Cela faisait quelques semaines
maintenant que le couple d’Armand battait de l’aile. Il n’y
avait encore eu aucune dispute mais il sentait bien que quelque chose clochait. Amy était plus distante que d’habitude. Elle ne lui
disait rien mais ses yeux étaient remplis de reproches. Il
comprenait sans vraiment comprendre. Il ne voulait pas se rendre à
l’évidence. Pourtant, sans la tromper, il était moins présent à
ses côtés. C’était peut-être ça qui la gênait.
Il entra dans le bar, son
bar, comme il aimait à le dire, et il rejoignit la table.
Celle qu’il prenait tout le temps avec ses potes Harry et Clyde.
Harry était informaticien et il
portait une fine monture ronde qui lui valait le surnom très
original d’Harry Potter ! Ça l’emmerdait qu’on
le surnomme comme ça mais d’un autre côté, le petit sorcier
n’était-il pas connu du monde entier ? Sa spécialité ? Pirater
les terminaux de ses supérieurs pour trafiquer ses fiches de
résultats. Il s’était fait piquer à un moment, ça ne durait
jamais vraiment longtemps ses petites magouilles. Enfin, piquer
était un bien grand mot. Il n’avait pas pu cacher les preuves mais
il avait réussi à faire croire qu’un bug informatique avait
trafiqué les banques de données. C’était vrai qu’une fois
découvert, il avait dû balancer un virus de sa composition très
rapidement sur le serveur de l’entreprise afin de pouvoir
justifier son acte. Il n’avait eu que trente secondes devant
lui pour balancer le ver. Il n’avait pas traîné et était fier de
son petit patriot act personnel.
Clyde, lui, était cariste. Il
était du genre à réfléchir un peu tardivement. Un jour, son
patron était venu le réprimander alors qu’il était déjà
remonté comme une pendule, sa femme l’ayant quitté parce qu’il
buvait de la bière sur le nouveau canapé de cuir ! Alors il avait
chargé son boss sur le trans-palette et l’avait laissé une heure
à trois mètres au dessus du sol, dans un entrepôt. C’était
l’équipe du matin qui l’avait retrouvé beuglant au milieu des
caisses. Clyde n’avait pas attendu d’être viré, il était parti
le jour même. Il avait même eu le soutien de quelques employés qui
s’étaient plaints des comportements abusifs de leur cher et tendre
Big Boss. Clyde finit par s’en tirer avec les honneurs et le patron
avec une inspection du travail !
Armand se laissa tomber sur la
banquette au fond du bar. Quand ils virent la tronche qu’il
faisait, Harry et Clyde se regardèrent, inquiets.
– Ça ne va pas, vieux ?
On dirait que tu as toute la misère du monde sur le dos, lui dit
Harry.
– J’ai passé combien de
temps chez moi ces derniers mois ? demanda Armand.
Clyde et Harry se regardèrent
de nouveau.
– Je ne sais pas. Mon
agenda au bureau est bloqué ! Un connard de hacker a réussi à
paralyser tout le serveur.
Armand regarda Harry. Son
sourcil gauche s’était soulevé, comme s’il n’était pas
étonné.
– Tu as encore balancé
un virus ?
Harry haussa les épaules.
– Eh ! Ils ont failli me
choper en train de copier le programme Apolon.
– Apolon ? C’est quoi encore
ce truc ? questionna Clyde pour qui l’informatique était aussi
passionnante qu’un épisode de Derrick.
– Un programme permettant les
surveillances électroniques bancaires.
– Tu veux t’en servir pour
pirater les banques maintenant ? demanda Armand.
– Pas à grande échelle mais
quand tu veux sortir le soir et que tu n’as pas de thune sur toi,
ça peut te dépanner !
– T’es un malade Harry, tu
le savais ça que tu étais un grand malade ?
– Peut-être mais toi Armand,
qu’est-ce qui fait que tu aies cette tête-là ce soir ? D’habitude
tu te ramènes avec un verre à la main et là, tu te radines les
mains dans les poches ! observa Harry.
– C’est Amy ?
Clyde avait beau passer pour une
brute, celui à qui, dans les bois, même s’il avait un panier de
montres, on ne demandait pas l’heure, il avait le don de mettre le
doigt sur les choses que le commun des mortels ne voyait pas.
– Je crois qu’elle me
fait la gueule.
– Pourquoi ? demanda Harry.
– Crétin ! Ce n’est pas la
question qu’il faut poser ! s’emporta Clyde. Le problème vient
plutôt de lui, tu ne crois pas ?
– Et pourquoi ça ?
Armand les regardait se
chamailler mais savait au fond de lui que Clyde avait raison. La
question ne concernait pas Amy mais lui. Il sortait souvent. Ou
plutôt, il sortait souvent sans elle. Ils n’avaient pas d’enfant,
qu’est-ce qui l’empêchait après tout de sortir boire un verre
avec Amy, de l’emmener là où il s’amusait ? Peut-être qu’elle
n’aimerait pas cela et qu’elle lui interdirait de faire ces
soirées... Mais merde ! Il n’allait pas voir ailleurs, il n’allait
pas prendre du bon temps avec les prostituées de la rue du Cheval
Blanc ! Ça n’empêchait pas qu’elle était en colère en ce
moment et qu’elle devait l’être parce qu’il passait son temps
dehors, même si ce n’était que pour boire un verre et délirer
avec ses potes.
– Qu’est-ce que je dois
faire d’après vous ?
– Clyde te dirait sûrement de
lui offrir un bon dîner aux chandelles et un bouquet de cinquante
roses !
– C’est toujours mieux qu’un
bouquet de circuits imprimés ! rétorqua Clyde.
Armand sourit.
– Il n’a pas tort,
dit-il.
– Ouais ben désolé, mais je
ne suis pas un romantique, moi, très cher ! dit Harry en prenant une
gorgée de sa bière.
– Je vais lui offrir un repas
aux chandelles. Je crois que c’est une bonne idée.
– En attendant, tu vas
trinquer avec nous !
Clyde leva la main pour appeler
le serveur. Il lui fit des signes avec les doigts. Une sorte de code.
Le serveur le vit et acquiesça. Ils étaient connus par ici et un
regard suffisait pour que les barmen comprennent ce qu’ils
désiraient. Un soir, au tout début où il venait alors qu’il ne
faisait pas partie des habitués de la maison, Armand avait demandé
un Snake Byte. Le garçon l’avait regardé, gêné. Armand
n’avait pas remarqué tout de suite qu’il n’avait rien compris
à sa demande. Il n’y avait pas grand monde dans le bar ce soir-là,
donc rien qui puisse entraver la compréhension du jeune petit gars.
Armand avait dû expliquer comment faire, ce qu’il fallait mettre
dans la potion magique. Le patron, occupé à trier sa menue monnaie
derrière son comptoir, rigolait et dit à son employé qu’il
savait ce dont il s’agissait et le rappela pour lui montrer la
confection du breuvage. Quand il revint avec la fameuse boisson à
base de cidre, de bière et de sirop de cassis, le jeune homme
remercia Armand pour lui avoir appris quelque chose dans son métier.
Armand lui dit qu’il était ravi de lui avoir rendu ce service mais
ce n’était pas pour cela qu’il obtint une remise sur la note
finale.
À la fin de la soirée, il y
avait tellement de verres et de bouteilles sur la table qu’on ne la
voyait plus. Armand, pas plus que ses acolytes, ne pouvait aligner
deux mots correctement sans bégayer.
Ils s’étaient levés et
semblaient danser sur place. Poser un pied devant l’autre était un
véritable parcours du combattant. La rue qu’Armand devait remonter
pour rejoindre son nid d’amour ne prenait pas plus de quinze
minutes à traverser à pieds.
Il mit une bonne heure.
Il avait dû remplir tous les
caniveaux qu’il trouvait. Pisse ou vomi, à tour de rôle. Pourtant
il aurait dû être plus frais à chaque renvoi. Mais non !
Ce n’était rien, comparé à
ce qui l’attendait chez lui. Amy était restée debout et
patientait dans le fauteuil du salon. Sûr qu’elle avait voulu
regarder un film sans y parvenir, énervée ou anxieuse en attendant
son mari.
Sûr qu’elle avait voulu lire
un livre quelconque ou une revue, sans y parvenir non plus, énervée
ou anxieuse en attendant son mari.
Et quand Armand ouvrit la porte
d’entrée – non sans s’y reprendre à trois fois – il se
retrouva face à un dragon. Un de ceux que l’on voit dans ce dessin
animé japonais, Les Chroniques de Lodoss. Le son de cloche
qu’il entendit lui fit si mal aux oreilles et à la tête qu’il
crut que cette dernière allait exploser et repeindre le couloir en
rouge vif.
Puis plus rien, le néant, le
trou noir.
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