chose lui tremper le dos. Il ne s’était pas encore assez bien remis pour réfléchir à ce que ça pouvait être. Mais l’odeur lui rappela quelques vagues souvenirs. Il se leva alors, lentement, et comprit qu’il se vautrait dans son propre vomi. Amy était levée. Une chance pour lui, elle l’aurait réveillé à coup de pantoufles sur la tronche si elle avait dû dormir à côté d’un sac à gerbe. Elle ne l’aurait pas supporté et l’aurait forcé à nettoyer les draps et le parquet avec la langue.
Elle avait des réactions assez excessives parfois, trouvait-il.
Il retira son t-shirt et mit ses pantoufles. Il prit une douche pour retirer l’odeur, on peut le dire, désagréable, et entreprit de défaire le lit, de rouler les draps en boule pour les mettre dans la machine à laver, programme 8.
Linge peu sale était indiqué sur le papier.
Ouais, peu sale, ça ira, se dit-il.
Refaire le lit...
Plus tard ! Il devait prendre son petit déjeuner avant. Il avait mis les draps dans la machine, ce qu’il considérait comme un effort surhumain, en ayant le ventre vide de café et de tartine au beurre.
Il descendit les marches qui le menaient droit au salon. Il se demanda alors comment il avait fait pour monter ces marches la veille au soir. Il ne s’en souvenait même plus. Il traîna des pieds jusque dans le couloir qui séparait le salon de la cuisine. Il s’arrêta net et fit demi tour. Il entra de nouveau dans la pièce qu’il venait de quitter.
Thomas, le petit frère d’Amy (petit d’un mètre quatre-vingt dix pour cent dix kilos de muscles et deux grammes de graisse), était couché sur le canapé, en position fœtale.
Armand s’approcha lentement et le secoua tout aussi lentement pour ne pas le brusquer. Thomas était très gentil et très serviable mais un jour, Armand – n’étant pas au courant – avait voulu le réveiller en fanfare. Le résultat fut qu’il dut être transporté à l’hôpital pour qu’on lui recouse le nez. Alors il prenait ses précautions désormais : Thomas avait horreur d’être surpris.
– Thomas, risqua-t-il.
L’ours brun grogna. Armand retira vite sa main et recula d’un pas. Thomas ne bougea pas. Armand se risqua de nouveau sur la bête endormie et le secoua à peine plus fort cette fois-ci. De toute façon, il ne pouvait pas le secouer plus, tellement il était lourd à bouger.
– Thomas. C’est Armand. Réveille-toi !
Putain ! Patty, tu as vraiment une haleine de chiotte ! On dirait que tu as chié par la bouche !
Patty était le chien de la mère d’Amy. Et c’est vrai que Patty avait mauvaise haleine. Mais à plus de quinze ans, c’était normal. Ce qui l’était moins, c’est qu’Armand rappelle Patty à Thomas.
Il allait recommencer une troisième fois quand l’ours brun ouvrit un œil subitement. Il devait avoir réagi au fait que Patty, malgré sa sagesse, son âge avancé et son intelligence, ne parlait pas et ne parlerait probablement jamais. Quand il vit Armand, il fit la moue, du genre dégoûté. De quoi ? D’avoir été réveillé ? De se retrouver face à un poivrot ? Il devait y avoir un petit peu de l’un et petit peu de l’autre.
– Merde Armand ! Tu as encore déconné avec ma sœur ! Elle était folle de rage hier soir quand elle m’a appelé !
Armand se dirigea vers la cuisine.
–  Je m’en doute ! Elle est où ?
Chez papa. Maman avait une soirée poésie.
Et elle t’as dit quoi ?
Ben un truc du genre : « Ramène tes fesses, j’ai un sac à merde dans l’entrée, il faut le monter dans sa chambre. » À quelques mots près.
« Les mots près » sont « sac à merde » ?
Non ! Ça elle l’a vraiment dit comme ça.
Thomas entra à son tour dans la cuisine en se grattant le bas du dos. Il s’étirait et faisait craquer ses os, ce qui avait le don de dégoûter Armand. Il se demandait comment Thomas pouvait faire des bruits pareils sans avoir à se baisser ensuite pour ramasser un bras, un doigt ou une jambe disloquée.
–  Tu as vraiment merdé vieux ! lança Thomas.
Qu’est-ce que tu veux dire ?
Ben cette fois, elle a décidé de rester chez papa un petit moment.
Merde, moi qui voulait lui offrir un dîner aux chandelles.
Armand se servit un café et tendit la cafetière à Thomas. Celui-ci se remplit un bol et prit une bonne part de brioche posée sur la table. Il l’engloutit en deux temps, trois mouvements.
Comment tu fais pour bouffer autant et ne pas prendre un gramme ? demanda Armand.
Comment tu fais pour te torcher la gueule au point de ne plus pouvoir monter tes escaliers ?
Armand ne répondit pas. Il savait que Thomas avait raison. Il risquait gros quand même. Il risquait de perdre une femme formidable pour deux verres de bière. Il en avait bu plus que ça. Il ne saurait dire combien mais après tout, il s’en foutait, le résultat était le même. Amy s’était barrée chez son père et elle n’avait pas l’intention de revenir tout de suite. Alors il lui fallait agir. Et vite.
Il prit le téléphone et composa le numéro de son beau-père. Par chance, c’est Amy qui décrocha. Armand n’eut que le temps de dire Allo ?.
Thomas était assis à la table et regardait Armand hocher la tête et essayer de dire quelque chose entre deux hurlements de sa grande sœur. Il comprenait ce qu’elle disait. Déjà parce que c’était le même discours à chaque fois, mais surtout parce qu’elle hurlait tellement qu’il avait l’impression qu’elle était juste à côté. Alors en gros, ça donnait :
– Tu n’es qu’un irresponsable ! Tu ne m’aimes pas ! Tu es un égoïste ! Et tu te rends compte que je dérange mon frère pour qu’il te mette au lit ! Bla bla bla.
Une seule chose changea. Cette fois, c’était une version longue avec une fin inédite. Il lui semblait avoir entendu un truc du style :
– Je ne veux plus te revoir jusqu’à la fin de ma vie !
Ou alors c’était une réplique de l’épisode de Starsky et Hutch qu’il avait vu la veille au soir. Il adorait revoir ces vieilles séries. Elles avaient plus de panache et de sincérité que les séries d’aujourd’hui. Mises à part quelques unes tout de même, tout n’était pas bon à jeter.
Armand resta l’oreille collée au combiné pendant un bon moment. Le bip répété de la ligne coupée résonnait dans la cuisine. Thomas le regardait faire. Il se leva au bout de quelques secondes, prit le téléphone et le raccrocha. Il donna une tape sur l’épaule d’Armand (qui faillit avoir la clavicule déboîtée avec la force qu’y avait mise son beau frère) et reprit son petit déjeuner.
–  T’inquiète, lui dit-il. Elle reviendra. Donne-lui une petite semaine.
Non... Non, c’est foutu cette fois.
Armand ne quittait pas le carrelage des yeux. Il avait envie de pleurer mais n’y parvenait pas. Il avait envie de hurler mais n’y parvenait pas. Il resta là, contemplatif, réalisant qu’il venait de perdre le seul être au monde qu’il aimait par dessus tout. Malheureusement, tous les pleurs, aussi sincères puissent-ils être, ne la ramèneraient pas. Il lui fallait voir Harry et Clyde. Eux seuls pouvaient l’aider.

_____________________________________________

III – Idée de génie

La mine d’Armand, quand il arriva au bar, était pire que celle de la veille. Harry et Clyde comprirent qu’un simple repas aux chandelles ne suffirait plus. Ils réalisèrent que la situation était grave, voire désespérée. Ils surent que c’était la fin.
– Allez, elle reviendra, lui dit Harry pour lui remonter le moral.
Non, cette fois c’est bien terminé, trancha Armand.
Tu es sûr de n’avoir aucun moyen pour la faire revenir ? demanda Clyde.
L’espoir. Mais vous ne connaissez pas Amy. Quand elle dit quelque chose, pas la peine d’essayer de la faire changer d’avis. Vous ne feriez que vous enfoncer encore plus !
Le serveur arriva et déposa un demi devant Armand. Ils ne lui avaient rien demandé cependant. Armand secoua la tête.
– Un verre d’eau, ça m’ira.
Harry en lâcha son verre. Clyde éclaboussa la moitié de la table avec son Snake Byte dont il était en train de boire une gorgée. Le serveur ne savait que faire. Il était complètement paralysé. Il ne savait même plus ce dont il avait besoin pour nettoyer le rejet de Clyde ; pire, il ne savait pas s’il devait le nettoyer.
Tous trois regardèrent Armand, plongé dans ses pensées. Le serveur jeta un œil sur Clyde qui acquiesça, comme s’il lui demandait la permission de servir le verre d’eau qu’on lui réclamait. Il fit demi tour et revint quelques minutes plus tard avec le verre non alcoolisé et une éponge pour nettoyer le Snake qui commençait déjà à coller sur la table.
–  Eh ! Mon gars ! Ressaisis-toi ! Je sais ce que c’est que de voir sa gonzesse se tirer ! Surtout pour une raison débile ! lui dit Clyde.
Je me suis ramené à deux heures du mat, plein comme une outre. J’ai gerbé dans le plumard ! expliqua Armand.
Amy était là ? questionna Harry. À ton réveil, je veux dire...
Non, elle était déjà partie chez son père. Elle avait appelé son frangin pour me monter au plume.
La grosse baraque ?
Précisément !
Il y eut un silence. Un silence gêné. Plus personne ne trouvait quoi dire pour remonter le moral d’Armand. Il était vraiment au trente-sixième dessous. Plus bas que terre. Il avait cherché cela après tout. Mais était-ce une raison pour le laisser tomber ? Combien de fois Amy le lui avait-elle dit ? Combien de fois l’avait-elle prévenu ? Lui, ne faisait rien, il buvait quelques verres de temps à autre. Il revenait légèrement fait. La biture de la veille n’était vraiment qu’une exception. L’exception qui avait fait déborder le vase. Le point de non retour avait été atteint et il avait perdu un être cher, pour quelques verres de plus. C’était vraiment con. Vraiment con de sa part.
–  Un enlèvement ! lâcha soudainement Harry.
Ils le regardèrent.
–  Tu dis ? demanda Clyde.
Un enlèvement ! On prépare un faux enlèvement et tu vas la secourir pour lui montrer ton amour.
Armand regardait Harry. Il ne savait pas s’il devait le prendre au sérieux, rire ou pleurer. Il ne savait plus où il en était, il ne fallait pas le bousculer.
Tu as quoi dans ton verre toi ? interrogea Clyde.
Quoi ? Tu crois que je suis débile ?
Pas du tout !
Si, tu le crois ! Tu me regardes comme si j’étais un débile mental !
Je me demande juste ce que tu bois ! Parce que visiblement, tu as les fils qui se touchent ! Non mais sans blague ! Un enlèvement ! Et comment tu le fais ton enlèvement ?
Nouveau silence. Armand avait posé son menton sur ses poings. Il regardait devant lui et donnait l’impression que ses potes n’existaient pas à ce moment-là.
–  Elle ne vous connaît pas ! Elle ne vous a jamais vus. Elle a juste entendu parler de vous, dit-il alors.
Clyde regarda Armand, étonné. Harry sourit.
Tu es fondu toi aussi ! C’est l’eau qui te rend comme ça ! Mais vous êtes allumés du citron, ma parole !
Armand se redressa sur la banquette. Ils virent une lueur d’espoir dans ses yeux. Une étincelle avait jailli. Harry avait eu une idée de génie. Il se tourna vers lui.
– Tu envisages les choses comment ? demanda-t-il, subitement intéressé par l’idée de l’informaticien.
Tu connais ses petites habitudes. On fait en sorte de la kidnapper, je ne sais pas comment encore, tout dépendra de ce que tu as à nous dire sur son emploi du temps. Clyde et moi, on se charge de tout. On t’appelle et tu remues ciel et terre pour la retrouver. Tu la retrouves, vous vous faites des papouilles et vous avez plein de bébés en coulant des jours heureux jusqu’à la fin de votre vie !
Petit malin ! coupa Clyde. Et pourquoi on irait l’enlever, elle ? Regarde ce pauvre Armand ! Il est juste commercial dans un magasin de chaussures ! Qu’est-ce qu’on va aller kidnapper la femme d’un commercial de pompes à la con ?
Armand regarda Clyde. Il n’avait pas tort. Il trouvait juste le terme commercial de pompes à la con un peu fort.
– Et la police ? demanda Armand.
Quoi la police ? répondit Harry. Ils ne seront au courant de rien puisque s’ils le sont, on bute ta femme ! Donc, la police est hors course. On se fait ça entre nous les gars ! C’est pas méchant !
Moi je ne la connais pas la donzelle ! Et si elle nous met des bâtons dans les roues ? Si ça tourne mal et que les flics débarquent ! On se retrouve au trou !
J’ai confiance en vous les gars, dit Armand avec un sourire.
Ça me rassure ma biche ! lâcha Clyde.
J’ai besoin de toi sur cette action, Clyde, intervint Harry.
Armand fixait Clyde. Il devait prendre des yeux implorant comme les cockers parce que le regard de Clyde changea. De la colère, il passa par différentes phases le menant à la compassion. Il lâchait le morceau. Il secouait la tête.
– Merde ! Ok ! Pour Armand ! Mais on a intérêt à ce qu’il soit super bien huilé ton plan, le petit sorcier ! Parce qu’il est hors de question que je me retrouve en cabane pour sauver le mariage d’un pote !
Armand souriait. À la fois excité par ce qu’ils allaient entreprendre et émerveillé par le risque qu’allaient prendre ses amis pour lui. Seulement Clyde avait raison. Il fallait un plan parfaitement huilé, histoire de ne courir aucun risque.

_____________________________________________

IV – Le plan

Mercredi.
18h30.
Amy se rend à son club de gym, le Fitness Club Olympus. Si on passe sur le nom ringard de ce club, on ne peut pas se permettre d’ignorer son existence et son emplacement, d’autant que le parking situé derrière la salle principale, va être vide à cause du match du soir. Tout le monde sera rivé à son écran télé pour voir l’enfant du pays mettre la branlée à un petit minable de la grande ville, sur un ring puant le sang et la sueur, dans une salle bondée d’excités qui vont tout casser s’il ne fait pas un bon score.
19h30.
Amy sort de la salle principale, direction les douches. Elle déteste cette odeur poisseuse qui lui colle au corps après l’exercice. Elle ne comprend pas les hommes et les femmes qui viennent ici, se défoncent sur les machines ou les tapis et repartent, collants de sueur et sentant pire que de la charogne.
19h37.
Amy sort de la douche, direction les vestiaires, une immense serviette l’enveloppant pour ne pas exposer ses parties les plus intimes. Une fois au vestiaire, elle discute sûrement avec une collègue, une amie.
19h41.
Amy sort sur le parking du Fitness Club Olympus...

Une minute, interrompit Armand.
Clyde et Harry le regardèrent. Quelque chose n’allait pas ? Ils avaient oublié quelque chose en route ?
Amy viendra à pied, continua Armand. Elle n’a aucune raison de passer par le parking. Elle sortira par devant.
Merde ! répondit Clyde.
On la force à passer par derrière, dit alors Harry.
Comment ? demanda Armand.
On reprend, fit Harry comme si Armand n’avait rien dit.

Mercredi.
18h30.
Le Fitness Club Olympus. Le match, donc un parking désert. La séance de gym et là, Clyde fonce dans le bureau administratif pour piquer les clés du club. On ferme les portes de devant. Le tour est joué, elle ne peut passer que par le parking. Le reste du programme ne change pas !
19h30.
19h37.
19h41.
Amy sort sur le parking du Fitness machin et on lui tombe dessus. Je prends le volant du fourgon ; Clyde, pendant ce temps, ligote Amy, la bâillonne et lui met un sac de pommes de terre sur la tête pour pas qu’elle voit où on l’embarque. Nous allons dans un entrepôt désaffecté en dehors de ville. On ne sera pas gênés comme ça.
21h00.
Armand, tu rentres chez toi, tu reçois un coup de fil précisant que si tu appelles les flics, ta femme est morte !

Ouais, c’est cool tout ça mais pour quelle raison on kidnappe la femme d’un commercial de magasin de chaussure ? demanda Clyde.
Je sais pas, répondit Harry. Mais je vais trouver. L’important pour l’instant c’est que cette phase marche correctement. Si on fait les cons, si on se plante, on est marrons.
Je peux avoir un objet en ma possession, un truc important sans que je le sache, intervint Armand.
C’est pas idiot ! s’enthousiasma Harry. Comme dans ce film avec Will Smith, quand il est avocat et qu’il est sous la surveillance de la NSA !
Ne délire pas, Harry, calma Clyde.
C’est vrai ! Alors ? Tu es partant, Armand ?
Clyde et Harry dévisagèrent leur ami. Clyde était plus confiant. Armand pensait même qu’il avait hâte que toute cette mise en scène commence. Armand acquiesça. Harry frappa dans les mains, Clyde respira un bon coup. Pour eux, tout était parfait. Ça serait du gâteau. Ils n’avaient pas pensé aux imprévus. Il ne devait pas y en avoir. Tout devait se dérouler selon le plan. Tout devait bien se passer. Ils œuvraient pour la bonne cause, alors la chance serait avec eux, il ne pouvait en être autrement.
Ils avaient un peu moins d’une semaine pour rassembler le matériel et bloquer leur soirée du mercredi. Du moins Harry et Clyde. Armand allait passer une journée classique, sauf qu’il saurait que sa femme allait se faire enlever par ses potes !
Bien entendu, durant la soirée du mercredi qui suivit, rien ne se passa comme prévu.

_____________________________________________

V – Tout ce qui doit aller mal...

Amy arriva en retard d’un bon quart d’heure. Harry et Clyde, dans leur fourgon se demandaient si ce quart d’heure allait se répercuter sur l’heure de sortie. Ils étaient restés assis, à guetter l’arrivée d’Amy et la tension était montée petit à petit. Anxieux de ne pas la voir arriver, ils avaient déjà échafaudé toutes sortes de plans, allant du simple retard sans conséquence, jusqu’au terrible accident mortel survenu alors qu’elle traversait la route. Quand ils la virent arriver, ils furent soulagés. Mais la peur de voir leur plan capoter, pour seulement un petit quart d’heure, était toujours là. Ils avaient mis encore vingt minutes pour se décider à faire ce qui était prévu.
Sous pression, Clyde descendit du fourgon pour courir vers l’entrée du Fitness Club Olympus.
Sous pression, Harry démarra son engin pour aller le garer sur le parking, à l’arrière du bâtiment.
Si Clyde n’eut aucun problème à trouver les clés de la bâtisse, quoi qu’il les prit toutes, donc cinq trousseaux de trois tonnes chacun, et mit encore une dizaine de minutes pour fermer la porte de devant, Harry eut un peu plus de frayeur en voyant que le parking n’était pas si désert que cela. Comment avait-il pu imaginer que toute la ville irait se poser devant un match de boxe ? Amy elle-même n’y assistait pas ! Si Amy n’y assistait pas, bien entendu que d’autres n’y seraient pas !
Cela dit, ce n’était pas non plus aussi perturbant que ça en avait l’air. Harry dénombra trois voitures et fut soulagé de voir que l’une d’elle appartenait à un client du bar voisin, qui utilisait le parking du Fitness pour éviter de payer l’horodateur sur les places donnant sur la rue. Le client, qui manifestement n’avait pas bu qu’un seul verre, mit un certain temps avant de trouver ses clés. Harry pensait même à un moment qu’il allait descendre et l’aider à les trouver, le faire monter en voiture, démarrer et le conduire jusqu’à la sortie. Il n’en eut pas besoin, le gars partit, non sans quelques difficultés à faire garder la ligne droite à son véhicule et disparut dans la circulation peu dense de cette fin de journée.
Clyde apparut par la porte de derrière, celle-la même que devrait emprunter Amy dans quelques minutes. Il jeta un œil sur l’ensemble des voitures présentes et monta dans le fourgon.
– J’en ai bavé mais c’est bon ! J’ai fermé la porte de devant et j’ai balancé les clés derrière une armoire, dit-il alors.
Il jeta encore un coup d’œil sur les voitures du parking.
Qu’est-ce qu’on fait pour ceux-là ? demanda-t-il.
On attend de voir qui sort le premier.
C’est risqué, tu ne trouves pas ?
Tu as une autre idée ?
Clyde réfléchit. Trois voitures, donc au moins trois personnes. Peut-être plus, quatre ou cinq grand maximum.
On peut aller visiter les vestiaires et piquer les fringues, ils ne sortiront pas à poil tout de même.
Harry le regarda. Il se crut dans une mauvaise bande dessinée. Pour empêcher de faire sortir les nanas et les mecs du Fitness, Clyde n’avait rien trouvé de mieux que de piquer leurs vêtements.
– Appelle Armand ! Qu’il l’appelle pour lui dire qu’un truc grave s’est passé, qu’elle doit rentrer au plus vite ! proposa Harry.
Elle ne va pas se douter de quelque chose ?
J’espère que non ! On verra. Essaies.
Clyde prit le portable posé sur le tableau de bord et composa le numéro d’Armand. Celui-ci fut surpris et comprit dans un premier temps qu’il s’agissait d’un problème dans le déroulement de leur plan. Clyde lui expliqua brièvement ce dont il était question et Armand s’exécuta. Harry et Clyde sortirent du fourgon pour se diriger vers le Fitness. Depuis la porte vitrée de derrière, on pouvait voir le couloir principal qui menait de la salle de gym aux vestiaires. Si Amy tombait dans le panneau, ils la verraient se faufiler dans le couloir. À moins qu’elle n’ait pas pris son portable avec elle pendant qu’elle faisait sa gym.
Ils regardaient par la vitre. Clyde sortit une cagoule de sa poche. De la poche intérieure de son blouson, il fit apparaître un chiffon et une petite bouteille de verre avec un liquide transparent qui bougeait dedans.
Qu’est-ce que c’est ? demanda Harry.
Du chloroforme. Ça sera plus facile pour nous de la transporter si on l’endort. T’avais pas pensé à ça, tête de circuit imprimé ?
Harry fit la moue et se plaqua contre le mur lorsqu’il vit Amy passer en courant dans le couloir.
Clyde et Harry entrèrent dans le Fitness et se précipitèrent vers les vestiaires tout en mettant leur cagoule en place sur leur tête. Harry jeta un œil vers la salle de gym. Quelques péquenots étaient en train de faire leurs exercices. Clyde imbibait son chiffon de chloroforme. Ils entrèrent dans le vestiaire des dames mais ne virent personne à l’intérieur. Ils se regardèrent et se dirigèrent vers les toilettes d’où un bruit étrange leur parvenait. Ils entrèrent et trouvèrent Amy en train de vomir tout ce qu’elle pouvait dans un lavabo.
C’est à ce moment là que le portable d’Harry se mit à sonner. Amy se retourna brusquement. Et tout alla très vite. Clyde se jeta sur elle, la main renfermant le chiffon de chloroforme en avant. Il la percuta au visage dans son empressement, passa derrière elle et parvint à lui faire respirer l’alcool qui la plongea très vite dans un sommeil de plomb, sans qu’elle ait eu le temps de pousser un cri.
Harry, lui, se débattait pour trouver son portable et décrocher aussi vite qu’il le pouvait. Le téléphone eut largement le temps de sonner quatre fois de suite avant qu’il n’appuie sur la touche lui permettant de prendre la communication.
– Allo ! dit-il nerveusement. Quoi ? Tu n’as pas pu la joindre ! Ben on a cru que si et ça a failli tout faire foirer !
Clyde chargea Amy sur son épaule droite comme un sac à pommes de terre et revint dans le vestiaire. Il entrebâilla la porte pour voir si personne n’arrivait. Il comptait porter Amy dans le fourgon pendant qu’Harry se dépatouillait au téléphone. Personne en vue, il marcha précipitamment dans le couloir. L’adrénaline fusait à grande vitesse dans tout son corps. Il n’était qu’à quelques mètres de la sortie et pourtant cette dernière lui paraissait si loin, si inaccessible.
Si quelqu’un sortait de la salle de gym, il était foutu. Il accéléra le pas, sentant la folie grimper, cette peur qui prend tous les gosses lorsqu’ils ont décidé de piquer les fruits dans le verger interdit. Il la ressentait de manière décuplée. Parce que si les mômes ne risquaient qu’une engueulade, il risquait beaucoup plus, lui. Il risquait la prison !
Il parvint jusqu’à la porte, l’ouvrit et se dirigea vers le fourgon en jetant des regards partout. Il ne vit personne. Tant qu’Amy n’était pas à l’arrière du van, il ne serait pas tranquille. Il ouvrit la porte et la déposa à l’intérieur. Il referma la porte et partit retrouver Harry.
Ce dernier était encore au téléphone avec Armand, lui expliquant ce qui se passait et ce qu’ils allaient faire maintenant, à savoir attendre qu’Amy se réveille pour l’appeler. Seulement, comme Clyde l’avait assommée au chloroforme, il ne savait pas si elle serait de retour dans le monde réel pour 21h, comme prévu.
Clyde lui fit signe que tout était ok et Harry raccrocha en signalant qu’il devait y aller. Ils retirèrent leur cagoule et regardèrent à nouveau si la voie était libre avant de courir vers la sortie. Ils ouvrirent la porte et furent soudainement soulagé. Ils avaient réussi. Pas comme le plan l’avait prévu mais ils avaient pu enlever Amy.
Il leur restait à élucider un mystère cependant : où diable était passé le fourgon ?


_____________________________________________