samedi 29 octobre 2016

8406

Avant que la pièce ne soit baignée d’une intense lumière blanche, qui lui arracha les yeux, et que le son du match de hockey ne soit couvert par le ronflement puissant des réacteurs du véhicule de police qui venait de stopper en face de sa fenêtre, Gabriel ne pensait à rien. Il ne pensait même pas recevoir la visite de la police à dire vrai. Elle avait lieu deux fois par mois pour les gens de son espèce, ceux des quartiers peu fréquentables, les quartiers des anciens détenus. La première était passée depuis quelques jours seulement. Il reconnaissait être un peu à la masse en ce moment mais de là à oublier le passage des corbeaux, certainement pas ! Alors une seule solution : il avait fait une connerie. Encore lui fallait-il savoir laquelle.
On le somma d’ouvrir sa fenêtre et de lever les mains. Cette habitude de demander à mettre les mains en l’air ne provenait pas de ces vieux films ringards du 20ème ou 21ème siècle. Dans ces films, les flics disaient un truc du genre « Mains en l’air » et le brigand de les lever en stoppant sa fuite vers une potentielle liberté. Aujourd’hui, les poulets ne s’embarrassaient pas avec des sommations à la noix. Ils tiraient. C’était aussi simple que cela. Au criminel de se démerder pour être plus rapide que la balle qui le coursait. Toujours est-il qu’il devait mettre les mains en l’air afin que l’on enregistre ses empreintes et que l’on confirme que c’était bien lui que l’on recherchait.
Gabriel se leva, encore embrumé par le pack de bières qu’il venait de descendre. Il appuya sur un petit bouton à côté de la fenêtre teintée qui s’ouvrit. Gabriel allait encore souffrir le martyre, comme à chaque visite. Se prendre les phares surpuissants en pleine figure relevait d’un défi permanent. Surtout qu’il devait garder les yeux ouverts et il ne supportait pas ça. En plus d’être dérangé devant son match de hockey, on allait lui examiner le cerveau ! Un simple rayon lirait sa cervelle comme le lecteur laser d’antan lisait un compact disc. Qu’avait-il fait bordel ? Le rayon laser bleu turquoise passa devant ses mains pour s’assurer que les coyotes ne se plantaient pas de gibier. Un second laser, vert cette fois, passa devant ses yeux. Ça durait deux secondes ; mais durant ces deux misérables secondes, son cerveau était fouillé de fond en comble. Il se sentait violé en quelque sorte. Puis le véhicule de police plongea. La lumière disparut subitement et les réacteurs moururent dans les bruits peu rassurants du quartier des anciens détenus. Gabriel n’en fut qu’à moitié rassuré. Il n’avait plus de laser dans la gueule… c’était déjà cela. Mais il pensa à ce que cette visite surprise voulait dire. Son esprit fit vite le tour de la question. Un abruti quelconque avait enfreint la loi et c’était lui qui était sorti gagnant parmi tous ceux capables de perpétrer le crime. Un inspecteur allait maintenant fouiner le scan de son cerveau pour recouper les informations qu’il avait déjà. Gabriel n’avait rien à craindre puisqu’il n’avait rien fait. C’était juste une saloperie d’ordinateur qui avait chauffé plus que de raison et qui avait pioché son nom comme au loto.
Gabriel était tranquille. Il se remit devant son match.

L’inspecteur Crane courait après son chef dans le couloir du commissariat. Il portait des dossiers qui manquèrent plusieurs fois de tomber alors qu’il se frayait un chemin parmi ses collègues peinant à justifier leur salaire. Il parvint tout de même à rattraper le chef Wydoom. Crane ressemblait plus à un clochard avec sa chemise à moitié ouverte, sa cravate pendante et sa barbe de trois jours.
– Chef, j’ai besoin d’une autorisation d’enquête sur le n°8406.
Wydoom sembla réfléchir. Manifestement, il ne savait pas de quoi parlait son subordonné. Ce qui lui arrivait relativement souvent vu la tonne de dossiers qu’il devait répercuter sur tous les inspecteurs de sa section.
– 8406 ? demanda-t-il après quelques secondes de vaines fouilles dans son cerveau.
Gabriel.
Et pour quelle raison demandez-vous une enquête ? voulut-il savoir sans pour autant avoir raccroché tous les wagons.
Il a été scanné hier mais les résultats ne sont pas probants.
Wydoom réfléchit à nouveau. La lumière vint plus rapidement.
– Oui, je me souviens ! J’ai eu les résultats moi aussi. Crane, nous avons scanné les cinq suspects potentiels que l’ordinateur nous a craché et cela n’a rien donné ! Ils ont tous un alibi valable.
Quatre d’entre eux seulement ! L’enregistrement du 8406 n’a absolument rien donné en fait. Rien qui puisse confirmer ou infirmer l’accusation. C’est comme si une partie de sa mémoire avait disparu.
Ils ne peuvent pas volontairement refouler des souvenirs sans qu’on puisse les retrouver.
Je sais ! C’est pour cela que je demande une enquête plus approfondie. Ce n’est pas normal que nous n’ayons rien trouvé. C’est le trou noir là dedans !
Wydoom considéra Crane un moment. L’inspecteur aussi savait scanner les gens, à sa manière. Il lisait dans les yeux. Dans ceux de Crane, il ne devait voir qu’une détermination modérée. S’il voyait du fanatisme à surveiller un ancien détenu, Wydoom n’autoriserait aucune enquête.
– Très bien ! Mais avant tout, vérifiez la fiabilité du test.
Personne n’en a réchappé jusqu’à présent.
Justement ! Si vos craintes se confirment, quelqu’un en aura trouvé le moyen. Vérifiez avant de mener votre enquête !
Crane se contenta d’acquiescer et de regarder son chef s’éloigner en direction de la machine à eau. Il faisait une chaleur moite et étouffante dans les bureaux. Même à l’extérieur c’était intenable. Le ciel était chargé de nuages noirs et lourds. Le ciel était toujours chargé de nuages noirs et lourds. Le soleil n’avait pas percés depuis des années. Ce qui rendait les gens irritables et maussades. Aujourd’hui, il pleuvait à verse mais cela ne suffisait pas à rafraîchir l’air. L’atmosphère était lourde, oppressante et elle mettait tout le monde mal à l’aise.

L’appartement de Gabriel était à cent douze étages au dessus du sol. Et au-dessus du sien, il y en avait encore un bon paquet. L’ascenseur qui lui permettait de rejoindre la jungle urbaine mettait très peu de temps pour descendre. Gabriel pensait que ça pourrait être un bon moyen de se débarrasser de la racaille comme lui.
« L’ascenseur ne s’est pas arrêté », dirait un badaud ou un flic à la rigueur.
Et lui finirait comme une crêpe à moitié déchiquetée par les éclats de verre et de métal. Au moins, il en aurait fini avec cette vie d’ « ancien détenu relâché pour bonne conduite ». Il se prit à penser que sa vie en prison était plus agréable, plus libre.
Il chassa cette idée quand il reçut les premières gouttes de pluie. Il remonta le col de son imper crade et bouffé par les mites et prit la ruelle sur sa droite. Il entendait le vrombissement lointain des véhicules volant au-dessus de lui. Il s’imagina alors au volant d’une de ces bagnoles volantes, sentant la liberté, la puissance entre ses doigts. Il sourit en comprenant l’absurdité de cette idée. Déjà, il n’aurait jamais l’occasion d’avoir un engin pareil, son statut social le lui interdisait. Ensuite, il pourrait en voler une mais cela augurait plusieurs désagréments. Primo, s’il s’en sortait, il finirait le restant de ses jours en prison et ça, il ne le souhaitait pas. Secundo, le seul moyen de voler un engin était quand il était actionné, c’est à dire pendant qu’il volait. Les voitures ne restaient pas en stationnement dans les rues ou sur un parking. Elles étaient prises en charge par un système robotique qui les parquait sous la ville.
En effaçant l’être humain de ce système, il était impossible de gruger les machines qui restaient seuls gardiennes des parkings souterrains. Une garde parfaite, un système de sécurité infaillible. Le seul qui avait voulu tenter de piquer une voiture n’avait pas eu le temps de poser un pied dans la zone de parcage qu’il était grillé au laser. Et d’après ce qu’il avait entendu dire, le dernier à avoir tenté l’escamotage en plein vol s’était retrouvé encastré dans le bitume. Il était si amoché que les flics avaient dû le ramasser avec une serpillière. De toute façon, Gabriel ne voulait pas satisfaire les flics avec une traque suivie d’un passage à tabac où ils s’en donneraient sûrement à cœur joie. Il n’était pas ce genre de voleur. Lui, il excellait dans le vol d’objets d’art, des richesses familiales. Il n’avait jamais cambriolé une banque. Ça ne servait à rien puisque l’établissement ne gardait plus rien dans les coffres. Il regrettait ne pas avoir vécu au début du siècle où les voleurs pouvaient encore faire parler leur relative intelligence et en mettre plein la vue avec le « casse du siècle ».
Il faisait cela pour survivre, plus que pour vivre. Le vol ne rapportait plus grand-chose maintenant. Sauf s’il s’agissait de dérober la cargaison de dope du gros dealer du coin afin de mettre un bordel monstrueux au sein des différents clans criminels de la ville. Ça lui était déjà arrivé de participer à ce genre de choses. C’était à cause d’un coup comme celui-là qu’il en avait pris pour dix ans. Libéré au bout de sept (« pour bonne conduite », quelle blague !), il voulait rester tranquille durant un moment, se faire oublier. Raté en ce qui concernait les hirondelles.
– Alors ? Big T, tu en penses quoi ?
La voix était caverneuse et portait un soupçon d’enivrement. Gabriel crut tout d’abord qu’on  s’adressait à un type derrière lui qu’il n’aurait pas remarqué. Il ne connaissait pas de « Big Ti » ou « Big Tea », peu importait l’orthographe. Mais visiblement, c’était bien à lui que s’adressait la question. Le clochard, à moitié affalé dans ses cartons, le regardait, satisfait.
– Je vous demande pardon, c’est à moi que vous parlez ?
Bien sûr bougre de bougre que c’est à toi que je parle ! T’es venu me voir l’autre soir pour un rendez-vous avec Big T !
Gabriel ne comprenait pas. Il n’avait jamais vu ce clodo de sa vie. Il ne connaissait pas plus le Big T en question.
– Vous m’avez vu quand ?
Le gueux le regarda d’un air stupide.
– Tu carbures à quoi, mon gars ? T’es venu me voir, il y a deux jours de ça ! Tu voulais voir Big T !
Gabriel réfléchit un instant. Rien, trou noir.
– Je ne me rappelle pas vous avoir vu, dit-il, perdu dans ses pensées.
Ben mon gars, c’est d’la bonne qu’tu t’enfiles !
Et... ce Big T... je peux le voir à nouveau ?
Le clochard se leva et s’éloigna, titubant, en faisant un geste de la main en direction de Gabriel, pour lui dire de laisser tomber. Gabriel pensa rêver. Un trimard lui disait qu’ils s’étaient vus deux jours auparavant, qu’il lui avait arrangé un rendez-vous avec Big T et là dessus, la police débarquait chez lui pour une vérification. Et Gabriel ne se souvenait de rien. Il n’avait pas beaucoup de ressources pour trouver qui était ce Big T. Il était même sûr que ce type n’était pas net, pas net du tout. Il lui restait cependant une porte de sortie. Il devait aller voir son amie de toujours et grand informateur des escrocs de la ville, Galima.

– Non, impossible que l’ordinateur se soit trompé. S’il a sorti ce fichier c’est qu’il s’agissait bien d’un suspect potentiel, dit l’homme en blouse blanche et petites lunettes à l’inspecteur Crane.
Et quant aux données analysées ? demanda Crane.
Impossible non plus qu’elles aient été falsifiées ou altérées. Elles sont vérifiées trois fois de suite pour éviter les erreurs et authentifier leur provenance.
Comment se fait-il dans ce cas que l’un des suspects n’ait absolument rien en mémoire pour ce qui nous intéresse ? Peut-il bloquer sa mémoire et nous empêcher d’y accéder ?
Impossible. Toute chose même refoulée est enregistrée par le scanner.
Pas d’altération possible au moment de l’enregistrement ?
Vous savez ce que cela signifierait inspecteur ?
Crane secoua la tête négativement.
– Lobotomie du sujet. On touche à la racine même du souvenir et c’est irrémédiable si ça se passe mal.
Il a quand même une chance de s’en sortir alors ?
Le scientifique regarda Crane par dessus ses lunettes comme si l’inspecteur était le dernier des imbéciles. De toute évidence, le flic ne connaissait aucune des répercussions qui s’appliquaient au bidouillage de cerveau.
– Je ne connais personne qui s’en soit sorti, inspecteur...
Crane ne dit rien. De toute façon, il s’en foutait. Si c’était là son dernier recours pour connaître la vérité, il n’hésiterait pas une seconde à faire passer le n°8406 à la trappe. Encore fallait-il convaincre ses supérieurs. Il avait entendu parler de cette expérience une fois mais se demandait s’il s’agissait de fabulations dont l’unique but était de créer la suspicion lors des votes de budgets ou s’il s’agissait de choses bien réelles. Au regard du scientifique, il pensa que tout n’était pas si irréel que cela. Mais après tout, il s’agissait de criminels qui avaient enfreint la loi et qui avaient mis la vie d’innocents en danger. Qui irait se soucier de leur sort ? Certainement pas lui. Crane se rendit au service des filatures pour connaître le trajet qu’avait effectué le n°8406 il y avait deux nuits de cela. Ils devaient bien avoir cela sur leurs vidéos numériques.
– Ah ! Vous en avez de bonnes, inspecteur ! Je ne sais même pas pourquoi ils maintiennent ce service en activité si ce n’est pour récolter les infos dans le crâne de ces pauvres malades ! lui cracha le chef de service, Noland.
Crane regardait les écrans qui abondaient dans la salle. Pas un n’affichait une image digne de ce nom.
– La pluie ? demanda-t-il.
Interférences sur les ondes en effet ! Et encore, aujourd’hui, on a de la chance et c’est la première fois ce mois-ci ! On ne peut plus rien pister ni personne ! On ne fait qu’envoyer des patrouilles quand l’ordinateur nous sort des noms. Et notre boulot s’arrête quand on a acheminé le disque au labo des analyses.
Il tapota sur l’épaule de Crane qui regardait les écrans, impuissant.
– Vous savez ce qu’on trouve parfois dans les analyses des citrons décongelés ?
Crane le regarda, quelque peu étonné.
– Vous avez accès aux analyses ?
Le service des analyses des données rapportées par les patrouilles était strictement confidentiel et réservé à une poignée d’élus. Mais il existait toujours quelques débrouillards pour contourner les interdits.
– Mon beau-frère y bosse ! Il me laisse entrer quelquefois, quand il le peut. Alors un jour j’ai vu ce qu’avait fait un pauvre type qui a fini sa vie en cabane. Il avait découpé sa femme et sa petite fille de 5 ans en petits morceaux. Il en avait donné une pleine gamelle à son chien avant de mettre le reste dans le congélo ! Et quand on l’a interrogé sur le pourquoi de son geste, vous savez ce qu’il a répondu ?
Crane fixa Noland et hocha négativement la tête.
– Que la gamine pleurait, ce qui l’empêchait de suivre son match à la télé et que sa femme était conne au lit !
Verdict : enfermé pour démence, pensa Crane.
Encore un type interné, reconnu inconscient de son acte. S’il avait été sur cette affaire, ce gars aurait avoué être pleinement conscient. Il aurait même admis la préméditation, jusqu’au numéro de la lame de scie nécessaire pour découper la petite.
– Pour il y a deux nuits, vous n’avez rien alors ? risqua Crane.
On peut toujours regarder.
Noland tapota sur un clavier et une série de chiffres incompréhensibles pour Crane apparut sur un écran.
– Non, rien ! Il avait plu à verse ce soir-là. Plus que d’habitude.
Crane soupira. Il savait que les données scannées sur le n°8406 n’étaient pas bonnes dans la mesure où elles ne révélaient même pas la présence d’un souvenir. Or, même si 8406 n’avait fait que dormir ce soir là, il y aurait eu au moins la trace d’un rêve ou d’une activité cérébrale.
Comme il n’avait absolument aucune indication, pas un indice, l’inspecteur Crane n’avait plus qu’une seule chose à faire : retrouver le 8406 et l’interroger… à sa manière.

Galima était une femme sensuelle, cheveux longs impeccables, noir d’ébène et toujours lisses. Gabriel s’était toujours demandé comment elle faisait pour ne pas péter les plombs devant les mille et un mâles en chaleur qui la courtisaient jour et nuit. Elle avait de l’aplomb. Sa haute taille fine accrue par des talons hauts impressionnait. C’est peut-être cela qui intimidait ces types qui ne réclamaient rien d’autre qu’un petit moment de câlins. Galima, elle, visait autre chose. Elle ne se considérait pas comme un morceau de viande. Elle estimait être en droit d’attendre plus de la part de ces crétins écervelés qui ne voulaient que dégorger le poireau à la première occasion. Comme elle ne pouvait rien en attendre d’autre, elle les traitait comme il se devait : s’ils insistaient, elle faisait intervenir Virgil et Andréas, deux gros balaises chargés de sa protection. Et sûr que Galima était bien protégée entre eux deux. Une fois, un gars – un tantinet entreprenant – avait voulu griller les étapes. Il s’était retrouvé dans la rue, sous la flotte, presque à poil, un testicule dans une main, une bobine de fil à coudre dans l’autre, en train de hurler comme une truie après l’ablation sans anesthésie. Andréas avait pensé que Virgil avait un tout petit peu exagéré sur cette action. Désormais, on savait à quoi s’en tenir. La mésaventure du testicule avait fait le tour du club de Galima, avec son lot de « petits-rajouts-qui-le-font-bien », comme à chaque fois qu’une rumeur était lancée.
Gabriel, à l’opposé de pas mal d’autres demandeurs, n’avait jamais de soucis pour entrer dans le club. Il pouvait se permettre de passer devant tout le monde. Parfois cela allait plus loin, comme ce soir : il se faisait carrément escorter par Virgil ou Andréas, tout dépendait de qui était de garde à la porte. Ce soir, c’était au tour d’Andréas de jouer les physionomistes. Virgil se chargeait donc de le conduire auprès de Galima, dans sa suite privée aux vitres teintées, au-dessus du club. Elle fut heureuse de voir Gabriel. Elle se sentait bien avec lui. Il l’avait à plusieurs reprises dépannée quand on lui volait ses biens. Gabriel, en échange de quelques renseignements, récupérait les objets volés et s’arrangeait pour que les voleurs sachent à qui ils avaient dérobé ce qu’il ne fallait pas. Galima invita Gabriel à s’asseoir et lui tendit une flûte de champagne. Il ne refusa pas ce grand cru interdit qui lui fit le plus grand bien.
– Dis-moi Galima. Connais-tu un certain Big T ? lui demanda-t-il ensuite.
Galima le fixa en fronçant les sourcils. Ce nom manifestait d’étranges réactions. Si pour le clochard, Gabriel avait vu l’admiration briller dans des yeux ténébreux et explosés à l’alcool, dans ceux de Galima, magnifiques amandes noires, il lisait de la crainte, voire de la peur.
– Pourquoi veux-tu savoir ?
Gabriel haussa les épaules. Il prit l’air innocent, décontracté tout en sachant que ce genre d’attitude ne bernerait pas la jeune femme. Elle venait de sentir quelque chose. Quelque chose de pas bon. Pas bon du tout.
– Ceux qui ont vu Big T ne se souviennent pas de lui ou n’ont jamais rejoint le monde des vivants, continua-t-elle. Tu as rencontré Big T ?
Je ne sais pas en fait. Des flics sont venus pour un scan. Ce n’était pas une visite mensuelle et là dessus, je rencontre un clodo qui me demande si j’ai été satisfait de Big T.
Galima remplit à nouveau de champagne les deux flûtes posées sur la petite table devant eux. C’était confirmé : elle était réellement inquiète. Mais peut-être pas pour elle. Il avait dû croiser un type qu’il ne fallait pas.
– Big T est un caïd, dit alors Galima. Il règne en maître sur la ville. Il ne sort jamais de chez lui et travaille avec des commissionnaires. Il donne aussi bien dans le trafic d’armes et de drogue que dans le trafic de bébés, d’organes et la prostitution. Certains disent qu’il œuvre également pour l’esclavage de certaines femmes « impropres à la prostitution ».
Et qu’est-ce que j’aurais à voir avec ce type ?
Je sais qu’il permet aux criminels de s’évader de prison quand il a besoin de main d’œuvre. Il fait des faveurs à ceux qui sont relâchés pour bonne conduite.
Quelle genre de faveurs ?
Galima resta silencieuse quelques secondes. Gabriel l’implora du regard.
– Il a le moyen d’éviter que les flics ne scannent certaines parties du cerveau. Ainsi, ils ne trouvent rien s’ils ont des soupçons sur un ancien détenu. Y a-t-il quelque chose dont tu ne te souviennes pas ?
Gabriel regarda Galima avant de baisser la tête.
– Si tu es allé voir Big T, s’empressa de dire Galima en voyant la tête de Gabriel, c’est qu’il y a une bonne raison ! Ne tente pas de te souvenir ce que tu voulais oublier ou cacher aux flics.
C’était évident. Cela dit, il y avait un os dans l’histoire. Les flics verraient qu’il y avait un trou noir au beau milieu de son cerveau. Et ça, c’était comme quand on posait une question évidente à quelqu’un : le fait que ce dernier ne réponde pas nous donnait en fin de compte la réponse dont on avait besoin. Un manque dans le cerveau de Gabriel le désignait comme suspect numéro un. Ce qui le faisait flipper, c’était qu’il ne savait pas de quoi il était suspecté.

Quand il eut fini de grimper les escaliers qui le menèrent au cent douzième étage de son immeuble – parce que l’ascenseur était en panne ou bloqué par il ne savait quoi – il eut la surprise de voir l’inspecteur Crane sur le pas de sa porte. Il comprit alors pourquoi l’ascenseur était « HS ». Le flic l’avait crevé à monter ces marches. Comme cela, s’il voulait s’enfuir, il se retrouverait assez rapidement en panne d’énergie, même si sa détermination à semer les perdreaux était colossale. Il se demandait ce que le flic faisait ici, bien qu’il ait quelques hypothèses à formuler. Et la plus évidente était celle de ce trou noir dans sa base de données personnelle. Il ouvrit sa porte sans se soucier de Crane qui souriait d’un air satisfait. Certainement à cause de son coup de génie en mettant les ascenseurs en panne. Monter cent douze étages à pied était une épreuve de force redoutable et le flic riait de sa propre connerie.
– Que me voulez-vous, inspecteur ?
Je veux savoir.
Savoir quoi ?
Gabriel entra dans son appartement et se dirigea aussitôt vers le réfrigérateur d’où il sortit une bière. Il n’en proposa pas à l’inspecteur, il ne voyait pas pourquoi il le ferait, mais il eut la très désagréable impression que se serait la dernière qu’il boirait. Il laissa couler le breuvage le long de son œsophage et sentit toute la fraîcheur du liquide envahir son corps. Le flic, lui, faisait la gueule. Manifestement pas très heureux de voir son suspect s’enfiler une bibine, de ne pas lui en proposer une et surtout de faire comme s’il n’existait pas.
– Nous avons analysé le scan. Nous n’y avons rien trouvé, commença le flic.
Parfait ! Alors qu’est-ce que vous me voulez ?
Nous n’y avons strictement rien trouvé ! Pas la moindre trace d’activités cérébrales ! Comme si ton cerveau était déconnecté, mort durant une période de ta vie. Durant deux jours pour être exact.
Et alors ? Ça vous gêne tant que ça ?
Quelqu’un s’est introduit dans le bureau du responsable financier de la ville. Et l’ordinateur a sorti les cinq noms parmi ceux qui sont capables de faire un coup aussi tordu.
Le responsable financier de la ville était Greg Hamilton. Gabriel le connaissait plutôt bien : Greg avait été le petit ami de sa sœur, Lydia. Il ne pouvait l’encaisser d’ailleurs. Ses airs supérieurs, cette façon de dire et de montrer quel homme important il était alors qu’il ne faisait rien d’autre que se goinfrer du malheur des pauvres gens, mettaient Gabriel hors de lui. Ce qui le soulageait – un tant soit peu – c’est que sa sœur ne voulait plus le voir depuis qu’il avait été emprisonné : il n’avait plus à supporter la tête de fouine de Greg. Gabriel avait appris que le couple de sa sœur était parti en sucette pour une raison qu’il ignorait encore. Cela dit, il s’en moquait : il était rassuré de savoir que c’était terminé entre eux. Au moins, sa frangine n’aurait pas à payer les frasques de cet escroc notoire et n’aurait pas à supporter ses sarcasmes à longueur de journée. Cependant, s’il avait perdu deux jours de sa vie dans les méandres de son cerveau, se pourrait-il que la personne qui s’était introduite dans le bureau de Greg La Fouine soit en fait lui, Gabriel, le n°8406 ? Crane l’observait, enregistrant la moindre réaction de son suspect qui aurait pu le trahir.
– Qu’est-ce que cette personne a fait dans ce bureau ? demanda Gabriel.
Justement ! Rien ! Elle n’a rien volé malgré les objets de valeur qui s’y trouvaient.
Et qu’est-ce que j’ai à voir avec ça, moi ?
Tu es le seul à ne pas avoir de véritable alibi. Nous n’avons rien trouvé sur cette soirée et ça, c’est inconcevable. Inacceptable.
L’inspecteur allait lui déverser tous les synonymes possibles, ce qui commençait à agacer Gabriel. Il but une autre gorgée de bière d’un air indifférent. Crane péta les plombs comme tout bon policier dont on se foutait de la gueule et qui n’arrivait pas à obtenir ce qu’il voulait. De toute manière, Gabriel ne pouvait rien dire, il ne savait rien. Lui même aurait donné beaucoup pour comprendre ce qu’il en était exactement. Il en eut l’occasion : l’inspecteur l’embarqua. Ils descendirent tous les deux, par l’ascenseur que Crane avait rétabli. Ils allèrent au commissariat où Gabriel dut attendre deux bonnes heures. Deux heures durant lesquelles Crane se battit corps et âme pour obtenir l’autorisation de faire une opération des plus dangereuses : le retour forcé de souvenirs refoulés au plus profond d’un cerveau humain. Une opération qui pouvait se solder par une lobotomie du sujet.

– Nous allons regarder dans la partie résiduelle du cerveau, celle où les souvenirs dérangeants sont refoulés, dit le médecin à l’inspecteur Crane. Nous allons toucher les racines mêmes. Est-ce que vous avez la décharge signée de vos supérieurs ?
Crane lui tendit un papier que le médecin vérifia avant de le poser sur un bureau, à l’écart.
– Nous en avons pour environ une heure. Je vous demanderai de quitter la pièce s’il vous plaît : nous vous appellerons lorsque nous aurons terminé.
Crane jeta un œil sur le médecin, puis sur Gabriel qui était allongé et endormi sur une table d’opération. L’inspecteur sortit en espérant qu’il obtiendrait les informations dont il avait besoin.

Au bout d’un peu plus d’une heure et de quelques cafés amers tirés de la machine poisseuse du couloir, Crane vit le médecin sortir de son bloc, la mine fatiguée et quelque peu déconfite. Crane espérait que le toubib ait pu trouver ce qu’il cherchait. L’homme en blouse blanche s’avança vers lui.
– Nous avons trouvé un souvenir refoulé. Du moins, c’est ce que nous avons cru avant de nous apercevoir qu’il s’agissait en fait d’une partie bloquée du cerveau. Une opération très délicate qui consiste à isoler un ou plusieurs souvenirs afin qu’ils échappent aux lasers des patrouilles de visite aux anciens détenus. J’ai entendu parler de ces pratiques dangereuses et illégales.
D’accord mais qu’avez-vous récupéré ? s’empressa de demander Crane.
Le médecin marqua une courte pause avant de continuer.
Nous avons isolé un fichier. Vous pouvez venir le consulter.
Ils entrèrent tous deux dans la salle où se tenait Gabriel, encore endormi. Crane ne lui jeta pas un seul regard. Il se concentrait sur le moniteur qui allait lui donner les informations dont il avait besoin.
– Vous ne voulez pas savoir ce qu’il advient du n°8406 ? demanda le médecin après quelques secondes d’hésitation.
C’est un détenu qui a, semble-t-il, enfreint la loi. Il ne peut avoir que ce qu’il mérite...
Il n’a malheureusement pas supporté l’opération, inspecteur.
Crane se tourna vers le toubib. Il n’était pas inquiet mais surpris.
– Il est mort ? demanda-t-il.
Pire que cela ! Il est lobotomisé.
Crane fixa le toubib durant quelques instants puis revint sur l’écran. Si 8406 était lobotomisé, au moins, il ne ferait plus parler de lui et ne tenterait pas de refaire ses sales coups pour emmerder les services de police. C’était un homme dangereux qui venait d’être mis hors circuit. Crane en ressentait une certaine satisfaction.
– Faites-moi voir ce fichier.
Le médecin s’exécuta. Pas la peine de tenter de réveiller le côté humain du glaçon qu’il avait à ses côtés. Il avait fait son boulot. Un pauvre type en avait perdu le cerveau. Il espérait seulement que ce qu’il avait trouvé valait vraiment la peine de sacrifier une vie, même celle d’un détenu. Des images commencèrent à défiler sur l’écran. Elles étaient floues, rapides,  incohérentes. Crane avait l’impression de se retrouver devant un puzzle immense où toutes les pièces pouvaient s’imbriquer parfaitement les unes aux autres sans pour autant donner un ensemble homogène.
Soudainement, il crut voir quelque chose et demanda un retour pour avoir confirmation. En effet, il venait bien de voir le responsable des finances de la ville accompagné d’une jeune femme. Qu’est-ce que cela faisait dans la tête du 8406 ? Peut-être qu’un peu plus loin, il découvrirait que c’était ce même 8406 l’invité mystère dans le bureau de Greg Hamilton. Alors il comprendrait qu’il puisse avoir ce résidu dans ses souvenirs. C’était un voleur professionnel et ce genre d’individu observait longuement sa proie avant de passer à l’action. Ce qu’il ne comprenait pas c’était que ce souvenir semblait se focaliser sur la jeune femme plus que sur Greg Hamilton. Il laissa le reste défiler pour en arriver à la partie la plus intéressante. 8406 avait bien rendu visite à Greg Hamilton, à son insu, il y avait deux jours de cela. Il était dans le bureau et prenait des photos de documents. Crane ne pouvait voir de quels documents il s’agissait. Gabriel semblait avoir entendu quelque chose parce qu’il se précipitait pour remettre tout en place et se planquer dans un coin sombre de la pièce. C’est alors qu’Hamilton entrait en compagnie d’un homme imposant, une armoire à glace. Crane n’en crut pas ses yeux quand il reconnut le fameux Big T. Cet homme, connu de tous, ne sortait jamais de chez lui. L’exception qui confirmait la règle en quelque sorte. Les deux hommes semblaient bien s’entendre. Ils signaient des papiers et se serraient la main. Crane venait de mettre le doigt sur quelque chose de brûlant. Il avait une nouvelle piste de travail. La fin du souvenir était une visite chez Big T avant que tout ne devienne noir. Crane comprenait pourquoi il y avait un manque dans les souvenirs du n°8406. Big T lui avait effacé une partie de sa mémoire, en particulier la visite de l’ex-détenu chez lui. L’inspecteur devait maintenant retrouver l’appareil photo du 8406.

Le lendemain matin, Lydia, la sœur de Gabriel, recevait la visite d’une certaine Galima, venue apporter une enveloppe.
– C’est de la part de votre frère. Il m’a dit que vous n’êtes pas en très bons termes mais il a insisté pour que vous lisiez sa lettre, avait-elle dit.
Là dessus, elle était repartie sans même dire au revoir. Intriguée, Lydia avait ouvert l’enveloppe pour trouver une lettre de son frère et un petit appareil photo avec une carte mémoire à usage unique. On téléchargeait les données sur un ordinateur et la carte était automatiquement verrouillée et inutilisable.

Lydia.

Si tu reçois cette lettre, cela signifie que je ne suis plus, de quelque façon que ce soit.
Il se peut que tu reçoives la visite de la police, probablement celle de l’inspecteur Crane, qui voudra à tout prix récupérer l’appareil photo. Ne fais rien pour l’en empêcher, au contraire, donne-le lui mais ne lui parle pas de cette lettre. Et s’il te demande qui t’a remis tout ça, ne dis rien. Je pourrais te dire ce qu’il y a sur la carte mémoire mais tu ne me croirais pas. Je vais te laisser le découvrir toute seule. Avec un peu de chance, il sera encore temps de bien faire.
J’ai appris que tu t’étais remise avec ce Hamilton. Je ne sais pas comment tout cela va se terminer mais j’espère juste que tu sauras faire le bon choix. Sache que tout ce que j’ai fait ici, je ne l’ai fait que pour toi.

Ton frère, Gabriel.

Ça n’avait pas raté. L’après-midi même, l’inspecteur Crane venait voir Lydia. Il avait dit que Gabriel lui avait parlé d’un certain appareil photo que Lydia aurait en sa possession. Elle ne se fit pas prier pour le lui remettre bien qu’elle ne sache ce qu’elle faisait ou pourquoi elle le faisait. Elle ne savait pas pourquoi son frère – avec qui elle n’avait eu aucun contact depuis près de dix ans – lui avait envoyé cela. Elle ne comprenait pas encore le sens de cette lettre non plus. Rien que des blancs qu’elle ne demandait qu’à combler.

Des blancs qui allaient être remplis par Crane lui même. Il découvrit sur les photos tout un tas de contrats concernant des pactes passés entre Hamilton et ce fameux Big T. Il savait que le bonhomme trempait dans pas mal de coups foireux comme la drogue, la prostitution, trafics en tous genres et Hamilton passait des accords secrets pour faire fructifier les comptes de la ville en s’appuyant sur les commerces de Big T. Le politicien avait tout mis sur papier écrit à main levée, comme ça se faisait à une époque si lointaine, afin de ne laisser aucune trace sur un ordinateur qui gardait absolument tout en mémoire même après que l’on a vidé la corbeille. Un papier pouvait vite disparaître, être brûlé.
Il n’en fallut pas plus pour que les supérieurs de Crane demandent une enquête. Le bureau d’Hamilton fut pris d’assaut par policiers et inspecteurs accompagnés de quelques élus de la ville. Ils ne mirent pas longtemps à le mettre à l’écart. Apprenant les malversations de son futur mari, Lydia le quitta. Elle comprit alors tout le sens de la dernière lettre de son frère.
Big T, quant à lui, ne voulut pas se rendre quand les autorités débarquèrent chez lui. La soirée se termina dans un bain de sang, un cataclysme phénoménal, pendant lequel la police perdit pas mal d’hommes avant d’abattre Big T, retranché dans sa salle de billard privée.

Crane s’avança dans le couloir, accompagné du médecin traitant qui avait réalisé l’opération sur Gabriel. Ils s’arrêtèrent devant une porte. Tout était calme et silencieux alentour. Un silence qui faisait froid dans le dos. Un silence de mort. À travers la petite lucarne découpée dans la porte, ils regardèrent Gabriel, assis sur une chaise. Il avait la tête penchée sur le côté et bavait.
Crane ressentit de la pitié. Cet homme avait eu des informations pour faire tomber une pomme pourrie de son arbre et n’avait rien dit. Il avait attendu que l’on vienne le chercher. Il avait certainement prévu son coup longtemps à l’avance. Il avait su comment cela se terminerait. Il avait rassemblé les preuves contre Greg Hamilton, les avait planquées et s’était fait effacer la mémoire par Big T. La seule chose qu’il n’avait pas prévue était de fouiner dans sa propre mémoire, à la recherche d’un souvenir qu’il ne devait pas retrouver. Quelque part, l’inspecteur Crane avait pris les devants. Qu’en aurait-il été autrement ?
– Pourquoi n’a-t-il rien dit avant ? s’interrogea Crane sans se rendre compte qu’il parlait à haute voix.
L’auriez-vous seulement écouté inspecteur ? lui demanda le médecin.

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