« Que pouvez-vous me dire
sur Jack l'Eventreur ? »
Au début, Frédéric ne comprit
pas la question. Il se demanda alors si son capitaine avait encore
toute sa tête. Il le regarda, perplexe, durant quelques secondes,
avant de prendre une profonde inspiration.
« C'était un tueur en
série de la fin du 19ème siècle. Il sévissait dans les
quartiers de Londres. Il assassinait des prostituées. »
Son capitaine lui laissa encore
quelques secondes, les mains croisées sur son ventre proéminent en
pivotant de droite à gauche puis de gauche à droite sur son
fauteuil.
« C'est tout ? »
Frédéric ne voyait pas quoi
rajouter là dessus en dehors du fait que ces meurtres avaient
défrayés la chronique de l'époque à cause de leur sauvagerie
jusqu'alors inédite. Depuis qu’il faisait ce métier, il en avait
vu de bien pire mais il s'abstint de le dire.
« Le quartier de White
Chapel, en 1888, continua le capitaine en s'avançant sur son siège.
Des meurtres de prostituées particulièrement atroces... les
meurtres... pas les prostituées ! On n'a jamais su qui avait
perpétré ces crimes. Le tueur s'est évanoui dans la nature après
son cinquième méfait, laissant derrière lui toute sorte de
spéculations plus farfelues les unes que les autres. La littérature,
le cinéma ou encore la télévision y ont trouvé une grande source
d'inspiration. »
Frédéric pensa qu'il avait du
retard à rattraper. Cependant, il ne voyait pas où voulait en venir
son capitaine. C'est pour cela qu'il posa la question.
Pour toute réponse, le
capitaine lança une pochette en carton beige en direction de
Frédéric. Il la prit et l'ouvrit. Elle contenait les photos d'une
jeune fille couchée sur le trottoir d'une rue humidifiée par la
pluie. Une rigole de sang s'échappait vers la bouche d'égout un peu
plus loin. On voyait également des gendarmes qui faisaient le guet
pour empêcher les badauds de trop s'approcher de la scène du crime.
Sur une seconde photo, Frédéric
vit la victime de plus près. Ses yeux étaient quasiment retournés
vers l'arrière, la bouche ouverte, grouillant déjà de quelques
vers et autres bestioles et le cou tranché en deux d'une oreille à
l'autre.
Sur une troisième, il trouva la
victime de tout son long. Outre le cou, elle avait l'entrejambe rouge
de sang. Frédéric ne vit pas plus les détails et il se demanda
d'ailleurs ce que l'assassin avait pu lui faire à cet endroit.
Il regarda le rapport de
gendarmerie qui signalait les heures d'arrivée des légistes et
autres membres des équipes d'empreintes et de pièces à conviction.
Aucun rapport de légiste ne figurait encore dans le dossier.
Frédéric en conclut que le crime était récent, pas plus de
vingt-quatre heures.
« La victime était
quelqu’un d’ici ? demanda Frédéric bien qu’il avait la
réponse sous les yeux.
– Vous savez lire, c’est
bien ! rétorqua le capitaine.
– Des témoins ?
– Pas de témoin.
– Des empreintes ?
– Si vous savez lire un
rapport, vous remarquerez qu'il n'y en avait pas !
– Bon, ben quelque chose
d'étrange à noter pour un crime comme celui-là ?
– Oui, en effet. »
Frédéric en fut étonné. Il
avait dit ça comme ça, sans prétendre ou insinué quoi que ce
soit. Et alors qu'il était en train de se demander pourquoi il avait
posé cette question, son esprit fit volte face et se félicita de sa
pertinence.
« On a retrouvé des
objets qui appartenaient à la victime. Ils étaient un peu plus loin
dans la ruelle et soigneusement étalés par terre. Il y avait un
mouchoir, un porte feuille, un cellulaire, quelques pièces...
– M'en fous de ce qu'il
pouvait y avoir ! coupa Frédéric qui s'était replongé dans la
lecture du dossier. C'est le fait qu'ils soient soigneusement alignés
qui est intéressant. »
Le capitaine, un peu bougon de
s'être fait couper la parole de cette manière, recula au fond de
son siège et croisa les bras.
« Parfait ! dit-il. Alors
qu'est-ce que vous attendez pour commencer votre enquête ?
– Une seule chose : quel
rapport avec Jack l'Eventreur de 1888 ? demanda Frédéric.
– N'est-ce pas douloureusement
évident ? Dans la mesure où je doute fort que le Jack l'Eventreur
du 19ème siècle soit revenu d'entre les morts, j'imagine que
quelqu'un, un fervent admirateur, reconstitue les meurtres
méticuleusement.
– Ah, ouais, pas bête. Ce qui
veut dire qu'il me reste encore quatre cadavres devant moi avant de
voir l'assassin se volatiliser...
– Autant dire que vous avez
très peu de temps à perdre dans cette affaire. Parce que le maire
ne va pas tarder à faire surface pour que cette enquête soit
bouclée dans les plus brefs délais ! »
Frédéric sourit mais son
capitaine était des plus sérieux. Celui-ci le regardait s'éloigner
en direction de la porte du bureau. À quelques pas d'elle, Frédéric
s'arrêta et se tourna à nouveau vers son patron.
« S'il reproduit les
meurtres de 1888, peut-on s'attendre à ce que l'on ait le même
genre de suspects?
- C'est à vous de me le
dire ! »
Frédéric sentit une certaine
irritabilité dans la voie de son capitaine, pour ne pas dire une
irritabilité certaine. Il n'insista pas et sortit, laissant le
capitaine faire son ulcère, tranquille, sur son fauteuil de
ministre.
Frédéric commença par
planifier son emploi du temps.
Frédéric planifiait toujours
tout; depuis son réveil jusqu'au soir, au moment où il devait se
brosser les dents avant d'aller se coucher. Impossible pour lui de
faire exception à la règle. Alors il pensa rendre visite au légiste
pour recueillir le rapport d'autopsie. Il se prépara d'avance à
cette épreuve car il détestait cette pièce froide et sans vie ou
passaient cadavres sur cadavres. Ensuite, il irait sur les lieux du
meurtre, s'imprégner de l'endroit, peut-être interroger deux ou
trois personnes ; qui sait, il parviendrait sans doute à
découvrir un indice. Pour finir, il rentrerait chez lui, dînerait
tranquillement devant une de ces bonnes vieilles séries comme on en
faisait plus. Il se demanderait sûrement comment les producteurs
avaient fait pour perdre cette recette du succès et il finirait sa
soirée sur l'Internet, à la recherche de dossiers parlant de Jack
l'Eventreur, le père de tous les « serial killer »
recensés dans le monde. Si ce que son capitaine semblait croire
était vrai, l'assassin allait probablement suivre le même schéma
que son modèle. Il lui fallait donc rattraper ce retard qu'il avait
sur l'Eventreur s'il voulait avoir une chance de le coincer.
Comme il l'avait pressenti, il
eut un frisson suivi d'un gros poids sur le coeur quand il rentra
dans la salle d'autopsie. Celle-ci était propre comme un sou neuf,
brillante et la lumière blanche, se reflétant sur le carrelage
blanc impeccable et les parties en inox étincelant, étaient trop
agressives pour Frédéric. Il plissa légèrement les yeux en
attendant qu'ils s'habituent à la clarté. Un petit homme sortit
d'un bureau dont la porte se camouflait dans un mur. Une fois fermée,
on n'aurait jamais soupçonné la présence d'une porte.
« Inspecteur, dit le petit
homme. Je vous attendais... »
Frédéric en fut surpris. Il
n'avait annoncé aucune visite ni même le fait qu'il voulait prendre
connaissance des résultats de l'autopsie de la victime. Résultats
qu'il ne comptait pas avoir ce soir de toute façon.
« Vous venez pour cette
pauvre Marianne, c'est ça ? », continua le médecin.
Frédéric ouvrit de grands yeux
et interrogea le toubib du regard. Voyant son expression ahurie, le
médecin soupira.
« Marianne ! La victime de
ce meurtre atroce d'il y a à peine 24 heures !
- Oh ! Oui, bien sûr !
Seulement, je ne savais pas qu'elle s'appelait Marianne... En fait,
on vient de me mettre sur l'affaire et je n'ai pas eu le temps de
lire tout le dossier encore. Je sais juste qu’elle travaillait au
commissariat. »
Le légiste fit la moue et jeta
un œil à sa montre. Il s’assit sur le rebord de l’une de ses
tables de travail. Il était si petit que ses pieds ne touchaient
plus le sol.
« Oui ! Elle ne devrait
plus tarder à arriver, continua le légiste sans trop prêter
attention à ce que venait de dire l’inspecteur.
- Qui ? »
Mais avant que le médecin lui
ait répondu, les portes battantes derrière Frédéric s'ouvrirent à
la volée dans un fracas infernal. Un assistant du légiste, jeune et
mâchouillant bruyamment un chewing-gum, poussa une table sur
roulette jusqu'au centre de la pièce. Le médecin était descendu de
son perchoir.
« Aucun problème Wyatt ?
demanda le légiste.
- Aucun, elle a était sage
comme une image ! » répondit l'assistant qui avait entrepris
des fouilles dans sa narine droite.
Le légiste sourit et enfila des
gants de caoutchouc après avoir relevé ses manches de chemise et de
blouse.
Frédéric savait qu'il ne
devait pas rester. Il savait ce qui lui arriverait s'il ne s'en
allait pas tout de suite. L'assistant retira d'un coup sec le drap
qui recouvrait la victime allongée sur la table. Le sang coagulé
avait séché par endroit et le bras gauche de la victime avait suivi
le drap avant de se décoller dans un bruit étrange et
indescriptible mais qui n’en suscita pas moins une expression de
dégoût sur le visage de Frédéric. Celui-ci vit alors quelque
chose d'horrible en l'espace d'une demi seconde. La demi seconde
d'après, il était sur le carrelage de la salle d'autopsie, dans les
vapes.
Quand il rentra dans son
appartement, il avait l'impression d'avoir dormi toute une nuit. Il
se sentait bien et prêt à faire la fête jusqu'au lendemain matin.
Il admit que tomber dans les pommes était plus bénéfique qu'il n'y
paraissait. Il s'était senti comme sur un nuage durant tout ce temps
d'absence. Il n'avait pas rêvé, ni cauchemardé. Pour lui, son
heure d'évanouissement n'avait représenté que quelques minutes.
Il prit un petit quelque chose à
grignoter. Ses pensées étaient toutes tournées vers cette affaire
de meurtres si bien qu'il ne remarqua pas tout de suite qu'il
dévorait un poireau cru. Au bout de quelques bouchées amères, il
consentit à regarder ce qu'il avait entre les doigts. Il fit une
grimace, posa le poireau dans son assiette et se leva d'un bond pour
allumer son ordinateur.
Il se connecta sur l'Internet et
commença sa recherche sur Jack l'Eventreur. Il ne tarda pas à
tomber sur un dossier complet. Il avait tout ce qu'il voulait et même
plus : des portraits détaillés des victimes, les rapports
d'autopsie particulièrement atroces, ceux des policiers et de
Scotland Yard, les articles de la presse, le contexte socialo
politique et toutes les pistes de l'époque...
Il tomba ensuite sur les
hypothèses qui ont pu s'accumuler tout au long du siècle dernier.
Il apparut que les méfaits de Jack l'Eventreur étaient très
populaires. Sûrement parce que jamais la police ou encore Scotland
Yard n'avait pu arrêter le meurtrier. L'Eventreur serait donc le
premier assassin à mettre la police en déroute. Pourtant, Frédéric
lut une interview de l'un des enquêteurs mis sur l'affaire en 1888 :
l'inspecteur Aberline. Ce dernier prétendait savoir qui avait tué
mais il était tenu de garder le secret. En effet, l'assassin pouvait
faire partie de l'entourage même de la reine d'Angleterre. Une
hypothèse avançait aussi que la Reine elle-même avait demandé à
faire supprimer les cinq prostituées au courant d'une affaire
délicate qui concernait le Prince. Une affaire d'enfant non légitime
qu'il aurait eu avec une catin. Il était clair qu'une histoire comme
celle-ci aurait ébranlé les fondements et la crédibilité de la
royauté toute entière. Et dans ces cas-là, le pouvoir en place ne
se posait pas trop de questions.
Hormis tout ça, il y avait
d'autres rumeurs, d'autres hypothèses plus ou moins crédibles.
Certaines étaient que Jack l'Eventreur s'était exilé à New York
où il aurait continué ses assassinats. Ou encore au Canada, à
Montréal plus précisément. Quant à l'identité de l'assassin,
elle était demeurée inconnue. Entre un immigré polonais, un avocat
ou encore un docteur, tout le monde y allait de sa petite opinion.
Mais Frédéric pensait que la théorie du médecin était la plus
exacte : les victimes n'étaient pas seulement égorgées mais
également éventrées et avait subi l'ablation de certains organes
comme les reins ou encore les parties génitales. Frédéric avait
trouvé quelques photos de ces meurtres mais il avait vite refermé
la fenêtre pour éviter de s'évanouir une seconde fois dans la
soirée. Le peu qu'il avait vu, il pouvait attester des atrocités
auquel s'était livré ce fameux Jack l'Eventreur. Et il ressentit
même un certain respect pour lui.
Après plusieurs heures passées
derrière son ordinateur, il en savait plus que son capitaine sur
l'assassin de White Chapel. Une chose était sûre : si certains
meurtres, en dehors de ceux officiellement attribués à Jack,
avaient été présumés de sa mains, que ce soit à Londres ou à
New York, il était impossible qu'il en soit de même pour ceux
perpétrés en ce moment.
Frédéric en conclut que cette
affaire allait être interminable. Alors il examina les dates des
meurtres et la première d'entre elles ne correspondait pas. Le
premier assassinat de Londres eut lieu le 31 août. Nous étions le
14 septembre. Par contre, les prénoms des victimes pouvait être un
point de départ : si on ne prenait pas en compte le nom de famille,
entre Mary Ann Nichols et Marianne il n'y avait qu'un pas.
Frédéric s'attendait donc à
ce que la seconde victime s'appelle Annie ou quelque chose
d'approchant ; la troisième Catherine ou quelque chose
d'approchant ; la quatrième Elizabeth ou quelque chose
d'approchant ; et enfin, la cinquième Mary Jane... ou quelque
chose d'approchant.
En consultant l'annuaire
téléphonique, à raison de huit heures par jour de travail, il lui
faudrait un peu plus de trois années entières pour recenser toutes
les Annie, Catherine, Elizabeth et autre Mary Jane. Et encore, il
fallait qu'elles ne soient pas mariées sous peine d'être
enregistrées avec le prénom de leur mari.
Autant dire que c'était foutu
d'avance. Il restait le statu social ou les professions. Les
premières victimes étaient toutes des prostituées. Marianne était
contractuelle ; pas tout à fait la même source de revenus ni
les mêmes procédés.
Et comme la nuit portait
conseil, Frédéric décida d'arrêter de torturer ces méninges avec
ces histoires embrouillées depuis plus d'un siècle et d'aller se
coucher.
Frédéric se réveilla en
sursaut à cinq heures du matin. Il dormait pourtant bien et la
brusque pensée de devoir se rendre à la morgue ce matin même et de
ci bonne heure l'avait tiré de son sommeil sans ménagement.
Il ne cessait de penser à cette
salle blanche et froide tout le temps qu'il préparait son déjeuner,
tout le temps qu'il prit pour l'avaler et tout le temps qu'il eut
pour se laver et s'habiller.
Le trajet lui paraissait
toujours très long quand il allait au boulot et surtout quand il en
revenait. Ça ne le dérangeait aucunement de rester au bureau à
faire des heures supplémentaires pour boucler une affaire ou ne
serait-ce pour taper son rapport mais il aimait bien rentrer chez
lui. Seulement aujourd'hui, point d'embouteillage, la circulation
était des plus fluides, il prenait tous les feux au vert et à
certains carrefours, il y avait même des flics qui facilitaient la
traversée de la ville. Tout était apparemment fait pour qu'il
arrive le plus vite possible.
L'un dans l'autre, je serai
débarrassé, se dit-il. Mais cette visite restait une épreuve
difficile.
Quand il ouvrit une nouvelle
fois les portes battantes de la salle blanche et froide, il ressentit
le même dégoût que lors de sa première visite. Il resta quelques
instant à regarder un peu partout, pressé de voir le légiste
arriver avec le dossier sous le bras. Il le prendrait et ne
demanderait pas son reste. Il se demandait même s'il allait attendre
les explications. Peut-être qu'il partirait sans dire au revoir.
« Excusez-moi ! »,
dit-il sans conviction.
Aucune réponse, pas un bruit ne
lui parvint. Il crut alors voir une porte s'ouvrir. Mais pas celle
qui était cachée dans le mur. Une des innombrables portes du frigo
où s'entassaient les cadavres attendant de se faire charcuter. Le
plateau sortit lentement. Dessus, il y avait un drap blanc cachant la
forme d'un homme ou peut-être d'une femme. Le cadavre se redressa
sur son séant. Le drap glissa et tomba sur les cuisses de la morte,
puisqu'il s'agissait bien d'une femme. Une personne âgée. Sa gorge
était tranchée. Elle tourna lentement la tête vers Frédéric qui
commençait à trembler. Les articulations du cadavre craquaient.
Elle sourit.
« Il arrive... »,
lui dit-elle.
Frédéric esquissa un sourire
tremblant et effrayé et acquiesça en plusieurs fois, vu comme il
tremblait de peur.
La porte camouflée s'ouvrit
alors et le médecin sortit de son bureau.
« Ah ! Inspecteur, je vous
attendais... »
Il s'avança vers Frédéric qui
regardait toujours le cadavre assis sur son plateau, du sang coulant
de sa gorge ouverte. Le médecin regarda dans la même direction.
« Quelque chose ne va pas
Inspecteur ? » demanda le légiste.
Frédéric sursauta. Il était
en sueur.
« Quoi ? Ah ! C'est vous !
réussit à articuler Frédéric.
– Bien sûr que c'est moi !
Qui voulez-vous que se soit d'autre ? Il n'y a que des morts ici ! »
Frédéric revint sur le plateau
au mort mais il n'était plus là.
Le légiste posa son dossier sur
la table d'opération en face de lui et l'ouvrit après avoir chaussé
de petites lunettes rondes.
« Alors voyons... La
victime a été égorgée, ensuite éventrée...
– Laissez-moi deviner, coupa
Frédéric. On lui a retiré un rein, peut-être les deux...
– Non ! le coupa à son tour
le légiste. Rien de tout ça, on a fait pire ! Même un boucher s'y
serait mieux pris ! Mais ses organes ont été massacrés !
– Attendez une minute, notre
assassin semble suivre les mêmes méthodes que Jack l'Eventreur qui
a sévit à Londres à la fin du 19ème siècle...
– Peut-être, j'en sais rien
et ce n'est pas mon affaire mais la votre ! Moi, je me contente de
vous dire ce qu'il a fait ! En somme, un carnage, un massacre, une
boucherie...
– Oui, merci docteur !
s'empressa de dire Frédéric. C'est tout ?
– C'est déjà pas mal !
Maintenant je peux vous montrer dans les détails ce qu’il a fait,
j’ai justement un cobaye qui traîne par ici... »
Le légiste commençait à
farfouiller sa tablette où reposaient ses ustensiles. Quand il se
retourna, il vit que Frédéric avait déserté. La porte à battant
se refermait tout juste.
Au volant de sa voiture,
l’esprit de Frédéric allait à cent à l’heure bien que la
circulation, elle, était largement moins rapide que lorsqu’il
devait se rendre à la morgue. Il avait lu et relu le rapport
d’autopsie, il y avait quelque chose qui le tracassait.
De retour chez lui, il se jeta
sur son ordinateur pour retrouver le dossier complet qu’il avait
récupéré sur le net. Il commença à visiter l’immensité des
informations recueillies depuis des années quand…
Il se réveilla en sueur et en
sursaut. Il faisait nuit dehors, il le voyait à travers la fenêtre
alors que d’ordinaire, ses volets étaient déjà tirés. Il était
allongé au beau milieu de son salon. Sa chemise lui collait au dos
et il sentait quelque chose couler sur son visage. Il porta la main à
sa joue et regarda ses doigts en plissant les yeux pour tenter de
mieux voir. Il ne distingua qu’une forme luisante. Alors il se
leva, un peu trop brusquement peut-être car il en fut étourdi et un
violent mal de crâne le prit. Il s’appuya sur sa petite table, un
genou à terre, attendit que son étourdissement passe et se hissa de
nouveau. Il marcha jusqu’à l’interrupteur et alluma la lumière.
Il regarda ses doigts et y vit du sang. Machinalement, il inspecta sa
tête mais ne trouva rien. C’est alors que son téléphone sonna.
Il décrocha en faisant bien attention de ne pas mettre de sang
partout. Il se demandait encore comment il avait pu se retrouver par
terre, d’où provenait le sang et combien de temps il était resté
allongé au milieu de son salon, quand son capitaine l’avertit de
l’assassin avait encore frappé.
Il se rendit le plus vite
possible sur les lieux du crime. C'est à dire qu'il dut prendre son
mal en patience dans les embouteillages de la ville. Et bien entendu,
il n'y avait aucun policier dans les parages.
Frédéric y arriva tant bien
que mal. Son capitaine était déjà sur place et passait des coups
de fil. Frédéric se rendit directement vers le corps. Il eut un
haut le coeur quand il vit le sang et failli tomber une nouvelle fois
dans les pommes quand il vit le carnage. Elle aussi avait été
égorgée et éventrée. Il lui sembla avoir vu un amas de quelque
chose rouge dégoulinant sur les épaules de la victime. Il se
détourna très vite et rejoignit son capitaine qui venait de
raccrocher.
« Qui est-ce cette fois ?
demanda Frédéric.
– Anne », répondit le
capitaine.
Anne était une des secrétaires
du premier étage, celui réservé aux archives des rapports de
police. Il l'avait vu la veille quand il était allé déposer celui
que son chef lui avait remis. Il aimait parfois discuter avec elle.
Elle était très douce et très serviable.
« On a trouvé quelque
chose cette fois, continua le capitaine.
– Des empreintes ?
– Non, des poils ou des
cheveux. On va pouvoir faire des tests « adn »...
Qu'est-ce que vous avez là ?"
Le capitaine pointait le doigt
sur la poitrine de Frédéric qui ne semblait pas comprendre ce qu'il
voulait au juste. L'inspecteur regarda l'endroit que lui indiquait
son supérieur et découvrit une tâche de sang sur le devant de sa
chemise.
« Oh ! C'est rien, j'ai dû
m'ouvrir quelque part, je ne sais pas où en tombant chez moi,
répondit Frédéric en souriant.
– Vous vous êtes cogné et
vous débarquez sans même savoir si vous n’avez rien de grave ?
– Ce n’est rien je vous
dit ! Je peux assumer. Ne vous en faites pas. J’ai pu recouper
quelques éléments sur cette affaire avec votre théorie sur Jack
l’éventreur.
– Il semblerait qu’il
veuille s’en prendre au personnel féminin de la police. C’est
une première ressemblance : le métier des victimes est le même
à chaque fois. Prostituées pour l’un, policiers pour l’autre.
– Sans compter les similitudes
avec les prénoms des victimes. Mary Ann pour Marianne et Annie pour
Anne. »
Frédéric s'arrêta alors que
son capitaine continuait à s'avancer vers le corps. Il parlait mais
l'inspecteur n'entendait plus ce qu'il disait. Au bout d'un instant,
le capitaine se tourna sur sa droite, sûr d'y trouver Frédéric. Il
riait : il avait donc sorti une de ces boulettes dont il avait le
secret mais personne n'y avait fait attention. Quand il s'aperçut
qu'il parlait au vent, il fut d'abord étonné et ensuite, légèrement
irrité. Il se tourna complètement vers Frédéric qui haussa les
épaules.
« Bon sang ! Mais
qu'est-ce que vous faites là bas ? cria-t-il pour être sûr que
l'inspecteur l'entende cette fois.
– Je... Je ne tiens à
m'approcher plus Capitaine. »
Le capitaine secoua la tête,
désabusé. Et s'avança vers Frédéric.
« Vous n'avez donc pas
entendu un traître mot de ce que je vous ai dit ?
– En effet. Mais dites-moi,
sincèrement, d'où vous vient cette obsession que le tueur suit le
même schéma que celui de Jack l'Eventreur ?
– Mais merde vous n'avez pas
lu le rapport que je vous ai filé la dernière fois ?
– Ben... euh... Si, bien sûr
! Je l'ai même rendu à Anne le soir...
– Alors en analysant les
faits, vous auriez dû vous rendre compte de certaines similitudes !
– Bien sûr... mais il y a
quand même beaucoup de point qui divergent. Déjà, il n'a prélevé
aucun organe, le légiste m'a dit qu'il s'était livré à un
carnage. Il a carrément taillé sa victime en pièce !
– Et il a recommencé avec
celle-ci », intervint le légiste en le rejoignant.
Il retirait des gants de
caoutchouc maculés de sang.
« Une boucherie une fois
de plus et juste avec les premières constatations. Il l'a égorgée,
éventrée, vidée de ses intestins pour les lui poser sur les
épaules. »
Et Frédéric de partir dans les
pommes.
Il se réveilla un peu plus
tard. Au début il ne reconnut pas l'endroit où il était. Puis,
petit à petit, il devina être dans le bureau de son capitaine,
allongé sur la banquette. Il se redressa, une autre personne lui
soutenait le bras pour ne pas le voir partir brusquement dans le coin
opposé. Frédéric le reconnut, même s'il n'avait pas encore repris
tous ses repères. C'était le docteur psychiatre du commissariat.
L'inspecteur ne comprit pas vraiment pourquoi il était là : il
n'avait eu qu'un évanouissement.
« Il n'y avait que le
docteur Mourneau de disponible », lui dit une voix qu'il avait
encore du mal à identifier.
Il se tourna vers elle et vit
son capitaine.
« Je comprends mieux
maintenant, réussit à articuler Frédéric.
– Ces évanouissements vous
arrivent souvent Inspecteur ? demanda Mourneau.
– À chaque fois que je me
trouve en face d'un cadavre en fait, répondit Frédéric en se
massant la nuque. J'ai eu une perte de connaissance cette après
midi, avant qu'on ne m'appelle pour ce meurtre. Mais rien de très
grave.
- Il s'est cogné quelque part,
il s'est mis du sang partout, regardez », rajouta le capitaine.
Mourneau avait un air
suspicieux. Il sortit une petit lampe torche de sa poche intérieure
et commença à examiner les yeux de Frédéric.
« Qu’est-ce que vous
faites ? demanda le policier.
– Une vérification, c'est
tout. Que vous tombiez dans les pommes à la vue d'un cadavre, ça
peut se comprendre même pour un flic mais que vous vous évanouissiez
sans raison, c'est autre chose. »
Il examina la tête de Frédéric
en la tournant dans tous les sens. Il finit par regarder la moindre
parcelle de son cuir chevelu.
« Rien. Pas une
égratignure qui pourrait expliquer la présence de ce sang sur votre
chemise... »
Il jeta un oeil au capitaine.
Frédéric lut quelque chose d'étrange dans ces regards échangés.
Quelque chose qu'il n'aima pas sans pour autant pouvoir dire quoi.
Alors il le leur demanda.
« Rien ! Ne t'en fais pas
! Je vais demander à ce qu'on te ramène chez toi. »
Le psychiatre et le capitaine
l'aidèrent à se relever. Frédéric avait un pas peu assuré.
« Tiens, prends cette
chemise et laisse-moi la tienne. Tu ne va pas te trimbaler avec ça,
ça fait négligé. »
Frédéric ne réfléchit pas et
consentit à mettre la chemise que lui tendait son capitaine en
échange de la sienne. Un agent de police vint les rejoindre et le
capitaine lui ordonna de raccompagner Frédéric chez lui. Quand ils
furent partis, le capitaine se tourna vers le psychiatre.
« Qu'est-ce qu'il y a avec
lui ? demanda-t-il.
– Je ne sais pas trop. Je ne
suis ici que par hasard mais cette perte de conscience est
troublante.
– Expliquez-vous ?
– Et bien, il présente un
symptôme de schizophrénie.
– Je vous demande pardon ?
– Il s'évanouit, ne se
souvient pas de ce qu'il a fait...
– Mais comment ça, il ne se
souvient pas ? S'il s'évanouit...
– Il perd conscience de ce
qu'il fait seulement. Il peut changer de personnalité, revêtir un
nombre incalculable de personnages tous différents les uns des
autres et peut faire des choses sans en avoir conscience. Quand il se
réveille, il se rappelle juste s'être endormi, ou s'être
évanouit... »
Le capitaine baissa la tête,
inquiet.
« Il peut avoir commis un
meurtre sans même s'en rendre compte ?
– Vous-même le suspectez,
capitaine ! »
Le capitaine jeta un regard noir
sur Mourneau. Ce dernier sourit et désigna la chemise qu'il tenait à
la main.
« Sans ça, vous ne lui
auriez jamais pris sa chemise... »
Frédéric prenait peur. Ce qui
s'était passé dans le bureau de son capitaine peu de temps
auparavant le faisait réfléchir. Il avait eu une perte de
connaissance, soit, mais elle était dû à la vue d'un cadavre et
rien d'autre. Alors pourquoi son capitaine lui avait-il demandé de
donner sa chemise ? Et puis pour quelle raison le regardait-il si
étrangement ? Pour quelle raison lui parlait-il si bizarrement ? Il
avait soudain l'impression d'être un coupable.
C'est alors que ça lui revint.
Il avait eu une absence « inexpliquée ». Il avait
retrouvé du sang sur sa chemise sans avoir de traces de coupure sur
lui. Son capitaine le soupçonnerait-il ?
Il se rendait de plus en plus
compte que les absences dont il était victime n'étaient pas si
anodines qu'il voulut le croire à une époque. Ça lui était déjà
arrivé quelques fois. Il n'y avait pas prêté attention plus que
cela vu qu'il oubliait souvent ce qu'il devait faire ou venait de
faire. Ça ne l'avait jamais vraiment gêné dans son travail. Mais
maintenant, ça prenait une autre ampleur. Combien de fois il s'était
réveillé au milieu de son salon ou de sa salle de bain sans savoir
comment il avait atterri là ? Et chacune de ces fois, il avait eu un
trou noir. Il avait perdu quelques minutes ou quelques heures de sa
vie. Il ne s'en était pas inquiété. Aujourd'hui, il se disait
qu'il aurait dû voir un médecin plus tôt. C'était peut-être déjà
trop tard pour penser à cela.
Son capitaine lui avait laissé
deux jours complets de repos. Il lui avait téléphoné pour ça et
Frédéric en avait profité pour lui demander pourquoi sa chemise
lui avait été confisquée.
« Elle n'a pas été
confisquée voyons ! lui avait répondu le capitaine. Je ne pouvais
pas te laisser partir avec une chemise tâchée de sang ! »
Frédéric n'avait rien dit,
faisant mine, ainsi, d'accepter la réponse qui lui avait été
faite. Mais il n'en crut pas un mot. Et quand il reçut l'ordre de
venir au poste alors qu'il était encore dans son congé de
quarante-huit heures, il comprit qu'il était dans de sales draps
bien avant qu'il ne voit tous ces visages accusateurs autour de lui.
La nouvelle avait vite fait le tour du central. Certains le
regardaient avec pitié, d'autres avec haine et d'autres encore avec
incompréhension.
« Asseyez-vous Frédéric »,
lui dit son capitaine, la voix douce.
Il y avait un gardien et le
docteur Mourneau de présent. Frédéric les regarda tour à tour
avant de prendre la chaise en face de lui et de s'assoire dessus.
« Vous avez certainement
compris pourquoi vous êtes là ? demanda alors le capitaine.
– Je l'imagine seulement mais
je ne comprends pas. Et si ce que vous allez me dire confirme ce que
j'imagine, ce n'est pas pour cela que je comprendrai mieux ! »
Le capitaine soupira. Il s'assit
en face de Frédéric.
« Le sang que l'on a
trouvé sur votre chemise n'est peut-être pas le votre, dit-il
calmement.
– Laissez-moi deviner : il
s'agirait de celui de Anne, c'est ça ? »
Personne ne répondit. Une chape
de plomb s'était, semblait-il, abattu sur la pièce. Frédéric
sourit.
« Je n'ai jamais parlé de
ces absences incompréhensibles et vous savez pourquoi ? Tout
simplement parce que j'ai beaucoup de mal à me concentrer sur deux
choses à la fois. Et puis, elles ne m'ont jamais dérangée, elles
n'ont jamais été dangereuses. Ma nature à tout oublier trop vite
et mes erreurs d'étourderie légendaires font que je ne m'en suis
jamais inquiété.
– Il semble dans le cas
présent que vous auriez dû consulter un médecin... voir un
psy... », continua le capitaine.
Il se tourna vers Mourneau comme
pour passer le relais. Le docteur s'avança vers eux.
« Oui. Il semble que vous
ayez les symptômes de la schizophrénie. Elle se traduit de
plusieurs façons. Dans votre cas, rien ne nous dit que pendant ces
absences, vous n'endossez pas une autre personnalité dont vous
ignorez les agissements à votre réveil et dont vous ignorez même
jusqu’à son existence.
– Je vous vois venir. Je suis
peut-être étourdi mais pas idiot, intervint Frédéric qui gardait
son calme le mieux possible malgré ce qu'on était en train de lui
dire. Donc pour vous, je prends la personnalité d'un assassin qui se
prend lui-même pour Jack l'éventreur. Et je reproduis le schéma
des meurtres de 1888. C'est ça docteur ?
– C'est une possibilité.
– Exact ! Une possibilité !
C'est le mot juste ! Mais vous n'avez aucune preuve. Vous ne faites
que des hypothèses…
– Le sang sur ta chemise, sans
que tu aies la moindre égratignure ! dit le capitaine. Tu l’as
trouvé où ce sang ? Nous devons vérifier Frédéric
– Puisque je ne suis pas
capable de dire si c'est moi qui ai commis ce crime, vous ne pouvez
faire que des suppositions. Nous sommes dans une impasse là. Parce
qu'en admettant que je sois schizophrène, je suis incapable de dire
ce qu'il se passe durant mes absences !
– C'est pour cette raison que
le docteur va te garder pour déterminer ton degré de maladie. Nous
ne pouvons laisser aucune piste à l’abandon dans cette affaire ! »
Le capitaine laissa Frédéric
digérer cette nouvelle. Il ne le regardait plus dans les yeux comme
le font les flics en général pour intimider leurs suspects. Il
regardait la table et la tapotait silencieusement d'un doigt, d'un
mouvement régulier. Ça avait tendance à agacer Frédéric ces
mouvements stricts et réguliers mais il se força à garder son
calme : il ne devait pas leur donner l'occasion de prouver qu'il
était dérangé. Il se tourna vers le docteur, conscient que le
meilleur moyen de s’en sortir était d’accepter ces fameux tests.
« Ça va durer combien de
temps ? demanda-t-il.
– ça dépend. Ce n'est pas
une mince affaire vous savez. »
Frédéric secoua la tête et
soupira.
« Je ne crois pas qu'il y
ait eu des meurtres à chaque fois que j'ai eu des absences
inexpliquées, dit-il alors. Je sais que ça peut ne pas vouloir dire
grand-chose mais tout de même. »
Il se leva lentement ; il
ne voulait pas faire de gestes brusques, ça lui aurait valu une
correction de la part du gardien qui, comme de coutume, était bien
bâti.
« Chef, tu te démerdes
avec mes dossiers. Pas la peine de venir pleurer de l'aide, je
démissionne. Si c'est comme ça que vous traitez les collègues... »
Il se retourna et prit la
direction de la sortie. Le gardien ouvrit la porte à Frédéric et
au docteur qui le suivait. Frédéric n'offrirait aucune résistance.
Il l'avait décidé ainsi. On allait l'interner mais peut-être que
ça valait mieux. Peut-être que les choses allaient s'arranger
d'elles-mêmes. Il lui suffisait en fait d'attendre. Parce que s'il
n'était pas réellement responsable de tous ces meurtres, le
véritable assassin n'allait pas s'arrêter pour autant. Enfermé, il
serait vite disculpé.
Il attendait que le médecin
vienne. Il était dans une pièce blanche et froide. Le genre décor
qu'il n'aimait pas trop donc. Ça lui rappelait de mauvais souvenirs.
Et l'idée que ce toubib allait débarquer et lui poser toute sorte
de question pour connaître son état mental n'arrangeait en rien son
anxiété.
La porte s'ouvrit et le médecin
entra, un dossier à la main. Le dossier était encore fin mais
Frédéric soupçonnait qu'il n'allait pas tarder à s'épaissir à
une allure vertigineuse.
« Bonjour, Frédéric, dit
Mourneau comme s'il parlait à un gamin.
– Doc, le moyen le plus rapide
pour aller d'un point à un autre est la ligne droite. Alors ne
perdons pas notre temps en blabla et courtoisie. Je suis un cobaye
pour vous alors qu'hier j'étais encore un flic au service de cet
Etat. »
Le docteur ne dit rien. Il
semblait subjugué. Frédéric le sentit, le vit et en profita.
« Dites-moi plutôt...
cette maladie... je ne peux vraiment pas savoir ce que je fais durant
ces absences ?
– Non. Sauf en hypnose
régressive peut-être mais cette pratique est relativement
dangereuse. Je ne la cautionne pas.
– Mais je peux également
m'évanouir ou me déplacer dans un autre endroit sans pour autant
commettre un meurtre ?
– Vous pouvez aller faire vos
courses alors que l'autre vous y est allé peu de temps avant. C'est
plausible.
– Il n'y a aucun moyen de
savoir si j'ai réellement commis ces meurtres ?
– Si, il y en a un. Il nous
faut attendre que l'autre vous, ou l'un des personnages qui est en
vous, se manifeste. Seulement à ce moment là, je pourrai savoir qui
a commis les meurtres.
– Et admettons qu'il y ait un
autre meurtre pendant que je suis enfermé ici ?
– Cela voudra dire que vous
êtes innocent.
– Mais pas que je sois sain
d'esprit..."
Mourneau baissa la tête.
Frédéric avait compris. S'il n'était pas responsable des crimes
dernièrement commis, il pouvait encore être un danger pour les
autres et pour lui-même.
« Encore une question,
continua-t-il. Si mon double ou l'un de mes doubles fait quelque
chose. Est-ce que je peux le savoir ?
– Pas directement. Il vous est
impossible de savoir ce que l'autre fait, vous l'avez remarqué. Mais
vous pouvez analyser certaines choses. Vous avez remarquez le sang
sur vous et vous n'avez trouvé aucune trace de coupure. Certains
signes ne trompent pas. Dans le cas présent, les preuves sont minces
mais elles existent. Elles sont réelles. »
Frédéric ne dit rien. Il
réfléchissait. Il cherchait au plus profond de ses souvenirs, s'il
n'y aurait pas un détail qui puisse l'aider. En vain.
Après la séance, Frédéric
fut reconduit dans sa chambre. Ou plutôt sa cellule. Même s'il n'y
avait pas de barreaux en guise de porte, il y en avait à la fenêtre.
Le seul mobilier dont il disposait était une table, une chaise et un
lit. Il pensa que même les prisonniers qu'il faisait enfermer
avaient droit aux toilettes dans leur cellule. Il commença à faire
les cent pas. Il fit carburer ce qui lui servait de matière grise
comme jamais il ne l'avait fait auparavant. Il se repassa tout le
film à l'endroit, à l'envers, il se posa toute sorte de questions
pour voir s'il était capable d'y apporter une réponse. Mais ce trou
noir qui résidait en lui le bloquait. Il ne pouvait aller nul part
avec ce néant.
C'est alors que la porte
s'ouvrit. Le docteur Mourneau entra. Il avait l'air gêné.
« Le capitaine de la
brigade vient de m'appeler. »
Frédéric attendit que le
médecin continue. Deux hypothèses s'offraient à lui. La première
était que le capitaine était déjà dans une impasse et qu'il lui
fallait certains dossiers ou conclusions que Frédéric aurait pu
tirer sur cette affaire. La seconde était moins jouissive : sa
culpabilité venait d'être prouvée.
« Il lui manque quelques
précisions quant à vos dossiers. »
Frédéric sourit. Il était
heureux d'entendre ça. Pourtant, il regrettait de ne pas être en
face de son capitaine. Il s'avança vers Mourneau, un sourire de
satisfaction aux lèvres.
« Il me fait enfermer et
il vient pleurer ensuite. Je lui ai dit que je ne serai plus là s'il
avait besoin. Il se démerde. Il a tout sous la main : à lui de
faire son travail correctement. »
Il se retourna et alla s'asseoir
sur son lit. Il mit la tête dans ses mains. Plus pour ne plus voir
le docteur que pour réfléchir encore et encore à son sort et à
cette histoire grotesque de maladie.
Soudain, il eut une lumière qui
s'alluma dans la pénombre de son esprit. Le docteur faisait demi
tour quand il l’interpella.
« Si je vous dit quelque
chose, n'importe quoi mais que ça paraisse incohérent. Est-ce que
les propos d'un autre moi peuvent se mélanger aux miens ? »
Le docteur réfléchit un
instant. Il semblait ne pas comprendre où voulait en venir Frédéric.
« Comme si l'autre disait
blanc, vous noir et que les deux propos fusionnait en un seul ? et
dans votre état conscient ?
– Quelque chose comme ça
oui...
– C'est probable. Où
voulez-vous en venir ? »
Frédéric ne répondit pas tout
de suite. Il avait encore le film qui défilait dans sa tête. Les
pièces du puzzle se mettaient en place.
« Il pensait que c'était
un fanatique qui faisait ça... »
Mourneau fixait Frédéric,
intéressé. Son patient marmonnait dans son coin mais tout semblait
plus clair maintenant.
« Je ne sais pas comment
il a fait mais un détail me revient. Quand il m'a confié cette
enquête, il m'a tout de suite mis sur la piste d'un fanatique de
Jack l'éventreur. Pour lui l'assassin reconstituait les meurtres de
1888 à Londres. Quand je lui ai demandé comment il soupçonnait
cela, il m'a dit que c'était évident et que je trouverai tous les
détails dans le rapport. Et c'est vrai qu'à l'évidence, c'était
cela ! Il y avait trop de points communs. La suite nous a confirmé
ces dires.
– Où voulez-vous en venir
avec ça ?
– Un fanatique, un vrai,
aurait reconstitué les meurtres avec minutie. Mais pas lui ! Il a
choisi ses victimes en fonction de leur prénom et c'est tout. Le
fait qu'elle travaille au commissariat n'a rien à voir, c'est juste
le moyen de proximité pour trouver ses proies ! Mais les objets que
l'on a trouvé, parfaitement alignés sur le sol, ce n'est pas sur le
première victime qu'on aurait dû les trouver mais sur le seconde
! »
Frédéric se leva d'un bond.
"Doc, écoutez ! C'est
mince, très mince, je le sais mais avant qu'il n'égorge quelqu’un
d'autre, allez au commissariat et faites surveiller le Capitaine ! Il
se peut que le schizo se soit lui et non moi.
– Et le sang sur votre
chemise, vous en faite quoi ?
– On ne sait même pas encore
s'il s'agit du mien ou d'une autre personne ! Doc, il ne suit pas les
faits et gestes de l'Eventreur à la lettre ! Il peut frapper
n'importe quand et n'importe où ! »
Mourneau était encore
sceptique, Frédéric le voyait.
« D'accord. Mais avant
cela, je vais tenter de connaître les résultats de l'analyse des
tâches de sang retrouvée sur votre chemise. »
Frédéric acquiesça. Mourneau
sortit.
Frédéric ne sut pas tous les
détails mais le docteur lui rapporta que le sang trouvé sur sa
chemise était bien le sien. Après un examen plus approfondi, il
trouva une entaille peu profonde derrière l’oreille droite de
Frédéric. Seulement rien n'était joué encore. Frédéric insista
pour rester à l'hôpital, le temps que l'assassin se manifeste une
dernière fois. Ainsi, il aurait un alibi parfait pour le cas où il
tomberait dans un trou noir au même moment. Et puis, d’un autre
côté, il voulait savoir ce qu’il avait. Il voulait savoir d’où
lui venaient ces absences.
Persuadé que son capitaine
était le véritable assassin, il demanda au docteur de le
surveiller. Il lui fallut un bon moment pour persuader Mourneau de
modifier son emploi du temps. Il ne pouvait pas demander à l'un de
ses anciens collègues de faire cela, ça aurait trop vite porté
l'attention.
Au bout d'une semaine, Mourneau
n'avait relevé aucun signe étrange dans le comportement du
Capitaine de la brigade. Il avait même fait le tour de son dossier
médicale depuis sa plus tendre enfance sans rien trouver, pas même
un éventuel comportement étrange. Il commençait à remettre en
question le jugement de Frédéric. L'assassin, lui, ne se
manifestait pas. L'enquête continuait mais piétinait assez
rapidement. Chaque nouvelle piste n'aboutissait à rien.
Frédéric avait regagné son
appartement. Il n'était pas retourné au commissariat. Comme il
l'avait signalé, il avait remis sa démission une fois sorti de
l'hôpital. Il était lavé de tout soupçon, complètement blanchi
mais refusait de côtoyer des collègues dont la plupart, de par le
regard qu'ils lui avaient lancé la dernière fois qu’il les avait
vus, le croyaient coupable de ces crimes atroces.
Les jours et les semaines
passaient et Frédéric commençait à s'inquiéter. Plus aucun signe
de l'assassin. Se pouvait-il qu'il ait réellement commis ces
meurtres ? Se pouvait-il qu'il soit schizophrène et qu'il ait
tué ses anciennes collègues ? Il continuait à mener son enquête.
Cela lui était plus difficile maintenant qu'il n'était plus de la
police. Cependant, il avait trouvé un contact qui n'était pas
complètement d'accord avec ce qu'il avait subi. Il en profitait pour
lui demander quelques renseignements. L'enquête n'était toujours
pas bouclée mais les investigations ne menaient à rien.
Frédéric eut encore quelques
absences. Il y prêta plus attention ces fois là. Il cherchait
toujours à savoir combien de temps il était parti dans les vapes et
questionnait ses voisins pour savoir s'il était sorti durant ce laps
de temps. Rien dans ce qu'on lui dit ne le rassurait vraiment.
Certes, personne ne l'avait vu sortir ou se comporter anormalement.
Mais personne ne pouvait jurer qu'il était bien resté chez lui. Il
trouva alors étrange de tomber dans les pommes à chaque fois qu'il
était seul. Jamais ça ne s'était produit en présence d'une tierce
personne. Il commençait à penser qu'il n'avait pas de chance.
Au fil des mois, Frédéric
dépérissait. Il se nourrissait peu et vite ; il était sans
cesse occupé à mettre la ville sans dessus dessous pour retrouver
la trace de l'assassin qui semblait avoir disparu. Il apprit par son
contact que la police envisageait de classer l'affaire. Ça l'avait
mis hors de lui. D'abord, on le taxait de meurtrier et le véritable
assassin s'en sortait avec les honneurs. Personne ne se soucierait de
lui dans quelques temps et il resterait, pour quelques accros à
l'info judiciaire, celui qui parvint à se jouer de la police. Mais
ce qu'il supportait encore moins c'est qu'on le prenait encore pour
un dérangé. Cette image, alors qu'on avait réussi à prouver qu'il
n'était pas schizophrène, lui collait à la peau. Sans compter que
si la piste schizo avait été écartée, il ne savait toujours pas
réellement ce qu'il avait.
Jusqu'à ce jour, où un
clochard l'a retrouvé au milieu du parc. Il avait dit aux
ambulanciers qu'il l'avait « retrouvé en train de gigoter
comme une truite fraîchement sortie de la flotte ! » Frédéric
aurait tout fait pour retrouver ce clochard parce qu'il lui avait
rendu une certaine liberté. Il s'était avéré, après examens avec
Mourneau, que l'ex inspecteur souffrait d'épilepsie. Les crises
survenaient de manière intempestive et leur victime pouvait se
réveiller n'importe où avec un sentiment de désorientation très
prononcé et une perte de notion du temps non négligeable. Il
n'empêchait que ces quelques derniers mois, Frédéric avait passé
toutes ses forces dans la traque du tueur fantôme. Il ne renonça
pas pour autant. Et à sa nouvelle sortie de l'hôpital, il entreprit
de nouvelles recherches. Il recoupa une fois de plus tous les
articles, les dossiers qu'il trouvait sur le net. À la fin, il avait
tellement d'hypothèses qu'il ne savait plus où donner de la tête.
Il ne savait même plus pour quelle raison il avait fait toutes ces
recherches.
Il ne mangeait plus, il ne
dormait plus. Si bien que le matin du 09 octobre 1998, quand il tomba
de fatigue dans les escaliers, il se rompit la nuque.
Les meurtres qui avaient été
commis quand Frédéric était encore en activité ne furent jamais
résolus. Les flics qui en prenaient connaissance y allaient toujours
de leur supposition. Les meurtres devinrent vite des légendes et des
groupes de discussion de formaient pour alimenter ce qui était
devenu la nouvelle énigme policière la plus déroutante de cette
fin du 20ème siècle…
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