Quand il se réveilla, il fut
noyé par une lumière aveuglante. Il referma les yeux et les ouvrit
de nouveau mais plus lentement, histoire de les laisser s’accoutumer.
Il était dans une pièce
blanche immaculée. Il tenta de se redresser mais ses muscles étaient
endormis. Il y parvint au prix d’un effort considérable. Il mit
ses mains en arrière pour se tenir assis. Il sentait ses muscles
trembler de plus en plus fort au bout de quelques secondes seulement.
Bien que la pièce soit baignée d’une lumière blanche, aucun néon
ou halogène ne justifiait cette clarté.
Il se rallongea, ne tenant plus.
Il entendit une porte s’ouvrir, de celle que l’on voit dans des
films de science fiction comme Star Trek ou encore Star
Wars. Il tourna la tête sur sa gauche et vit un homme tout
habillé de blanc entrer, un bloc-notes à la main. Ce n’était pas
un docteur. Ou plutôt, il n’avait pas l’impression que ce soit
un docteur. Il portait une blouse, oui, mais aussi un pantalon pincé
et une chemise à jabot.
Un type tout droit sorti de la
bouffonnerie du 18ème siècle ?
Le gaillard s’avança et prit
une chaise dans un coin de la pièce.
Il ne se rappelait pas avoir vu
une chaise tout à l’heure, pas à cet endroit là. Ni à aucun
autre endroit d’ailleurs.
Le gars vint s’asseoir à côté
de lui et croisa les jambes pour poser son bloc-notes dessus.
– Bien ! commença-t-il.
Monsieur Caleb... Quelle est la dernière chose dont vous vous
souvenez ?
– Caleb tout court, où
suis-je ?
– Peu importe pour le moment.
Répondez juste à ma question.
Caleb réfléchit. Pas à la
question posée. Il savait ce qu’il allait répondre. Mais il ne
reconnaissait pas cet endroit. Il ne ressemblait à rien en fait. Ce
n’était pas un hôpital, pas une chambre d’hôpital ! Ce n’était
qu’une pièce blanche du sol au plafond, sans aucune trace
quelconque après les murs. Une seule porte de sortie, pas de
fenêtre, pas de miroir, pas de table de nuit ni de dispositif pour
appeler les infirmières en cas de besoin. Caleb avait les boules. Il
était en terrain inconnu, avec un inconnu qui venait lui poser des
questions sans s’être présenté.
– Vous êtes un toubib ?
demanda-t-il alors.
– Pas exactement. Je suis là
pour déterminer vos besoins.
– Mes besoins ?
– Oui. Laissez-vous faire, il
n’y a rien de méchant, vous verrez. Répondez juste à quelques
questions, ensuite, je vous explique.
Caleb restait méfiant. Il
devait répondre à des questions alors que l’autre là, le Mister
Clean, ne voulait rien donner en échange.
Le gars tout blanc attendait,
patient. Caleb lisait dans ses yeux qu’on pouvait lui faire
confiance. C’était justement cela qui lui faisait peur : tout
était cadré pour qu’il ait absolument confiance. Et si c’était
un type qui vendait des assurances ou une autre escroquerie dans le
genre ? Ces gens-là jouaient beaucoup sur leur prestance, leur
présentation, leur regard. Ils avaient une force intérieure qui
vous faisait basculer en un rien de temps et dire amen à tout et
surtout à n’importe quoi.
– C’est quoi la
question déjà ? mentit Caleb parce qu’il savait très bien quelle
avait été cette question.
Il voulait juste chauffer les
nerfs de Mister Clean et voir jusqu’où il pouvait garder
son flegme.
– Quelle est la dernière
chose dont vous vous souvenez ?
Placide, posé, de la chaleur
dans la voix, il n’avait pas bougé d’un pouce, rien qui
traduisait une once d’agacement. Tant pis, ce n’était qu’un
début, Caleb ne baissa pas les bras.
– Je me souviens d’avoir
mis le feu sous ma casserole d’eau pour mes nouilles !
Caleb avait répondu avec un ton
ironique mais tout était vrai.
– Et ?
– Quoi « et » ?
Nouvelle tentative d’agacement.
Caleb pensait qu’il allait jouer comme ça avec Immaculée
Blancheur jusqu’à ce que ce dernier s’énerve pour de bon, jette
son bloc-notes et admette qu’on était en train de lui jouer un
tour à la caméra cachée.
– N’avez-vous rien vu
d’autre ? demanda-t-il.
Caleb réfléchit quelques
secondes. Il pensa vraiment à la question posée cette fois-ci.
– Non, rien.
– Vraiment rien ?
Caleb réfléchit encore
quelques secondes. Il ne savait pas où voulait en venir le pseudo
toubib.
– Non...
– Vous en êtes sûr ?
Là, c’était Caleb qui se
retrouvait pris à son propre piège. Il avait envie de lui gueuler
dessus et se rappela alors que lui-même avait eu l’intention de
jouer ce petit jeu. Cet homme, tout en blanc, lui apprenait
l’humilité.
– Oui, j’en suis sûr !
Pourquoi ? Je devrais me souvenir de quelque chose d’autre ?
– Pas forcément en fait.
Mister Clean décroisa
les jambes pour les recroiser dans l’autre sens. Il posa son
bloc-notes à terre, délicatement. Il mit son stylo dessus, se
redressa et croisa ses mains sur ses genoux. Ce petit cérémonial
énerva Caleb qui faisait tous les efforts possibles pour se contenir
et ne pas exploser.
Bouffon va !
Ah ! La petite voix intérieure
s’était réveillée. Celle qui lui disait tout bas ce qu’il
n’osait dire tout haut afin d’éviter de blesser, de se faire
passer pour le dernier des imbéciles ou encore de se faire massacrer
par un gang de voyous.
– Je vous explique,
commença l’Immaculé.
Enfin ! Vas-y, annonce la
couleur.
– En fait, il y a
plusieurs styles de personnes qui débarquent ici. Il y a ceux qui
l’attendent, la voient arriver et s’y préparent ; ceux qui se
réveillent sans vraiment savoir où ils en sont mais qui se
souviennent après coup l’avoir vue, au dernier moment, pourrait-on
dire. Et il y a ceux qui, comme vous, ne semblent pas l’avoir vue
du tout ou ne serait-ce qu’aperçue. C’est pour cela que je vous
ai posé plusieurs fois la question.
– Mais de qui ou de quoi
parlez-vous ? Vu qui ? Vu quoi ?
– La Mort, Monsieur Caleb. La
Mort.
Caleb regardait le type,
toujours aussi calme, assis sur sa chaise. Il attendait sûrement une
réaction. La seule que Caleb pouvait lui donner était concentrée
dans un sourire. Un sourire moqueur, accompagné d’une question :
tu fumes quoi ?
– Ne souriez pas bêtement
Monsieur Caleb. La seconde fois que je vous ai posé la question,
vous avez pris votre temps pour me répondre, rassemblant tous vos
souvenirs. Puis vous avez à nouveau répondu non. Et à la troisième
fois, vous vous êtes emporté, parce que vous étiez sûr de vous.
Et je n’en doute pas. Ce qui signifie que vous êtes toujours en
vie.
– Parfait ! Comme ça, je vais
pouvoir me tirer d’ici au plus vite ! Je suis content de vous avoir
connu.
– Pas si vite, dit Mister
Clean en levant une main. Il n’y a rien de l’autre côté de
cette porte : que le néant. Et je ne vous forcerai pas à aller
vérifier. Au contraire, je ferai en sorte que vous restiez bien
sagement ici dans un premier temps. La dernière fois, la patiente a
eu un tel choc qu’elle en est décédée.
Caleb le prenait vraiment pour
un allumé. Il avait envie de rire, de rire aux éclats, et pour rien
au monde il ne voudrait partir d’ici. Il voulait rester en
compagnie de ce gars qui était si drôle à débiter ses inepties.
– Comment ça « dans
un premier temps » ? questionna-t-il.
– Il arrive toujours un moment
où l’on doit faire face et prendre des décisions, quel qu’en
soit le prix à payer, Monsieur Caleb.
Monsieur Caleb, ben il
comprend pas ce que tu baratines face de citron !
Caleb était d’accord avec la
petite voix. Il se demandait maintenant s’il ne ferait pas mieux
d’arrêter de se payer la tête de ce gars et d’écouter tout ce
qu’il avait à dire.
Ok, mais tu continues à
l’appeler Mister Clean, l’Immaculé ou je ne sais quoi ! Tu peux
même trouver d’autres noms ! Moi ça me fait triper !
s’exclama la petite voix.
Caleb le lui promit mais il
voulait savoir ce qui lui arrivait.
– Expliquez-moi alors ce que
je fais ici.
Mister Clean sourit et se
redressa sur sa chaise.
– Vous n’êtes pas
encore mort Monsieur Caleb. Sachez-le. Mais il ne tient qu’à vous
de le devenir.
Caleb l’interrogea du regard.
Il ne pouvait faire que cela de toute façon.
– Vous ne vous souvenez que
d’avoir mis le feu sous votre casserole d’eau. Et c’est normal
puisque c’est la dernière chose que vous avez faite avant que
votre cuisine ne soit pulvérisée par l’explosion de gaz.
Caleb détourna le regard. Le
gaz. Il se souvenait maintenant avoir senti une odeur de gaz,
subitement. Pas assez subitement puisqu’il avait déjà gratté son
allumette.
– Vous avez été, pour
ainsi dire, sauvé de la mort par votre vaisselier qui s’est
effondré quand vous l’avez percuté.
– Mais alors, je suis vivant !
– Pas vraiment en fait. Vous
êtes vivant juste dans la mesure où vous respirez. Mais vous ne
pouvez pas parler, ni même bouger.
Caleb leva une main pour
l’ouvrir et la fermer plusieurs fois de suite, comme pour prouver à
l’Immaculé qu’il ne disait que des âneries. Celui-ci sourit de
nouveau.
– Vous êtes dans le
coma, Monsieur Caleb. Un coma très profond. Il ne tient qu’à vous
de vous en sortir.
– Alors, qu’est-ce qu’on
attend ?
Mister Clean tendit la
main vers le mur en face de Caleb. Le panneau blanc se déplaça sur
sa droite et fit apparaître une vraie chambre d’hôpital. Caleb y
reconnut le lit, la fenêtre, le dispositif pour prévenir les
infirmières et tout un attirail muni de fils et de tuyaux. Il
reconnut aussi la personne allongée sur le lit. C’était lui. Il
semblait dormir. Il comprit que la machine l’alimentait en oxygène
et maintenait ses fonctions vitales en activité.
– Vous recevez de la
visite régulièrement. Une jeune femme. Elle vous parle mais vous ne
l’entendez pas. Pas encore du moins. Parce que jusqu’à présent,
vous n’étiez pas vraiment conscient de votre état.
C’est sûr que si tu étais
dans le coma, tu ne risquais pas d’être conscient !
– Vous êtes passé dans
une autre phase désormais. Et vous seul pouvez décider si vous vous
allez vous en tirer ou pas.
Mister Clean se leva. Il
reprit son bloc-notes. Il en tira deux feuilles. Deux formulaires
d’après ce qu’en vit Caleb. Il les posa au bout du lit.
– Une seule est à
signer. Chacune d’elle représente une voie. À vous de savoir
laquelle prendre. Mais ne signez pas en toute hâte. Pesez bien le
pour et le contre.
Quel pour ? Quel contre ? Il
avait le choix entre rester dans le coma, voire mourir ou revenir à
la vie. Le choix n’était-il pas évident ? Ou alors le contrat
avait une clause spéciale, un truc écrit en tout petit que personne
ne lisait. Le piège dans lequel tout le monde plongeait. Il y avait
forcément un petit quelque chose, sinon, on ne lui aurait pas posé
la question. On ne lui aurait pas demandé de faire un choix. Alors
qu’est-ce qu’il y avait, bon sang ? Qu’est-ce qu’il devait
voir qu’il n’avait pas vu ?
Il était perdu dans ces
réflexions quand machinalement il prit la feuille, le bulletin
réponse OUI, JE VEUX M’EN SORTIR.
Il fut alors assailli, noyé par
mille images. Mais pas seulement : il ressentit tout un panel de
joies, de rires, de pleurs, de souffrance, de déchirures. Il lâcha
la feuille qui voleta jusque sur le sol. Il transpirait à grosses
gouttes et avait besoin d’avaler le plus d’air possible à chaque
inspiration. Il était fatigué, horriblement fatigué.
Il venait de voir une vie
défiler devant lui, sa vie. Et il en avait ressenti le
moindre aspect. Mais ce n’était pas celle qu’il avait vécue. On
dit souvent qu’au seuil de la mort, on voit sa vie défiler devant
ses yeux. Là, ce n’était pas le cas. Il avait vu son avenir, ce
qui allait lui arriver s’il signait le bout de papier. Il comprit
alors qu’il devait réfléchir. Il comprit ce qu’étaient les
petits caractères en bas de page que personne ne lisait. Il comprit
que tout cela n’était pas à prendre à la légère, qu’il
devait peser le pour et le contre avant de s’engager. Il allait
prendre son temps, remettre de l’ordre dans ce qu’il avait vu
avant de prendre l’ultime décision.
Mister Clean savait qu’il
avait compris. Il savait où Caleb en était et qu’il avait
pleinement conscience de ce qu’il avait à faire.
– Que va-t-il m’arriver
? demanda Caleb.
– Je ne peux vous dévoiler
votre futur. Je n’en ai pas le droit. Par contre je peux vous dire
ce qui se passera quand vous apposerez votre signature sur l’une de
ces feuilles. Celle que vous avez laissé tomber vous rendra la vie.
Vous vous réveillerez d’un long sommeil, vous réapprendrez à
vivre et tout ce que vous avez vu se réalisera. La seconde, une fois
signée, ne donnera rien. Le néant. Tout se finira, tout s’éteindra,
tout deviendra noir. Vous n’en aurez même pas conscience. Il ne
faudra pas en avoir peur. Vous ne souffrirez pas. Vous vous
endormirez tout simplement.
– La mort n’est pas à
craindre. (1)
L’immaculé le regarda et
sourit. Pour lui, Caleb ne devait pas être de ceux qui sortaient ce
genre de phrase. Surtout qu’elle n’était pas de lui.
– Exact. La mort n’est
pas à craindre. Vous ne la voyez pas. Le temps que vous êtes en
vie, elle n’est pas là. Et quand vous êtes mort, elle n’est
déjà plus.
Il se dirigea vers la porte par
où il était entré.
– Vous ne me reverrez
plus, Monsieur Caleb. Quoi qu’il arrive. Faites votre choix. Quel
qu’il soit, ce sera le bon.
Il lui adressa un clin d’œil
et disparut derrière la porte.
Caleb plongea presque aussitôt
dans ses pensées. Il revit quelques images, de celles qui l’avaient
assailli peu de temps avant. Il revit cette femme. Il la connaissait,
c’était Julia. Une amie. Une amie qu’il aimait énormément en
fait. Il tenait à elle plus qu’à tout. Cependant, elle restait
une amie à ses yeux. Il était loyal avec elle, sincère,
respectueux. Plus peut-être que ne pourraient l’être un amant, un
mari. Il lui faisait confiance aveuglément, il savait qu’elle
prenait et qu’elle prendrait les bonnes décisions. Il la
connaissait bien depuis le temps.
Ils étaient toujours branchés
sur la même longueur d’onde. Il arrivait souvent à Julia de
devancer Caleb dans ce qu’il allait dire. Il faisait celui que ça
exaspérait mais au fond, il aimait cela. Il aimait sentir qu’une
personne du sexe opposé puisse le comprendre aussi bien. Leur
complicité allait bien au delà de la simple fratrie. Julia n’avait
pas besoin de parler pour que Caleb comprenne ce qu’elle
ressentait. Il lui suffisait de la regarder. Mieux encore, par
moment, il lui suffisait de l’entendre. Il savait, au son et au ton
de sa voix, qu’elle n’allait pas bien. Il sentait tout cela comme
jamais il ne l’avait senti pour quelqu’un d’autre. Il
ressentait cette envie irrésistible de savoir, à n’importe quel
moment de la journée si elle allait bien, quelle que soit l’heure.
Même s’il l’avait demandé quelques minutes avant, il reposait
la question, sans cesse. La plupart du temps, il savait qu’elle se
portait bien mais il posait quand même la question, histoire de se
rassurer. Il ne comprenait pas pourquoi il avait ce besoin de la
protéger. Peut-être parce qu’il la savait fragile malgré ce
qu’elle montrait. C’est vrai que pour beaucoup de choses, Julia
était forte, très forte. Caleb n’en doutait pas et la laissait
faire à son aise, sachant qu’elle s’en tirerait avec les
honneurs. Mais dans d’autres circonstances, Julia était fragile et
facile à désarçonner. Elle pouvait se relever mais il lui fallait
du soutien, ne serait-ce que quelqu’un qui sache lui dire qu’il
avait confiance en elle. Caleb était là pour ça. Il n’aimait pas
voir les gens foulés aux pieds sans raison alors qu’ils ne
demandaient rien d’autre qu’un peu d’attention. Lui aussi en
demandait parfois. On ne la lui accordait pas tout le temps mais il
avait appris à se relever seul et à avancer seul, en profitant de
ce qu’on lui donnait au moment voulu.
C’était pour cette raison
qu’il apportait souvent son soutien, il pouvait avoir de la force
pour deux alors pourquoi refuser de tendre la main quand on pouvait
le faire ? Par égoïsme ? On lui reprochait souvent de ne pas penser
à lui et de faire passer les autres avant. Mais il était comme
cela. Il se disait que s’il faisait passer quelqu’un devant,
cette personne pouvait jouer le rôle d’éclaireur et ainsi, il
pouvait anticiper, avoir une vision d’ensemble. Ceux qui le
méritaient, à son égard, pouvaient espérer être sauvés avant de
foncer dans le mur. Ceux, par contre, qui ne le méritaient pas, pour
une raison ou pour une autre, s’écrasaient.
Il ne savait plus qui avait dit
cela : « L’intelligence, c’est comme les parachutes, quand
on n’en a pas, on s’écrase. » (2)
S’il voyait un danger
quelconque, s’il prévenait et qu’on ne daignait pas l’écouter,
il laissait faire, sans remord. Les personnes de peu d’intelligence
se plantaient la plupart du temps mais il n’était déjà plus
l’heure de s’en inquiéter.
Pour Julia, c’était
différent. Il avait tellement confiance en elle, qu’il ne
réfléchissait pas. Il fonçait. Il la savait sincère, quoi qu’elle
ait à dire. Alors, réfléchir un tant soit peu quand elle avait des
problèmes, revenait à dire que sa confiance n’était pas aussi
entière qu’il le prétendait.
Il lui arrivait pourtant de
remettre en question les propos de la jeune femme. Quand elle venait
lui dire ce qu’il pensait ou devait penser, par exemple. Quand elle
venait lui faire part de certaines choses – en sachant qu’elle
pouvait se tromper – et refusait ce qu’il avait à objecter,
juste parce que, finalement, cela n’allait pas dans le sens qu’elle
avait espéré, il s’énervait. Ils s’étaient déjà disputés
pour cela. Elle refusait même parfois de voir qu’elle faisait des
erreurs. Pire, quand Caleb le lui faisait remarquer, elle prenait
cela pour des déclarations de guerre et enlevait le peu de confiance
qu’elle lui avait accordé jusque là. Elle mettait alors sur son
compte tout un tas de pensées malsaines alors que lui ne pensait pas
à mal. Il continuait à penser à elle, à se demander si elle
allait bien et ressentait même de l’impuissance à ne pas pouvoir
l’aider plus qu’il ne le faisait.
Il en était sûr. Jamais il
n’avait été aussi sûr de toute sa vie : Julia était une
personne des plus importantes de sa vie ; elle comptait plus que
tout, quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle dise, il réfléchissait
toujours quant à savoir pourquoi elle agissait « mal »
envers lui par moment. Pourtant, il savait qu’il ne pourrait lui
donner plus qu’une amitié très forte, puissante. La frontière,
si mince, si fragile, entre l’amitié et l’amour n’était pas
franchie. Et il n’avait pas envie de la franchir.
C’est à cela qu’il devait
réfléchir aujourd’hui. Les images qu’il avait vues en prenant
la feuille lui rappelèrent tout ce qu’il avait pu vivre auprès de
Julia. Tout ce qu’il avait pu ressentir. Il se sentait vivre,
exister avec elle. Oui, il l’aimait énormément. Oui, il voulait
la protéger, être là pour elle. Ce qui lui était arrivé dans
cette cuisine semblait changer la donne. D’après ce qu’il avait
vu, la frontière de l’amitié allait être dépassée. Son
accident allait faire prendre conscience à Julia qu’elle était à
un cheveu de le perdre.
Et après ?
Après, il rassembla les images,
les mit dans l’ordre, coupa les informations qu’il en tira,
recoupa ces mêmes informations et chercha la signification des
symboles, de ce qu’il avait vu. Il semblerait que Julia soit plus
proche aujourd’hui qu’elle ne l’était hier. Son rapprochement
se faisait plus intense chaque jour. Elle représentait tout ce dont
avait rêvé Caleb dans sa vie. Elle le comprenait. Avec elle, il
pouvait discuter, faire avancer les choses et avancer lui-même. Il
savait qu’il n’aurait plus jamais l’occasion de rencontrer une
personne comme Julia. Ils étaient des âmes sœurs. Ils étaient,
l’un pour l’autre, ce que tout le monde recherchait dans sa vie.
Ils s’étaient rencontrés. Caleb remerciait la vie.
Mais...
Parce qu’il y a toujours un
« mais ». Caleb avait vu la suite. Il était allé plus
loin. On lui avait donné le pouvoir de voir ce qui allait se passer.
Il pouvait anticiper son futur.
Un futur sous les meilleurs
auspices à première vue. Il allait vivre avec Julia. Ils allaient
construire une vie commune ensemble. Les enfants n’étaient pas à
l’ordre du jour ; c’était ce qu’il nota tout de suite.
Pourtant, un enfant est l’aboutissement d’une relation,
l’accomplissement absolu d’un amour fort, intense, sincère et
vrai. Alors pourquoi n’y en avait-il pas dans les images dont il se
rappelait ?
Il chercha, fouina dans le
moindre recoin de sa mémoire pour tenter de découvrir une pochette
d’images qu’il aurait oubliée. Il ne trouva rien.
Bien entendu qu’il ne trouvait
rien, il n’y avait rien à chercher. Ces images là n’existaient
pas. Et pourquoi ne devaient-elles pas exister ? Un problème ? Oui.
Et de taille. Le problème provenait de lui en fait. Il ne pensa pas
qu’il pouvait être dans l’incapacité de procréer. Il pensa
aussitôt à ce qu’il pouvait faire. Pour lui, ce n’était pas
grand-chose. Juste apporter tout le bonheur possible à Julia. Il
ferait tout pour qu’elle soit heureuse. Il serait présent quand
elle en aurait besoin, il serait attentionné, aux petits soins. Quoi
demander de plus ?
Bien sûr qu’il y aurait
sûrement des petits coups de gueule. Mais il n’était pas
rancunier, ils seraient vite oubliés. Et il n’était pas du genre
à cogner. Il avait imaginé un jour que si on le refusait tel qu’il
était, alors qu’il ne désirait rien d’autre que le bonheur de
sa partenaire, c’était justement parce qu’il ne cognait pas. Et
si les femmes avaient besoin qu’on leur tape dessus pour être
rassurées ? Il préférait chasser cette idée, loin, très loin,
plutôt que d’imaginer que cela puisse être vrai, voire possible.
Cela dit, il savait ce qui
allait découler de toute cette attention, tout cet amour. Il
l’appelait l’amour dévastateur ou l’amour
destructeur. Il était si puissant qu’il faisait plus de mal
que de bien et ce, quelles que soient les bonnes intentions
qu’éprouvait Caleb.
Il savait comment cela allait
tourner. Ça allait être un véritable cauchemar pour Julia. Et ce
cauchemar allait se répercuter sur lui. Il allait l’étouffer,
sans le vouloir. Il allait lui supprimer toute liberté sans même
s’en rendre compte.
Et encore ! Lui supprimerait-il
réellement cette liberté ? Il ferait tout pour qu’elle soit
heureuse. Il la laisserait faire ce qu’elle avait envie de faire.
Ne serait-ce pas plutôt elle
qui, voulant toujours plus, le rendrait responsable d’une liberté
supprimée alors qu’il en accordait de plus en plus ?
Il ne chercha pas plus loin, il
savait que ça se terminerait ainsi. Elle viendrait un jour (ou un
matin au saut du lit, tiens, pourquoi pas ?) et elle lui dirait qu’il
était trop présent, trop gentil, trop attentionné.
Elle lui dirait qu’il était trop, tout simplement, et
qu’elle n’en pouvait plus, qu’elle avait besoin de respirer.
Il se rendrait alors compte
qu’il lui faisait du mal bien qu’il ne le désirât pas. Il
chercherait à la rendre heureuse pour en fin de compte la rendre
malheureuse. Il chercherait son bonheur pour obtenir son malheur.
Pouvait-il se le permettre ?
Pouvait-il permettre cela ?
Qu’est-ce qui te dit que
toutes ces images sont réellement ce qui va se produire ? lui
demanda la petite voix.
Il ne sut quoi répondre.
Pourtant il savait pertinemment que c’était vrai. Tout cela était
vrai. Tout ce qu’il avait vu. Au même titre qu’il sut, quand il
vit Julia pour la première fois, qu’il allait vivre quelque chose
de magique avec cette femme. Et il avait vécu quelque chose de
magique.
Il avait une décision à
prendre : rester auprès d’elle et la rendre malheureuse au fil du
temps ou la libérer de sa présence et la laisser faire sa vie.
Sachant ce qu’il savait, il pouvait aussi anticiper mais qui lui
confirmait, qu’à son réveil, il se souviendrait de tout cela ? Il
pouvait, pour une fois, prendre une résolution en sachant ce qui
allait se passer. Il savait comment tourneraient les choses. Il
détenait des informations qui lui serviraient dans sa prise de
décision.
Combien de fois se disait-on :
« Ah ! Si seulement je savais ce qui m’attend, au moins la
décision serait plus facile à prendre ! » ?
Il en avait l’occasion. Et
comme il avait bien pesé le pour et le contre, il prit la feuille
qui attendait par terre. Il la posa sur son lit.
Comme l’Immaculé lui avait
dit qu’il ne le reverrait pas, il lui adressa ses remerciements par
la pensée. Il n’était pas certain que ses remerciements iraient à
leur destinataire, mais bon, l’intention était là.
Ensuite, il prit le stylo
qu’avait laissé Mister Clean et signa le bout de papier.
Pour Julia. Rien que pour elle.
Et tout devint néant.
(1) Epicure.
(2) Pierre Déproges.
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