samedi 29 octobre 2016

Pour Julia

Quand il se réveilla, il fut noyé par une lumière aveuglante. Il referma les yeux et les ouvrit de nouveau mais plus lentement, histoire de les laisser s’accoutumer.
Il était dans une pièce blanche immaculée. Il tenta de se redresser mais ses muscles étaient endormis. Il y parvint au prix d’un effort considérable. Il mit ses mains en arrière pour se tenir assis. Il sentait ses muscles trembler de plus en plus fort au bout de quelques secondes seulement. Bien que la pièce soit baignée d’une lumière blanche, aucun néon ou halogène ne justifiait cette clarté.
Il se rallongea, ne tenant plus. Il entendit une porte s’ouvrir, de celle que l’on voit dans des films de science fiction comme Star Trek ou encore Star Wars. Il tourna la tête sur sa gauche et vit un homme tout habillé de blanc entrer, un bloc-notes à la main. Ce n’était pas un docteur. Ou plutôt, il n’avait pas l’impression que ce soit un docteur. Il portait une blouse, oui, mais aussi un pantalon pincé et une chemise à jabot.
Un type tout droit sorti de la bouffonnerie du 18ème siècle ?
Le gaillard s’avança et prit une chaise dans un coin de la pièce.
Il ne se rappelait pas avoir vu une chaise tout à l’heure, pas à cet endroit là. Ni à aucun autre endroit d’ailleurs.
Le gars vint s’asseoir à côté de lui et croisa les jambes pour poser son bloc-notes dessus.
– Bien ! commença-t-il. Monsieur Caleb... Quelle est la dernière chose dont vous vous souvenez ?
Caleb tout court, où suis-je ?
Peu importe pour le moment. Répondez juste à ma question.
Caleb réfléchit. Pas à la question posée. Il savait ce qu’il allait répondre. Mais il ne reconnaissait pas cet endroit. Il ne ressemblait à rien en fait. Ce n’était pas un hôpital, pas une chambre d’hôpital ! Ce n’était qu’une pièce blanche du sol au plafond, sans aucune trace quelconque après les murs. Une seule porte de sortie, pas de fenêtre, pas de miroir, pas de table de nuit ni de dispositif pour appeler les infirmières en cas de besoin. Caleb avait les boules. Il était en terrain inconnu, avec un inconnu qui venait lui poser des questions sans s’être présenté.
– Vous êtes un toubib ? demanda-t-il alors.
Pas exactement. Je suis là pour déterminer vos besoins.
Mes besoins ?
Oui. Laissez-vous faire, il n’y a rien de méchant, vous verrez. Répondez juste à quelques questions, ensuite, je vous explique.
Caleb restait méfiant. Il devait répondre à des questions alors que l’autre là, le Mister Clean, ne voulait rien donner en échange.
Le gars tout blanc attendait, patient. Caleb lisait dans ses yeux qu’on pouvait lui faire confiance. C’était justement cela qui lui faisait peur : tout était cadré pour qu’il ait absolument confiance. Et si c’était un type qui vendait des assurances ou une autre escroquerie dans le genre ? Ces gens-là jouaient beaucoup sur leur prestance, leur présentation, leur regard. Ils avaient une force intérieure qui vous faisait basculer en un rien de temps et dire amen à tout et surtout à n’importe quoi.
– C’est quoi la question déjà ? mentit Caleb parce qu’il savait très bien quelle avait été cette question.
Il voulait juste chauffer les nerfs de Mister Clean et voir jusqu’où il pouvait garder son flegme.
– Quelle est la dernière chose dont vous vous souvenez ?
Placide, posé, de la chaleur dans la voix, il n’avait pas bougé d’un pouce, rien qui traduisait une once d’agacement. Tant pis, ce n’était qu’un début, Caleb ne baissa pas les bras.
– Je me souviens d’avoir mis le feu sous ma casserole d’eau pour mes nouilles !
Caleb avait répondu avec un ton ironique mais tout était vrai.
Et ?
Quoi « et » ?
Nouvelle tentative d’agacement. Caleb pensait qu’il allait jouer comme ça avec Immaculée Blancheur jusqu’à ce que ce dernier s’énerve pour de bon, jette son bloc-notes et admette qu’on était en train de lui jouer un tour à la caméra cachée.
– N’avez-vous rien vu d’autre ? demanda-t-il.
Caleb réfléchit quelques secondes. Il pensa vraiment à la question posée cette fois-ci.
– Non, rien.
Vraiment rien ?
Caleb réfléchit encore quelques secondes. Il ne savait pas où voulait en venir le pseudo toubib.
– Non...
Vous en êtes sûr ?
Là, c’était Caleb qui se retrouvait pris à son propre piège. Il avait envie de lui gueuler dessus et se rappela alors que lui-même avait eu l’intention de jouer ce petit jeu. Cet homme, tout en blanc, lui apprenait l’humilité.
– Oui, j’en suis sûr ! Pourquoi ? Je devrais me souvenir de quelque chose d’autre ?
Pas forcément en fait.
Mister Clean décroisa les jambes pour les recroiser dans l’autre sens. Il posa son bloc-notes à terre, délicatement. Il mit son stylo dessus, se redressa et croisa ses mains sur ses genoux. Ce petit cérémonial énerva Caleb qui faisait tous les efforts possibles pour se contenir et ne pas exploser.
Bouffon va !
Ah ! La petite voix intérieure s’était réveillée. Celle qui lui disait tout bas ce qu’il n’osait dire tout haut afin d’éviter de blesser, de se faire passer pour le dernier des imbéciles ou encore de se faire massacrer par un gang de voyous.
– Je vous explique, commença l’Immaculé.
Enfin ! Vas-y, annonce la couleur.
– En fait, il y a plusieurs styles de personnes qui débarquent ici. Il y a ceux qui l’attendent, la voient arriver et s’y préparent ; ceux qui se réveillent sans vraiment savoir où ils en sont mais qui se souviennent après coup l’avoir vue, au dernier moment, pourrait-on dire. Et il y a ceux qui, comme vous, ne semblent pas l’avoir vue du tout ou ne serait-ce qu’aperçue. C’est pour cela que je vous ai posé plusieurs fois la question.
Mais de qui ou de quoi parlez-vous ? Vu qui ? Vu quoi ?
La Mort, Monsieur Caleb. La Mort.
Caleb regardait le type, toujours aussi calme, assis sur sa chaise. Il attendait sûrement une réaction. La seule que Caleb pouvait lui donner était concentrée dans un sourire. Un sourire moqueur, accompagné d’une question : tu fumes quoi ?
– Ne souriez pas bêtement Monsieur Caleb. La seconde fois que je vous ai posé la question, vous avez pris votre temps pour me répondre, rassemblant tous vos souvenirs. Puis vous avez à nouveau répondu non. Et à la troisième fois, vous vous êtes emporté, parce que vous étiez sûr de vous. Et je n’en doute pas. Ce qui signifie que vous êtes toujours en vie.
Parfait ! Comme ça, je vais pouvoir me tirer d’ici au plus vite ! Je suis content de vous avoir connu.
Pas si vite, dit Mister Clean en levant une main. Il n’y a rien de l’autre côté de cette porte : que le néant. Et je ne vous forcerai pas à aller vérifier. Au contraire, je ferai en sorte que vous restiez bien sagement ici dans un premier temps. La dernière fois, la patiente a eu un tel choc qu’elle en est décédée.
Caleb le prenait vraiment pour un allumé. Il avait envie de rire, de rire aux éclats, et pour rien au monde il ne voudrait partir d’ici. Il voulait rester en compagnie de ce gars qui était si drôle à débiter ses inepties.
– Comment ça « dans un premier temps » ? questionna-t-il.
Il arrive toujours un moment où l’on doit faire face et prendre des décisions, quel qu’en soit le prix à payer, Monsieur Caleb.
Monsieur Caleb, ben il comprend pas ce que tu baratines face de citron !
Caleb était d’accord avec la petite voix. Il se demandait maintenant s’il ne ferait pas mieux d’arrêter de se payer la tête de ce gars et d’écouter tout ce qu’il avait à dire.
Ok, mais tu continues à l’appeler Mister Clean, l’Immaculé ou je ne sais quoi ! Tu peux même trouver d’autres noms ! Moi ça me fait triper ! s’exclama la petite voix.
Caleb le lui promit mais il voulait savoir ce qui lui arrivait.
Expliquez-moi alors ce que je fais ici.
Mister Clean sourit et se redressa sur sa chaise.
– Vous n’êtes pas encore mort Monsieur Caleb. Sachez-le. Mais il ne tient qu’à vous de le devenir.
Caleb l’interrogea du regard. Il ne pouvait faire que cela de toute façon.
Vous ne vous souvenez que d’avoir mis le feu sous votre casserole d’eau. Et c’est normal puisque c’est la dernière chose que vous avez faite avant que votre cuisine ne soit pulvérisée par l’explosion de gaz.
Caleb détourna le regard. Le gaz. Il se souvenait maintenant avoir senti une odeur de gaz, subitement. Pas assez subitement puisqu’il avait déjà gratté son allumette.
– Vous avez été, pour ainsi dire, sauvé de la mort par votre vaisselier qui s’est effondré quand vous l’avez percuté.
Mais alors, je suis vivant !
Pas vraiment en fait. Vous êtes vivant juste dans la mesure où vous respirez. Mais vous ne pouvez pas parler, ni même bouger.
Caleb leva une main pour l’ouvrir et la fermer plusieurs fois de suite, comme pour prouver à l’Immaculé qu’il ne disait que des âneries. Celui-ci sourit de nouveau.
– Vous êtes dans le coma, Monsieur Caleb. Un coma très profond. Il ne tient qu’à vous de vous en sortir.
Alors, qu’est-ce qu’on attend ?
Mister Clean tendit la main vers le mur en face de Caleb. Le panneau blanc se déplaça sur sa droite et fit apparaître une vraie chambre d’hôpital. Caleb y reconnut le lit, la fenêtre, le dispositif pour prévenir les infirmières et tout un attirail muni de fils et de tuyaux. Il reconnut aussi la personne allongée sur le lit. C’était lui. Il semblait dormir. Il comprit que la machine l’alimentait en oxygène et maintenait ses fonctions vitales en activité.
– Vous recevez de la visite régulièrement. Une jeune femme. Elle vous parle mais vous ne l’entendez pas. Pas encore du moins. Parce que jusqu’à présent, vous n’étiez pas vraiment conscient de votre état.
C’est sûr que si tu étais dans le coma, tu ne risquais pas d’être conscient !
– Vous êtes passé dans une autre phase désormais. Et vous seul pouvez décider si vous vous allez vous en tirer ou pas.
Mister Clean se leva. Il reprit son bloc-notes. Il en tira deux feuilles. Deux formulaires d’après ce qu’en vit Caleb. Il les posa au bout du lit.
– Une seule est à signer. Chacune d’elle représente une voie. À vous de savoir laquelle prendre. Mais ne signez pas en toute hâte. Pesez bien le pour et le contre.
Quel pour ? Quel contre ? Il avait le choix entre rester dans le coma, voire mourir ou revenir à la vie. Le choix n’était-il pas évident ? Ou alors le contrat avait une clause spéciale, un truc écrit en tout petit que personne ne lisait. Le piège dans lequel tout le monde plongeait. Il y avait forcément un petit quelque chose, sinon, on ne lui aurait pas posé la question. On ne lui aurait pas demandé de faire un choix. Alors qu’est-ce qu’il y avait, bon sang ? Qu’est-ce qu’il devait voir qu’il n’avait pas vu ?
Il était perdu dans ces réflexions quand machinalement il prit la feuille, le bulletin réponse OUI, JE VEUX M’EN SORTIR.
Il fut alors assailli, noyé par mille images. Mais pas seulement : il ressentit tout un panel de joies, de rires, de pleurs, de souffrance, de déchirures. Il lâcha la feuille qui voleta jusque sur le sol. Il transpirait à grosses gouttes et avait besoin d’avaler le plus d’air possible à chaque inspiration. Il était fatigué, horriblement fatigué.
Il venait de voir une vie défiler devant lui, sa vie. Et il en avait ressenti le moindre aspect. Mais ce n’était pas celle qu’il avait vécue. On dit souvent qu’au seuil de la mort, on voit sa vie défiler devant ses yeux. Là, ce n’était pas le cas. Il avait vu son avenir, ce qui allait lui arriver s’il signait le bout de papier. Il comprit alors qu’il devait réfléchir. Il comprit ce qu’étaient les petits caractères en bas de page que personne ne lisait. Il comprit que tout cela n’était pas à prendre à la légère, qu’il devait peser le pour et le contre avant de s’engager. Il allait prendre son temps, remettre de l’ordre dans ce qu’il avait vu avant de prendre l’ultime décision.
Mister Clean savait qu’il avait compris. Il savait où Caleb en était et qu’il avait pleinement conscience de ce qu’il avait à faire.
– Que va-t-il m’arriver ? demanda Caleb.
Je ne peux vous dévoiler votre futur. Je n’en ai pas le droit. Par contre je peux vous dire ce qui se passera quand vous apposerez votre signature sur l’une de ces feuilles. Celle que vous avez laissé tomber vous rendra la vie. Vous vous réveillerez d’un long sommeil, vous réapprendrez à vivre et tout ce que vous avez vu se réalisera. La seconde, une fois signée, ne donnera rien. Le néant. Tout se finira, tout s’éteindra, tout deviendra noir. Vous n’en aurez même pas conscience. Il ne faudra pas en avoir peur. Vous ne souffrirez pas. Vous vous endormirez tout simplement.
La mort n’est pas à craindre. (1)
L’immaculé le regarda et sourit. Pour lui, Caleb ne devait pas être de ceux qui sortaient ce genre de phrase. Surtout qu’elle n’était pas de lui.
– Exact. La mort n’est pas à craindre. Vous ne la voyez pas. Le temps que vous êtes en vie, elle n’est pas là. Et quand vous êtes mort, elle n’est déjà plus.
Il se dirigea vers la porte par où il était entré.
– Vous ne me reverrez plus, Monsieur Caleb. Quoi qu’il arrive. Faites votre choix. Quel qu’il soit, ce sera le bon.
Il lui adressa un clin d’œil et disparut derrière la porte.
Caleb plongea presque aussitôt dans ses pensées. Il revit quelques images, de celles qui l’avaient assailli peu de temps avant. Il revit cette femme. Il la connaissait, c’était Julia. Une amie. Une amie qu’il aimait énormément en fait. Il tenait à elle plus qu’à tout. Cependant, elle restait une amie à ses yeux. Il était loyal avec elle, sincère, respectueux. Plus peut-être que ne pourraient l’être un amant, un mari. Il lui faisait confiance aveuglément, il savait qu’elle prenait et qu’elle prendrait les bonnes décisions. Il la connaissait bien depuis le temps.
Ils étaient toujours branchés sur la même longueur d’onde. Il arrivait souvent à Julia de devancer Caleb dans ce qu’il allait dire. Il faisait celui que ça exaspérait mais au fond, il aimait cela. Il aimait sentir qu’une personne du sexe opposé puisse le comprendre aussi bien. Leur complicité allait bien au delà de la simple fratrie. Julia n’avait pas besoin de parler pour que Caleb comprenne ce qu’elle ressentait. Il lui suffisait de la regarder. Mieux encore, par moment, il lui suffisait de l’entendre. Il savait, au son et au ton de sa voix, qu’elle n’allait pas bien. Il sentait tout cela comme jamais il ne l’avait senti pour quelqu’un d’autre. Il ressentait cette envie irrésistible de savoir, à n’importe quel moment de la journée si elle allait bien, quelle que soit l’heure. Même s’il l’avait demandé quelques minutes avant, il reposait la question, sans cesse. La plupart du temps, il savait qu’elle se portait bien mais il posait quand même la question, histoire de se rassurer. Il ne comprenait pas pourquoi il avait ce besoin de la protéger. Peut-être parce qu’il la savait fragile malgré ce qu’elle montrait. C’est vrai que pour beaucoup de choses, Julia était forte, très forte. Caleb n’en doutait pas et la laissait faire à son aise, sachant qu’elle s’en tirerait avec les honneurs. Mais dans d’autres circonstances, Julia était fragile et facile à désarçonner. Elle pouvait se relever mais il lui fallait du soutien, ne serait-ce que quelqu’un qui sache lui dire qu’il avait confiance en elle. Caleb était là pour ça. Il n’aimait pas voir les gens foulés aux pieds sans raison alors qu’ils ne demandaient rien d’autre qu’un peu d’attention. Lui aussi en demandait parfois. On ne la lui accordait pas tout le temps mais il avait appris à se relever seul et à avancer seul, en profitant de ce qu’on lui donnait au moment voulu.
C’était pour cette raison qu’il apportait souvent son soutien, il pouvait avoir de la force pour deux alors pourquoi refuser de tendre la main quand on pouvait le faire ? Par égoïsme ? On lui reprochait souvent de ne pas penser à lui et de faire passer les autres avant. Mais il était comme cela. Il se disait que s’il faisait passer quelqu’un devant, cette personne pouvait jouer le rôle d’éclaireur et ainsi, il pouvait anticiper, avoir une vision d’ensemble. Ceux qui le méritaient, à son égard, pouvaient espérer être sauvés avant de foncer dans le mur. Ceux, par contre, qui ne le méritaient pas, pour une raison ou pour une autre, s’écrasaient.
Il ne savait plus qui avait dit cela : « L’intelligence, c’est comme les parachutes, quand on n’en a pas, on s’écrase. » (2)
S’il voyait un danger quelconque, s’il prévenait et qu’on ne daignait pas l’écouter, il laissait faire, sans remord. Les personnes de peu d’intelligence se plantaient la plupart du temps mais il n’était déjà plus l’heure de s’en inquiéter.
Pour Julia, c’était différent. Il avait tellement confiance en elle, qu’il ne réfléchissait pas. Il fonçait. Il la savait sincère, quoi qu’elle ait à dire. Alors, réfléchir un tant soit peu quand elle avait des problèmes, revenait à dire que sa confiance n’était pas aussi entière qu’il le prétendait.
Il lui arrivait pourtant de remettre en question les propos de la jeune femme. Quand elle venait lui dire ce qu’il pensait ou devait penser, par exemple. Quand elle venait lui faire part de certaines choses – en sachant qu’elle pouvait se tromper – et refusait ce qu’il avait à objecter, juste parce que, finalement, cela n’allait pas dans le sens qu’elle avait espéré, il s’énervait. Ils s’étaient déjà disputés pour cela. Elle refusait même parfois de voir qu’elle faisait des erreurs. Pire, quand Caleb le lui faisait remarquer, elle prenait cela pour des déclarations de guerre et enlevait le peu de confiance qu’elle lui avait accordé jusque là. Elle mettait alors sur son compte tout un tas de pensées malsaines alors que lui ne pensait pas à mal. Il continuait à penser à elle, à se demander si elle allait bien et ressentait même de l’impuissance à ne pas pouvoir l’aider plus qu’il ne le faisait.
Il en était sûr. Jamais il n’avait été aussi sûr de toute sa vie : Julia était une personne des plus importantes de sa vie ; elle comptait plus que tout, quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle dise, il réfléchissait toujours quant à savoir pourquoi elle agissait « mal » envers lui par moment. Pourtant, il savait qu’il ne pourrait lui donner plus qu’une amitié très forte, puissante. La frontière, si mince, si fragile, entre l’amitié et l’amour n’était pas franchie. Et il n’avait pas envie de la franchir.
C’est à cela qu’il devait réfléchir aujourd’hui. Les images qu’il avait vues en prenant la feuille lui rappelèrent tout ce qu’il avait pu vivre auprès de Julia. Tout ce qu’il avait pu ressentir. Il se sentait vivre, exister avec elle. Oui, il l’aimait énormément. Oui, il voulait la protéger, être là pour elle. Ce qui lui était arrivé dans cette cuisine semblait changer la donne. D’après ce qu’il avait vu, la frontière de l’amitié allait être dépassée. Son accident allait faire prendre conscience à Julia qu’elle était à un cheveu de le perdre.
Et après ?
Après, il rassembla les images, les mit dans l’ordre, coupa les informations qu’il en tira, recoupa ces mêmes informations et chercha la signification des symboles, de ce qu’il avait vu. Il semblerait que Julia soit plus proche aujourd’hui qu’elle ne l’était hier. Son rapprochement se faisait plus intense chaque jour. Elle représentait tout ce dont avait rêvé Caleb dans sa vie. Elle le comprenait. Avec elle, il pouvait discuter, faire avancer les choses et avancer lui-même. Il savait qu’il n’aurait plus jamais l’occasion de rencontrer une personne comme Julia. Ils étaient des âmes sœurs. Ils étaient, l’un pour l’autre, ce que tout le monde recherchait dans sa vie. Ils s’étaient rencontrés. Caleb remerciait la vie.
Mais...
Parce qu’il y a toujours un « mais ». Caleb avait vu la suite. Il était allé plus loin. On lui avait donné le pouvoir de voir ce qui allait se passer. Il pouvait anticiper son futur.
Un futur sous les meilleurs auspices à première vue. Il allait vivre avec Julia. Ils allaient construire une vie commune ensemble. Les enfants n’étaient pas à l’ordre du jour ; c’était ce qu’il nota tout de suite. Pourtant, un enfant est l’aboutissement d’une relation, l’accomplissement absolu d’un amour fort, intense, sincère et vrai. Alors pourquoi n’y en avait-il pas dans les images dont il se rappelait ?
Il chercha, fouina dans le moindre recoin de sa mémoire pour tenter de découvrir une pochette d’images qu’il aurait oubliée. Il ne trouva rien.
Bien entendu qu’il ne trouvait rien, il n’y avait rien à chercher. Ces images là n’existaient pas. Et pourquoi ne devaient-elles pas exister ? Un problème ? Oui. Et de taille. Le problème provenait de lui en fait. Il ne pensa pas qu’il pouvait être dans l’incapacité de procréer. Il pensa aussitôt à ce qu’il pouvait faire. Pour lui, ce n’était pas grand-chose. Juste apporter tout le bonheur possible à Julia. Il ferait tout pour qu’elle soit heureuse. Il serait présent quand elle en aurait besoin, il serait attentionné, aux petits soins. Quoi demander de plus ?
Bien sûr qu’il y aurait sûrement des petits coups de gueule. Mais il n’était pas rancunier, ils seraient vite oubliés. Et il n’était pas du genre à cogner. Il avait imaginé un jour que si on le refusait tel qu’il était, alors qu’il ne désirait rien d’autre que le bonheur de sa partenaire, c’était justement parce qu’il ne cognait pas. Et si les femmes avaient besoin qu’on leur tape dessus pour être rassurées ? Il préférait chasser cette idée, loin, très loin, plutôt que d’imaginer que cela puisse être vrai, voire possible.
Cela dit, il savait ce qui allait découler de toute cette attention, tout cet amour. Il l’appelait l’amour dévastateur ou l’amour destructeur. Il était si puissant qu’il faisait plus de mal que de bien et ce, quelles que soient les bonnes intentions qu’éprouvait Caleb.
Il savait comment cela allait tourner. Ça allait être un véritable cauchemar pour Julia. Et ce cauchemar allait se répercuter sur lui. Il allait l’étouffer, sans le vouloir. Il allait lui supprimer toute liberté sans même s’en rendre compte.
Et encore ! Lui supprimerait-il réellement cette liberté ? Il ferait tout pour qu’elle soit heureuse. Il la laisserait faire ce qu’elle avait envie de faire.
Ne serait-ce pas plutôt elle qui, voulant toujours plus, le rendrait responsable d’une liberté supprimée alors qu’il en accordait de plus en plus ?
Il ne chercha pas plus loin, il savait que ça se terminerait ainsi. Elle viendrait un jour (ou un matin au saut du lit, tiens, pourquoi pas ?) et elle lui dirait qu’il était trop présent, trop gentil, trop attentionné. Elle lui dirait qu’il était trop, tout simplement, et qu’elle n’en pouvait plus, qu’elle avait besoin de respirer.
Il se rendrait alors compte qu’il lui faisait du mal bien qu’il ne le désirât pas. Il chercherait à la rendre heureuse pour en fin de compte la rendre malheureuse. Il chercherait son bonheur pour obtenir son malheur.
Pouvait-il se le permettre ? Pouvait-il permettre cela ?
Qu’est-ce qui te dit que toutes ces images sont réellement ce qui va se produire ? lui demanda la petite voix.
Il ne sut quoi répondre. Pourtant il savait pertinemment que c’était vrai. Tout cela était vrai. Tout ce qu’il avait vu. Au même titre qu’il sut, quand il vit Julia pour la première fois, qu’il allait vivre quelque chose de magique avec cette femme. Et il avait vécu quelque chose de magique.
Il avait une décision à prendre : rester auprès d’elle et la rendre malheureuse au fil du temps ou la libérer de sa présence et la laisser faire sa vie. Sachant ce qu’il savait, il pouvait aussi anticiper mais qui lui confirmait, qu’à son réveil, il se souviendrait de tout cela ? Il pouvait, pour une fois, prendre une résolution en sachant ce qui allait se passer. Il savait comment tourneraient les choses. Il détenait des informations qui lui serviraient dans sa prise de décision.
Combien de fois se disait-on : « Ah ! Si seulement je savais ce qui m’attend, au moins la décision serait plus facile à prendre ! » ?
Il en avait l’occasion. Et comme il avait bien pesé le pour et le contre, il prit la feuille qui attendait par terre. Il la posa sur son lit.
Comme l’Immaculé lui avait dit qu’il ne le reverrait pas, il lui adressa ses remerciements par la pensée. Il n’était pas certain que ses remerciements iraient à leur destinataire, mais bon, l’intention était là.
Ensuite, il prit le stylo qu’avait laissé Mister Clean et signa le bout de papier. Pour Julia. Rien que pour elle.
Et tout devint néant.





(1) Epicure.
(2) Pierre Déproges.

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