dimanche 16 octobre 2016

Jack

« Que pouvez-vous me dire sur Jack l'Eventreur ? »
Au début, Frédéric ne comprit pas la question. Il se demanda alors si son capitaine avait encore toute sa tête. Il le regarda, perplexe, durant quelques secondes, avant de prendre une profonde inspiration.
« C'était un tueur en série de la fin du 19ème siècle. Il sévissait dans les quartiers de Londres. Il assassinait des prostituées. »
Son capitaine lui laissa encore quelques secondes, les mains croisées sur son ventre proéminent en pivotant de droite à gauche puis de gauche à droite sur son fauteuil.
« C'est tout ? »
Frédéric ne voyait pas quoi rajouter là dessus en dehors du fait que ces meurtres avaient défrayés la chronique de l'époque à cause de leur sauvagerie jusqu'alors inédite. Depuis qu’il faisait ce métier, il en avait vu de bien pire mais il s'abstint de le dire.
« Le quartier de White Chapel, en 1888, continua le capitaine en s'avançant sur son siège. Des meurtres de prostituées particulièrement atroces... les meurtres... pas les prostituées ! On n'a jamais su qui avait perpétré ces crimes. Le tueur s'est évanoui dans la nature après son cinquième méfait, laissant derrière lui toute sorte de spéculations plus farfelues les unes que les autres. La littérature, le cinéma ou encore la télévision y ont trouvé une grande source d'inspiration. »
Frédéric pensa qu'il avait du retard à rattraper. Cependant, il ne voyait pas où voulait en venir son capitaine. C'est pour cela qu'il posa la question.
Pour toute réponse, le capitaine lança une pochette en carton beige en direction de Frédéric. Il la prit et l'ouvrit. Elle contenait les photos d'une jeune fille couchée sur le trottoir d'une rue humidifiée par la pluie. Une rigole de sang s'échappait vers la bouche d'égout un peu plus loin. On voyait également des gendarmes qui faisaient le guet pour empêcher les badauds de trop s'approcher de la scène du crime.
Sur une seconde photo, Frédéric vit la victime de plus près. Ses yeux étaient quasiment retournés vers l'arrière, la bouche ouverte, grouillant déjà de quelques vers et autres bestioles et le cou tranché en deux d'une oreille à l'autre.
Sur une troisième, il trouva la victime de tout son long. Outre le cou, elle avait l'entrejambe rouge de sang. Frédéric ne vit pas plus les détails et il se demanda d'ailleurs ce que l'assassin avait pu lui faire à cet endroit.
Il regarda le rapport de gendarmerie qui signalait les heures d'arrivée des légistes et autres membres des équipes d'empreintes et de pièces à conviction. Aucun rapport de légiste ne figurait encore dans le dossier. Frédéric en conclut que le crime était récent, pas plus de vingt-quatre heures.
« La victime était quelqu’un d’ici ? demanda Frédéric bien qu’il avait la réponse sous les yeux.
Vous savez lire, c’est bien ! rétorqua le capitaine.
Des témoins ?
Pas de témoin.
Des empreintes ?
Si vous savez lire un rapport, vous remarquerez qu'il n'y en avait pas !
Bon, ben quelque chose d'étrange à noter pour un crime comme celui-là ?
Oui, en effet. »
Frédéric en fut étonné. Il avait dit ça comme ça, sans prétendre ou insinué quoi que ce soit. Et alors qu'il était en train de se demander pourquoi il avait posé cette question, son esprit fit volte face et se félicita de sa pertinence.
« On a retrouvé des objets qui appartenaient à la victime. Ils étaient un peu plus loin dans la ruelle et soigneusement étalés par terre. Il y avait un mouchoir, un porte feuille, un cellulaire, quelques pièces...
M'en fous de ce qu'il pouvait y avoir ! coupa Frédéric qui s'était replongé dans la lecture du dossier. C'est le fait qu'ils soient soigneusement alignés qui est intéressant. »
Le capitaine, un peu bougon de s'être fait couper la parole de cette manière, recula au fond de son siège et croisa les bras.
« Parfait ! dit-il. Alors qu'est-ce que vous attendez pour commencer votre enquête ?
Une seule chose : quel rapport avec Jack l'Eventreur de 1888 ? demanda Frédéric.
N'est-ce pas douloureusement évident ? Dans la mesure où je doute fort que le Jack l'Eventreur du 19ème siècle soit revenu d'entre les morts, j'imagine que quelqu'un, un fervent admirateur, reconstitue les meurtres méticuleusement.
Ah, ouais, pas bête. Ce qui veut dire qu'il me reste encore quatre cadavres devant moi avant de voir l'assassin se volatiliser...
Autant dire que vous avez très peu de temps à perdre dans cette affaire. Parce que le maire ne va pas tarder à faire surface pour que cette enquête soit bouclée dans les plus brefs délais ! »
Frédéric sourit mais son capitaine était des plus sérieux. Celui-ci le regardait s'éloigner en direction de la porte du bureau. À quelques pas d'elle, Frédéric s'arrêta et se tourna à nouveau vers son patron.
« S'il reproduit les meurtres de 1888, peut-on s'attendre à ce que l'on ait le même genre de suspects?
- C'est à vous de me le dire ! »
Frédéric sentit une certaine irritabilité dans la voie de son capitaine, pour ne pas dire une irritabilité certaine. Il n'insista pas et sortit, laissant le capitaine faire son ulcère, tranquille, sur son fauteuil de ministre.

Frédéric commença par planifier son emploi du temps.
Frédéric planifiait toujours tout; depuis son réveil jusqu'au soir, au moment où il devait se brosser les dents avant d'aller se coucher. Impossible pour lui de faire exception à la règle. Alors il pensa rendre visite au légiste pour recueillir le rapport d'autopsie. Il se prépara d'avance à cette épreuve car il détestait cette pièce froide et sans vie ou passaient cadavres sur cadavres. Ensuite, il irait sur les lieux du meurtre, s'imprégner de l'endroit, peut-être interroger deux ou trois personnes ; qui sait, il parviendrait sans doute à découvrir un indice. Pour finir, il rentrerait chez lui, dînerait tranquillement devant une de ces bonnes vieilles séries comme on en faisait plus. Il se demanderait sûrement comment les producteurs avaient fait pour perdre cette recette du succès et il finirait sa soirée sur l'Internet, à la recherche de dossiers parlant de Jack l'Eventreur, le père de tous les « serial killer » recensés dans le monde. Si ce que son capitaine semblait croire était vrai, l'assassin allait probablement suivre le même schéma que son modèle. Il lui fallait donc rattraper ce retard qu'il avait sur l'Eventreur s'il voulait avoir une chance de le coincer.
Comme il l'avait pressenti, il eut un frisson suivi d'un gros poids sur le coeur quand il rentra dans la salle d'autopsie. Celle-ci était propre comme un sou neuf, brillante et la lumière blanche, se reflétant sur le carrelage blanc impeccable et les parties en inox étincelant, étaient trop agressives pour Frédéric. Il plissa légèrement les yeux en attendant qu'ils s'habituent à la clarté. Un petit homme sortit d'un bureau dont la porte se camouflait dans un mur. Une fois fermée, on n'aurait jamais soupçonné la présence d'une porte.
« Inspecteur, dit le petit homme. Je vous attendais... »
Frédéric en fut surpris. Il n'avait annoncé aucune visite ni même le fait qu'il voulait prendre connaissance des résultats de l'autopsie de la victime. Résultats qu'il ne comptait pas avoir ce soir de toute façon.
« Vous venez pour cette pauvre Marianne, c'est ça ? », continua le médecin.
Frédéric ouvrit de grands yeux et interrogea le toubib du regard. Voyant son expression ahurie, le médecin soupira.
« Marianne ! La victime de ce meurtre atroce d'il y a à peine 24 heures !
- Oh ! Oui, bien sûr ! Seulement, je ne savais pas qu'elle s'appelait Marianne... En fait, on vient de me mettre sur l'affaire et je n'ai pas eu le temps de lire tout le dossier encore. Je sais juste qu’elle travaillait au commissariat. »
Le légiste fit la moue et jeta un œil à sa montre. Il s’assit sur le rebord de l’une de ses tables de travail. Il était si petit que ses pieds ne touchaient plus le sol.
« Oui ! Elle ne devrait plus tarder à arriver, continua le légiste sans trop prêter attention à ce que venait de dire l’inspecteur.
- Qui ? »
Mais avant que le médecin lui ait répondu, les portes battantes derrière Frédéric s'ouvrirent à la volée dans un fracas infernal. Un assistant du légiste, jeune et mâchouillant bruyamment un chewing-gum, poussa une table sur roulette jusqu'au centre de la pièce. Le médecin était descendu de son perchoir.
« Aucun problème Wyatt ? demanda le légiste.
- Aucun, elle a était sage comme une image ! » répondit l'assistant qui avait entrepris des fouilles dans sa narine droite.
Le légiste sourit et enfila des gants de caoutchouc après avoir relevé ses manches de chemise et de blouse.
Frédéric savait qu'il ne devait pas rester. Il savait ce qui lui arriverait s'il ne s'en allait pas tout de suite. L'assistant retira d'un coup sec le drap qui recouvrait la victime allongée sur la table. Le sang coagulé avait séché par endroit et le bras gauche de la victime avait suivi le drap avant de se décoller dans un bruit étrange et indescriptible mais qui n’en suscita pas moins une expression de dégoût sur le visage de Frédéric. Celui-ci vit alors quelque chose d'horrible en l'espace d'une demi seconde. La demi seconde d'après, il était sur le carrelage de la salle d'autopsie, dans les vapes.

Quand il rentra dans son appartement, il avait l'impression d'avoir dormi toute une nuit. Il se sentait bien et prêt à faire la fête jusqu'au lendemain matin. Il admit que tomber dans les pommes était plus bénéfique qu'il n'y paraissait. Il s'était senti comme sur un nuage durant tout ce temps d'absence. Il n'avait pas rêvé, ni cauchemardé. Pour lui, son heure d'évanouissement n'avait représenté que quelques minutes.
Il prit un petit quelque chose à grignoter. Ses pensées étaient toutes tournées vers cette affaire de meurtres si bien qu'il ne remarqua pas tout de suite qu'il dévorait un poireau cru. Au bout de quelques bouchées amères, il consentit à regarder ce qu'il avait entre les doigts. Il fit une grimace, posa le poireau dans son assiette et se leva d'un bond pour allumer son ordinateur.
Il se connecta sur l'Internet et commença sa recherche sur Jack l'Eventreur. Il ne tarda pas à tomber sur un dossier complet. Il avait tout ce qu'il voulait et même plus : des portraits détaillés des victimes, les rapports d'autopsie particulièrement atroces, ceux des policiers et de Scotland Yard, les articles de la presse, le contexte socialo politique et toutes les pistes de l'époque...
Il tomba ensuite sur les hypothèses qui ont pu s'accumuler tout au long du siècle dernier. Il apparut que les méfaits de Jack l'Eventreur étaient très populaires. Sûrement parce que jamais la police ou encore Scotland Yard n'avait pu arrêter le meurtrier. L'Eventreur serait donc le premier assassin à mettre la police en déroute. Pourtant, Frédéric lut une interview de l'un des enquêteurs mis sur l'affaire en 1888 : l'inspecteur Aberline. Ce dernier prétendait savoir qui avait tué mais il était tenu de garder le secret. En effet, l'assassin pouvait faire partie de l'entourage même de la reine d'Angleterre. Une hypothèse avançait aussi que la Reine elle-même avait demandé à faire supprimer les cinq prostituées au courant d'une affaire délicate qui concernait le Prince. Une affaire d'enfant non légitime qu'il aurait eu avec une catin. Il était clair qu'une histoire comme celle-ci aurait ébranlé les fondements et la crédibilité de la royauté toute entière. Et dans ces cas-là, le pouvoir en place ne se posait pas trop de questions.
Hormis tout ça, il y avait d'autres rumeurs, d'autres hypothèses plus ou moins crédibles. Certaines étaient que Jack l'Eventreur s'était exilé à New York où il aurait continué ses assassinats. Ou encore au Canada, à Montréal plus précisément. Quant à l'identité de l'assassin, elle était demeurée inconnue. Entre un immigré polonais, un avocat ou encore un docteur, tout le monde y allait de sa petite opinion. Mais Frédéric pensait que la théorie du médecin était la plus exacte : les victimes n'étaient pas seulement égorgées mais également éventrées et avait subi l'ablation de certains organes comme les reins ou encore les parties génitales. Frédéric avait trouvé quelques photos de ces meurtres mais il avait vite refermé la fenêtre pour éviter de s'évanouir une seconde fois dans la soirée. Le peu qu'il avait vu, il pouvait attester des atrocités auquel s'était livré ce fameux Jack l'Eventreur. Et il ressentit même un certain respect pour lui.
Après plusieurs heures passées derrière son ordinateur, il en savait plus que son capitaine sur l'assassin de White Chapel. Une chose était sûre : si certains meurtres, en dehors de ceux officiellement attribués à Jack, avaient été présumés de sa mains, que ce soit à Londres ou à New York, il était impossible qu'il en soit de même pour ceux perpétrés en ce moment.
Frédéric en conclut que cette affaire allait être interminable. Alors il examina les dates des meurtres et la première d'entre elles ne correspondait pas. Le premier assassinat de Londres eut lieu le 31 août. Nous étions le 14 septembre. Par contre, les prénoms des victimes pouvait être un point de départ : si on ne prenait pas en compte le nom de famille, entre Mary Ann Nichols et Marianne il n'y avait qu'un pas.
Frédéric s'attendait donc à ce que la seconde victime s'appelle Annie ou quelque chose d'approchant ; la troisième Catherine ou quelque chose d'approchant ; la quatrième Elizabeth ou quelque chose d'approchant ; et enfin, la cinquième Mary Jane... ou quelque chose d'approchant.
En consultant l'annuaire téléphonique, à raison de huit heures par jour de travail, il lui faudrait un peu plus de trois années entières pour recenser toutes les Annie, Catherine, Elizabeth et autre Mary Jane. Et encore, il fallait qu'elles ne soient pas mariées sous peine d'être enregistrées avec le prénom de leur mari.
Autant dire que c'était foutu d'avance. Il restait le statu social ou les professions. Les premières victimes étaient toutes des prostituées. Marianne était contractuelle ; pas tout à fait la même source de revenus ni les mêmes procédés.
Et comme la nuit portait conseil, Frédéric décida d'arrêter de torturer ces méninges avec ces histoires embrouillées depuis plus d'un siècle et d'aller se coucher.

Frédéric se réveilla en sursaut à cinq heures du matin. Il dormait pourtant bien et la brusque pensée de devoir se rendre à la morgue ce matin même et de ci bonne heure l'avait tiré de son sommeil sans ménagement.
Il ne cessait de penser à cette salle blanche et froide tout le temps qu'il préparait son déjeuner, tout le temps qu'il prit pour l'avaler et tout le temps qu'il eut pour se laver et s'habiller.
Le trajet lui paraissait toujours très long quand il allait au boulot et surtout quand il en revenait. Ça ne le dérangeait aucunement de rester au bureau à faire des heures supplémentaires pour boucler une affaire ou ne serait-ce pour taper son rapport mais il aimait bien rentrer chez lui. Seulement aujourd'hui, point d'embouteillage, la circulation était des plus fluides, il prenait tous les feux au vert et à certains carrefours, il y avait même des flics qui facilitaient la traversée de la ville. Tout était apparemment fait pour qu'il arrive le plus vite possible.
L'un dans l'autre, je serai débarrassé, se dit-il. Mais cette visite restait une épreuve difficile.
Quand il ouvrit une nouvelle fois les portes battantes de la salle blanche et froide, il ressentit le même dégoût que lors de sa première visite. Il resta quelques instant à regarder un peu partout, pressé de voir le légiste arriver avec le dossier sous le bras. Il le prendrait et ne demanderait pas son reste. Il se demandait même s'il allait attendre les explications. Peut-être qu'il partirait sans dire au revoir.
« Excusez-moi ! », dit-il sans conviction.
Aucune réponse, pas un bruit ne lui parvint. Il crut alors voir une porte s'ouvrir. Mais pas celle qui était cachée dans le mur. Une des innombrables portes du frigo où s'entassaient les cadavres attendant de se faire charcuter. Le plateau sortit lentement. Dessus, il y avait un drap blanc cachant la forme d'un homme ou peut-être d'une femme. Le cadavre se redressa sur son séant. Le drap glissa et tomba sur les cuisses de la morte, puisqu'il s'agissait bien d'une femme. Une personne âgée. Sa gorge était tranchée. Elle tourna lentement la tête vers Frédéric qui commençait à trembler. Les articulations du cadavre craquaient. Elle sourit.
« Il arrive... », lui dit-elle.
Frédéric esquissa un sourire tremblant et effrayé et acquiesça en plusieurs fois, vu comme il tremblait de peur.
La porte camouflée s'ouvrit alors et le médecin sortit de son bureau.
« Ah ! Inspecteur, je vous attendais... »
Il s'avança vers Frédéric qui regardait toujours le cadavre assis sur son plateau, du sang coulant de sa gorge ouverte. Le médecin regarda dans la même direction.
« Quelque chose ne va pas Inspecteur ? » demanda le légiste.
Frédéric sursauta. Il était en sueur.
« Quoi ? Ah ! C'est vous ! réussit à articuler Frédéric.
Bien sûr que c'est moi ! Qui voulez-vous que se soit d'autre ? Il n'y a que des morts ici ! »
Frédéric revint sur le plateau au mort mais il n'était plus là.
Le légiste posa son dossier sur la table d'opération en face de lui et l'ouvrit après avoir chaussé de petites lunettes rondes.
« Alors voyons... La victime a été égorgée, ensuite éventrée...
Laissez-moi deviner, coupa Frédéric. On lui a retiré un rein, peut-être les deux...
Non ! le coupa à son tour le légiste. Rien de tout ça, on a fait pire ! Même un boucher s'y serait mieux pris ! Mais ses organes ont été massacrés !
Attendez une minute, notre assassin semble suivre les mêmes méthodes que Jack l'Eventreur qui a sévit à Londres à la fin du 19ème siècle...
Peut-être, j'en sais rien et ce n'est pas mon affaire mais la votre ! Moi, je me contente de vous dire ce qu'il a fait ! En somme, un carnage, un massacre, une boucherie...
Oui, merci docteur ! s'empressa de dire Frédéric. C'est tout ?
C'est déjà pas mal ! Maintenant je peux vous montrer dans les détails ce qu’il a fait, j’ai justement un cobaye qui traîne par ici... »
Le légiste commençait à farfouiller sa tablette où reposaient ses ustensiles. Quand il se retourna, il vit que Frédéric avait déserté. La porte à battant se refermait tout juste.

Au volant de sa voiture, l’esprit de Frédéric allait à cent à l’heure bien que la circulation, elle, était largement moins rapide que lorsqu’il devait se rendre à la morgue. Il avait lu et relu le rapport d’autopsie, il y avait quelque chose qui le tracassait.
De retour chez lui, il se jeta sur son ordinateur pour retrouver le dossier complet qu’il avait récupéré sur le net. Il commença à visiter l’immensité des informations recueillies depuis des années quand…

Il se réveilla en sueur et en sursaut. Il faisait nuit dehors, il le voyait à travers la fenêtre alors que d’ordinaire, ses volets étaient déjà tirés. Il était allongé au beau milieu de son salon. Sa chemise lui collait au dos et il sentait quelque chose couler sur son visage. Il porta la main à sa joue et regarda ses doigts en plissant les yeux pour tenter de mieux voir. Il ne distingua qu’une forme luisante. Alors il se leva, un peu trop brusquement peut-être car il en fut étourdi et un violent mal de crâne le prit. Il s’appuya sur sa petite table, un genou à terre, attendit que son étourdissement passe et se hissa de nouveau. Il marcha jusqu’à l’interrupteur et alluma la lumière. Il regarda ses doigts et y vit du sang. Machinalement, il inspecta sa tête mais ne trouva rien. C’est alors que son téléphone sonna. Il décrocha en faisant bien attention de ne pas mettre de sang partout. Il se demandait encore comment il avait pu se retrouver par terre, d’où provenait le sang et combien de temps il était resté allongé au milieu de son salon, quand son capitaine l’avertit de l’assassin avait encore frappé.

Il se rendit le plus vite possible sur les lieux du crime. C'est à dire qu'il dut prendre son mal en patience dans les embouteillages de la ville. Et bien entendu, il n'y avait aucun policier dans les parages.
Frédéric y arriva tant bien que mal. Son capitaine était déjà sur place et passait des coups de fil. Frédéric se rendit directement vers le corps. Il eut un haut le coeur quand il vit le sang et failli tomber une nouvelle fois dans les pommes quand il vit le carnage. Elle aussi avait été égorgée et éventrée. Il lui sembla avoir vu un amas de quelque chose rouge dégoulinant sur les épaules de la victime. Il se détourna très vite et rejoignit son capitaine qui venait de raccrocher.
« Qui est-ce cette fois ? demanda Frédéric.
Anne », répondit le capitaine.
Anne était une des secrétaires du premier étage, celui réservé aux archives des rapports de police. Il l'avait vu la veille quand il était allé déposer celui que son chef lui avait remis. Il aimait parfois discuter avec elle. Elle était très douce et très serviable.
« On a trouvé quelque chose cette fois, continua le capitaine.
Des empreintes ?
Non, des poils ou des cheveux. On va pouvoir faire des tests « adn »... Qu'est-ce que vous avez là ?"
Le capitaine pointait le doigt sur la poitrine de Frédéric qui ne semblait pas comprendre ce qu'il voulait au juste. L'inspecteur regarda l'endroit que lui indiquait son supérieur et découvrit une tâche de sang sur le devant de sa chemise.
« Oh ! C'est rien, j'ai dû m'ouvrir quelque part, je ne sais pas où en tombant chez moi, répondit Frédéric en souriant.
Vous vous êtes cogné et vous débarquez sans même savoir si vous n’avez rien de grave ?
Ce n’est rien je vous dit ! Je peux assumer. Ne vous en faites pas. J’ai pu recouper quelques éléments sur cette affaire avec votre théorie sur Jack l’éventreur.
Il semblerait qu’il veuille s’en prendre au personnel féminin de la police. C’est une première ressemblance : le métier des victimes est le même à chaque fois. Prostituées pour l’un, policiers pour l’autre.
Sans compter les similitudes avec les prénoms des victimes. Mary Ann pour Marianne et Annie pour Anne. »
Frédéric s'arrêta alors que son capitaine continuait à s'avancer vers le corps. Il parlait mais l'inspecteur n'entendait plus ce qu'il disait. Au bout d'un instant, le capitaine se tourna sur sa droite, sûr d'y trouver Frédéric. Il riait : il avait donc sorti une de ces boulettes dont il avait le secret mais personne n'y avait fait attention. Quand il s'aperçut qu'il parlait au vent, il fut d'abord étonné et ensuite, légèrement irrité. Il se tourna complètement vers Frédéric qui haussa les épaules.
« Bon sang ! Mais qu'est-ce que vous faites là bas ? cria-t-il pour être sûr que l'inspecteur l'entende cette fois.
Je... Je ne tiens à m'approcher plus Capitaine. »
Le capitaine secoua la tête, désabusé. Et s'avança vers Frédéric.
« Vous n'avez donc pas entendu un traître mot de ce que je vous ai dit ?
En effet. Mais dites-moi, sincèrement, d'où vous vient cette obsession que le tueur suit le même schéma que celui de Jack l'Eventreur ?
Mais merde vous n'avez pas lu le rapport que je vous ai filé la dernière fois ?
Ben... euh... Si, bien sûr ! Je l'ai même rendu à Anne le soir...
Alors en analysant les faits, vous auriez dû vous rendre compte de certaines similitudes !
Bien sûr... mais il y a quand même beaucoup de point qui divergent. Déjà, il n'a prélevé aucun organe, le légiste m'a dit qu'il s'était livré à un carnage. Il a carrément taillé sa victime en pièce !
Et il a recommencé avec celle-ci », intervint le légiste en le rejoignant.
Il retirait des gants de caoutchouc maculés de sang.
« Une boucherie une fois de plus et juste avec les premières constatations. Il l'a égorgée, éventrée, vidée de ses intestins pour les lui poser sur les épaules. »
Et Frédéric de partir dans les pommes.

Il se réveilla un peu plus tard. Au début il ne reconnut pas l'endroit où il était. Puis, petit à petit, il devina être dans le bureau de son capitaine, allongé sur la banquette. Il se redressa, une autre personne lui soutenait le bras pour ne pas le voir partir brusquement dans le coin opposé. Frédéric le reconnut, même s'il n'avait pas encore repris tous ses repères. C'était le docteur psychiatre du commissariat. L'inspecteur ne comprit pas vraiment pourquoi il était là : il n'avait eu qu'un évanouissement.
« Il n'y avait que le docteur Mourneau de disponible », lui dit une voix qu'il avait encore du mal à identifier.
Il se tourna vers elle et vit son capitaine.
« Je comprends mieux maintenant, réussit à articuler Frédéric.
Ces évanouissements vous arrivent souvent Inspecteur ? demanda Mourneau.
À chaque fois que je me trouve en face d'un cadavre en fait, répondit Frédéric en se massant la nuque. J'ai eu une perte de connaissance cette après midi, avant qu'on ne m'appelle pour ce meurtre. Mais rien de très grave.
- Il s'est cogné quelque part, il s'est mis du sang partout, regardez », rajouta le capitaine.
Mourneau avait un air suspicieux. Il sortit une petit lampe torche de sa poche intérieure et commença à examiner les yeux de Frédéric.
« Qu’est-ce que vous faites ? demanda le policier.
Une vérification, c'est tout. Que vous tombiez dans les pommes à la vue d'un cadavre, ça peut se comprendre même pour un flic mais que vous vous évanouissiez sans raison, c'est autre chose. »
Il examina la tête de Frédéric en la tournant dans tous les sens. Il finit par regarder la moindre parcelle de son cuir chevelu.
« Rien. Pas une égratignure qui pourrait expliquer la présence de ce sang sur votre chemise... »
Il jeta un oeil au capitaine. Frédéric lut quelque chose d'étrange dans ces regards échangés. Quelque chose qu'il n'aima pas sans pour autant pouvoir dire quoi. Alors il le leur demanda.
« Rien ! Ne t'en fais pas ! Je vais demander à ce qu'on te ramène chez toi. »
Le psychiatre et le capitaine l'aidèrent à se relever. Frédéric avait un pas peu assuré.
« Tiens, prends cette chemise et laisse-moi la tienne. Tu ne va pas te trimbaler avec ça, ça fait négligé. »
Frédéric ne réfléchit pas et consentit à mettre la chemise que lui tendait son capitaine en échange de la sienne. Un agent de police vint les rejoindre et le capitaine lui ordonna de raccompagner Frédéric chez lui. Quand ils furent partis, le capitaine se tourna vers le psychiatre.
« Qu'est-ce qu'il y a avec lui ? demanda-t-il.
Je ne sais pas trop. Je ne suis ici que par hasard mais cette perte de conscience est troublante.
Expliquez-vous ?
Et bien, il présente un symptôme de schizophrénie.
Je vous demande pardon ?
Il s'évanouit, ne se souvient pas de ce qu'il a fait...
Mais comment ça, il ne se souvient pas ? S'il s'évanouit...
Il perd conscience de ce qu'il fait seulement. Il peut changer de personnalité, revêtir un nombre incalculable de personnages tous différents les uns des autres et peut faire des choses sans en avoir conscience. Quand il se réveille, il se rappelle juste s'être endormi, ou s'être évanouit... »
Le capitaine baissa la tête, inquiet.
« Il peut avoir commis un meurtre sans même s'en rendre compte ?
Vous-même le suspectez, capitaine ! »
Le capitaine jeta un regard noir sur Mourneau. Ce dernier sourit et désigna la chemise qu'il tenait à la main.
« Sans ça, vous ne lui auriez jamais pris sa chemise... »

Frédéric prenait peur. Ce qui s'était passé dans le bureau de son capitaine peu de temps auparavant le faisait réfléchir. Il avait eu une perte de connaissance, soit, mais elle était dû à la vue d'un cadavre et rien d'autre. Alors pourquoi son capitaine lui avait-il demandé de donner sa chemise ? Et puis pour quelle raison le regardait-il si étrangement ? Pour quelle raison lui parlait-il si bizarrement ? Il avait soudain l'impression d'être un coupable.
C'est alors que ça lui revint. Il avait eu une absence « inexpliquée ». Il avait retrouvé du sang sur sa chemise sans avoir de traces de coupure sur lui. Son capitaine le soupçonnerait-il ?
Il se rendait de plus en plus compte que les absences dont il était victime n'étaient pas si anodines qu'il voulut le croire à une époque. Ça lui était déjà arrivé quelques fois. Il n'y avait pas prêté attention plus que cela vu qu'il oubliait souvent ce qu'il devait faire ou venait de faire. Ça ne l'avait jamais vraiment gêné dans son travail. Mais maintenant, ça prenait une autre ampleur. Combien de fois il s'était réveillé au milieu de son salon ou de sa salle de bain sans savoir comment il avait atterri là ? Et chacune de ces fois, il avait eu un trou noir. Il avait perdu quelques minutes ou quelques heures de sa vie. Il ne s'en était pas inquiété. Aujourd'hui, il se disait qu'il aurait dû voir un médecin plus tôt. C'était peut-être déjà trop tard pour penser à cela.

Son capitaine lui avait laissé deux jours complets de repos. Il lui avait téléphoné pour ça et Frédéric en avait profité pour lui demander pourquoi sa chemise lui avait été confisquée.
« Elle n'a pas été confisquée voyons ! lui avait répondu le capitaine. Je ne pouvais pas te laisser partir avec une chemise tâchée de sang ! »
Frédéric n'avait rien dit, faisant mine, ainsi, d'accepter la réponse qui lui avait été faite. Mais il n'en crut pas un mot. Et quand il reçut l'ordre de venir au poste alors qu'il était encore dans son congé de quarante-huit heures, il comprit qu'il était dans de sales draps bien avant qu'il ne voit tous ces visages accusateurs autour de lui. La nouvelle avait vite fait le tour du central. Certains le regardaient avec pitié, d'autres avec haine et d'autres encore avec incompréhension.
« Asseyez-vous Frédéric », lui dit son capitaine, la voix douce.
Il y avait un gardien et le docteur Mourneau de présent. Frédéric les regarda tour à tour avant de prendre la chaise en face de lui et de s'assoire dessus.
« Vous avez certainement compris pourquoi vous êtes là ? demanda alors le capitaine.
Je l'imagine seulement mais je ne comprends pas. Et si ce que vous allez me dire confirme ce que j'imagine, ce n'est pas pour cela que je comprendrai mieux ! »
Le capitaine soupira. Il s'assit en face de Frédéric.
« Le sang que l'on a trouvé sur votre chemise n'est peut-être pas le votre, dit-il calmement.
Laissez-moi deviner : il s'agirait de celui de Anne, c'est ça ? »
Personne ne répondit. Une chape de plomb s'était, semblait-il, abattu sur la pièce. Frédéric sourit.
« Je n'ai jamais parlé de ces absences incompréhensibles et vous savez pourquoi ? Tout simplement parce que j'ai beaucoup de mal à me concentrer sur deux choses à la fois. Et puis, elles ne m'ont jamais dérangée, elles n'ont jamais été dangereuses. Ma nature à tout oublier trop vite et mes erreurs d'étourderie légendaires font que je ne m'en suis jamais inquiété.
Il semble dans le cas présent que vous auriez dû consulter un médecin... voir un psy... », continua le capitaine.
Il se tourna vers Mourneau comme pour passer le relais. Le docteur s'avança vers eux.
« Oui. Il semble que vous ayez les symptômes de la schizophrénie. Elle se traduit de plusieurs façons. Dans votre cas, rien ne nous dit que pendant ces absences, vous n'endossez pas une autre personnalité dont vous ignorez les agissements à votre réveil et dont vous ignorez même jusqu’à son existence.
Je vous vois venir. Je suis peut-être étourdi mais pas idiot, intervint Frédéric qui gardait son calme le mieux possible malgré ce qu'on était en train de lui dire. Donc pour vous, je prends la personnalité d'un assassin qui se prend lui-même pour Jack l'éventreur. Et je reproduis le schéma des meurtres de 1888. C'est ça docteur ?
C'est une possibilité.
Exact ! Une possibilité ! C'est le mot juste ! Mais vous n'avez aucune preuve. Vous ne faites que des hypothèses…
Le sang sur ta chemise, sans que tu aies la moindre égratignure ! dit le capitaine. Tu l’as trouvé où ce sang ? Nous devons vérifier Frédéric
Puisque je ne suis pas capable de dire si c'est moi qui ai commis ce crime, vous ne pouvez faire que des suppositions. Nous sommes dans une impasse là. Parce qu'en admettant que je sois schizophrène, je suis incapable de dire ce qu'il se passe durant mes absences !
C'est pour cette raison que le docteur va te garder pour déterminer ton degré de maladie. Nous ne pouvons laisser aucune piste à l’abandon dans cette affaire ! »
Le capitaine laissa Frédéric digérer cette nouvelle. Il ne le regardait plus dans les yeux comme le font les flics en général pour intimider leurs suspects. Il regardait la table et la tapotait silencieusement d'un doigt, d'un mouvement régulier. Ça avait tendance à agacer Frédéric ces mouvements stricts et réguliers mais il se força à garder son calme : il ne devait pas leur donner l'occasion de prouver qu'il était dérangé. Il se tourna vers le docteur, conscient que le meilleur moyen de s’en sortir était d’accepter ces fameux tests.
« Ça va durer combien de temps ? demanda-t-il.
ça dépend. Ce n'est pas une mince affaire vous savez. »
Frédéric secoua la tête et soupira.
« Je ne crois pas qu'il y ait eu des meurtres à chaque fois que j'ai eu des absences inexpliquées, dit-il alors. Je sais que ça peut ne pas vouloir dire grand-chose mais tout de même. »
Il se leva lentement ; il ne voulait pas faire de gestes brusques, ça lui aurait valu une correction de la part du gardien qui, comme de coutume, était bien bâti.
« Chef, tu te démerdes avec mes dossiers. Pas la peine de venir pleurer de l'aide, je démissionne. Si c'est comme ça que vous traitez les collègues... »
Il se retourna et prit la direction de la sortie. Le gardien ouvrit la porte à Frédéric et au docteur qui le suivait. Frédéric n'offrirait aucune résistance. Il l'avait décidé ainsi. On allait l'interner mais peut-être que ça valait mieux. Peut-être que les choses allaient s'arranger d'elles-mêmes. Il lui suffisait en fait d'attendre. Parce que s'il n'était pas réellement responsable de tous ces meurtres, le véritable assassin n'allait pas s'arrêter pour autant. Enfermé, il serait vite disculpé.

Il attendait que le médecin vienne. Il était dans une pièce blanche et froide. Le genre décor qu'il n'aimait pas trop donc. Ça lui rappelait de mauvais souvenirs. Et l'idée que ce toubib allait débarquer et lui poser toute sorte de question pour connaître son état mental n'arrangeait en rien son anxiété.
La porte s'ouvrit et le médecin entra, un dossier à la main. Le dossier était encore fin mais Frédéric soupçonnait qu'il n'allait pas tarder à s'épaissir à une allure vertigineuse.
« Bonjour, Frédéric, dit Mourneau comme s'il parlait à un gamin.
Doc, le moyen le plus rapide pour aller d'un point à un autre est la ligne droite. Alors ne perdons pas notre temps en blabla et courtoisie. Je suis un cobaye pour vous alors qu'hier j'étais encore un flic au service de cet Etat. »
Le docteur ne dit rien. Il semblait subjugué. Frédéric le sentit, le vit et en profita.
« Dites-moi plutôt... cette maladie... je ne peux vraiment pas savoir ce que je fais durant ces absences ?
Non. Sauf en hypnose régressive peut-être mais cette pratique est relativement dangereuse. Je ne la cautionne pas.
Mais je peux également m'évanouir ou me déplacer dans un autre endroit sans pour autant commettre un meurtre ?
Vous pouvez aller faire vos courses alors que l'autre vous y est allé peu de temps avant. C'est plausible.
Il n'y a aucun moyen de savoir si j'ai réellement commis ces meurtres ?
Si, il y en a un. Il nous faut attendre que l'autre vous, ou l'un des personnages qui est en vous, se manifeste. Seulement à ce moment là, je pourrai savoir qui a commis les meurtres.
Et admettons qu'il y ait un autre meurtre pendant que je suis enfermé ici ?
Cela voudra dire que vous êtes innocent.
Mais pas que je sois sain d'esprit..."
Mourneau baissa la tête. Frédéric avait compris. S'il n'était pas responsable des crimes dernièrement commis, il pouvait encore être un danger pour les autres et pour lui-même.
« Encore une question, continua-t-il. Si mon double ou l'un de mes doubles fait quelque chose. Est-ce que je peux le savoir ?
Pas directement. Il vous est impossible de savoir ce que l'autre fait, vous l'avez remarqué. Mais vous pouvez analyser certaines choses. Vous avez remarquez le sang sur vous et vous n'avez trouvé aucune trace de coupure. Certains signes ne trompent pas. Dans le cas présent, les preuves sont minces mais elles existent. Elles sont réelles. »
Frédéric ne dit rien. Il réfléchissait. Il cherchait au plus profond de ses souvenirs, s'il n'y aurait pas un détail qui puisse l'aider. En vain.
Après la séance, Frédéric fut reconduit dans sa chambre. Ou plutôt sa cellule. Même s'il n'y avait pas de barreaux en guise de porte, il y en avait à la fenêtre. Le seul mobilier dont il disposait était une table, une chaise et un lit. Il pensa que même les prisonniers qu'il faisait enfermer avaient droit aux toilettes dans leur cellule. Il commença à faire les cent pas. Il fit carburer ce qui lui servait de matière grise comme jamais il ne l'avait fait auparavant. Il se repassa tout le film à l'endroit, à l'envers, il se posa toute sorte de questions pour voir s'il était capable d'y apporter une réponse. Mais ce trou noir qui résidait en lui le bloquait. Il ne pouvait aller nul part avec ce néant.
C'est alors que la porte s'ouvrit. Le docteur Mourneau entra. Il avait l'air gêné.
« Le capitaine de la brigade vient de m'appeler. »
Frédéric attendit que le médecin continue. Deux hypothèses s'offraient à lui. La première était que le capitaine était déjà dans une impasse et qu'il lui fallait certains dossiers ou conclusions que Frédéric aurait pu tirer sur cette affaire. La seconde était moins jouissive : sa culpabilité venait d'être prouvée.
« Il lui manque quelques précisions quant à vos dossiers. »
Frédéric sourit. Il était heureux d'entendre ça. Pourtant, il regrettait de ne pas être en face de son capitaine. Il s'avança vers Mourneau, un sourire de satisfaction aux lèvres.
« Il me fait enfermer et il vient pleurer ensuite. Je lui ai dit que je ne serai plus là s'il avait besoin. Il se démerde. Il a tout sous la main : à lui de faire son travail correctement. »
Il se retourna et alla s'asseoir sur son lit. Il mit la tête dans ses mains. Plus pour ne plus voir le docteur que pour réfléchir encore et encore à son sort et à cette histoire grotesque de maladie.
Soudain, il eut une lumière qui s'alluma dans la pénombre de son esprit. Le docteur faisait demi tour quand il l’interpella.
« Si je vous dit quelque chose, n'importe quoi mais que ça paraisse incohérent. Est-ce que les propos d'un autre moi peuvent se mélanger aux miens ? »
Le docteur réfléchit un instant. Il semblait ne pas comprendre où voulait en venir Frédéric.
« Comme si l'autre disait blanc, vous noir et que les deux propos fusionnait en un seul ? et dans votre état conscient ?
Quelque chose comme ça oui...
C'est probable. Où voulez-vous en venir ? »
Frédéric ne répondit pas tout de suite. Il avait encore le film qui défilait dans sa tête. Les pièces du puzzle se mettaient en place.
« Il pensait que c'était un fanatique qui faisait ça... »
Mourneau fixait Frédéric, intéressé. Son patient marmonnait dans son coin mais tout semblait plus clair maintenant.
« Je ne sais pas comment il a fait mais un détail me revient. Quand il m'a confié cette enquête, il m'a tout de suite mis sur la piste d'un fanatique de Jack l'éventreur. Pour lui l'assassin reconstituait les meurtres de 1888 à Londres. Quand je lui ai demandé comment il soupçonnait cela, il m'a dit que c'était évident et que je trouverai tous les détails dans le rapport. Et c'est vrai qu'à l'évidence, c'était cela ! Il y avait trop de points communs. La suite nous a confirmé ces dires.
Où voulez-vous en venir avec ça ?
Un fanatique, un vrai, aurait reconstitué les meurtres avec minutie. Mais pas lui ! Il a choisi ses victimes en fonction de leur prénom et c'est tout. Le fait qu'elle travaille au commissariat n'a rien à voir, c'est juste le moyen de proximité pour trouver ses proies ! Mais les objets que l'on a trouvé, parfaitement alignés sur le sol, ce n'est pas sur le première victime qu'on aurait dû les trouver mais sur le seconde ! »
Frédéric se leva d'un bond.
"Doc, écoutez ! C'est mince, très mince, je le sais mais avant qu'il n'égorge quelqu’un d'autre, allez au commissariat et faites surveiller le Capitaine ! Il se peut que le schizo se soit lui et non moi.
Et le sang sur votre chemise, vous en faite quoi ?
On ne sait même pas encore s'il s'agit du mien ou d'une autre personne ! Doc, il ne suit pas les faits et gestes de l'Eventreur à la lettre ! Il peut frapper n'importe quand et n'importe où ! »
Mourneau était encore sceptique, Frédéric le voyait.
« D'accord. Mais avant cela, je vais tenter de connaître les résultats de l'analyse des tâches de sang retrouvée sur votre chemise. »
Frédéric acquiesça. Mourneau sortit.

Frédéric ne sut pas tous les détails mais le docteur lui rapporta que le sang trouvé sur sa chemise était bien le sien. Après un examen plus approfondi, il trouva une entaille peu profonde derrière l’oreille droite de Frédéric. Seulement rien n'était joué encore. Frédéric insista pour rester à l'hôpital, le temps que l'assassin se manifeste une dernière fois. Ainsi, il aurait un alibi parfait pour le cas où il tomberait dans un trou noir au même moment. Et puis, d’un autre côté, il voulait savoir ce qu’il avait. Il voulait savoir d’où lui venaient ces absences.
Persuadé que son capitaine était le véritable assassin, il demanda au docteur de le surveiller. Il lui fallut un bon moment pour persuader Mourneau de modifier son emploi du temps. Il ne pouvait pas demander à l'un de ses anciens collègues de faire cela, ça aurait trop vite porté l'attention.
Au bout d'une semaine, Mourneau n'avait relevé aucun signe étrange dans le comportement du Capitaine de la brigade. Il avait même fait le tour de son dossier médicale depuis sa plus tendre enfance sans rien trouver, pas même un éventuel comportement étrange. Il commençait à remettre en question le jugement de Frédéric. L'assassin, lui, ne se manifestait pas. L'enquête continuait mais piétinait assez rapidement. Chaque nouvelle piste n'aboutissait à rien.
Frédéric avait regagné son appartement. Il n'était pas retourné au commissariat. Comme il l'avait signalé, il avait remis sa démission une fois sorti de l'hôpital. Il était lavé de tout soupçon, complètement blanchi mais refusait de côtoyer des collègues dont la plupart, de par le regard qu'ils lui avaient lancé la dernière fois qu’il les avait vus, le croyaient coupable de ces crimes atroces.
Les jours et les semaines passaient et Frédéric commençait à s'inquiéter. Plus aucun signe de l'assassin. Se pouvait-il qu'il ait réellement commis ces meurtres ? Se pouvait-il qu'il soit schizophrène et qu'il ait tué ses anciennes collègues ? Il continuait à mener son enquête. Cela lui était plus difficile maintenant qu'il n'était plus de la police. Cependant, il avait trouvé un contact qui n'était pas complètement d'accord avec ce qu'il avait subi. Il en profitait pour lui demander quelques renseignements. L'enquête n'était toujours pas bouclée mais les investigations ne menaient à rien.
Frédéric eut encore quelques absences. Il y prêta plus attention ces fois là. Il cherchait toujours à savoir combien de temps il était parti dans les vapes et questionnait ses voisins pour savoir s'il était sorti durant ce laps de temps. Rien dans ce qu'on lui dit ne le rassurait vraiment. Certes, personne ne l'avait vu sortir ou se comporter anormalement. Mais personne ne pouvait jurer qu'il était bien resté chez lui. Il trouva alors étrange de tomber dans les pommes à chaque fois qu'il était seul. Jamais ça ne s'était produit en présence d'une tierce personne. Il commençait à penser qu'il n'avait pas de chance.
Au fil des mois, Frédéric dépérissait. Il se nourrissait peu et vite ; il était sans cesse occupé à mettre la ville sans dessus dessous pour retrouver la trace de l'assassin qui semblait avoir disparu. Il apprit par son contact que la police envisageait de classer l'affaire. Ça l'avait mis hors de lui. D'abord, on le taxait de meurtrier et le véritable assassin s'en sortait avec les honneurs. Personne ne se soucierait de lui dans quelques temps et il resterait, pour quelques accros à l'info judiciaire, celui qui parvint à se jouer de la police. Mais ce qu'il supportait encore moins c'est qu'on le prenait encore pour un dérangé. Cette image, alors qu'on avait réussi à prouver qu'il n'était pas schizophrène, lui collait à la peau. Sans compter que si la piste schizo avait été écartée, il ne savait toujours pas réellement ce qu'il avait.
Jusqu'à ce jour, où un clochard l'a retrouvé au milieu du parc. Il avait dit aux ambulanciers qu'il l'avait « retrouvé en train de gigoter comme une truite fraîchement sortie de la flotte ! » Frédéric aurait tout fait pour retrouver ce clochard parce qu'il lui avait rendu une certaine liberté. Il s'était avéré, après examens avec Mourneau, que l'ex inspecteur souffrait d'épilepsie. Les crises survenaient de manière intempestive et leur victime pouvait se réveiller n'importe où avec un sentiment de désorientation très prononcé et une perte de notion du temps non négligeable. Il n'empêchait que ces quelques derniers mois, Frédéric avait passé toutes ses forces dans la traque du tueur fantôme. Il ne renonça pas pour autant. Et à sa nouvelle sortie de l'hôpital, il entreprit de nouvelles recherches. Il recoupa une fois de plus tous les articles, les dossiers qu'il trouvait sur le net. À la fin, il avait tellement d'hypothèses qu'il ne savait plus où donner de la tête. Il ne savait même plus pour quelle raison il avait fait toutes ces recherches.
Il ne mangeait plus, il ne dormait plus. Si bien que le matin du 09 octobre 1998, quand il tomba de fatigue dans les escaliers, il se rompit la nuque.

Les meurtres qui avaient été commis quand Frédéric était encore en activité ne furent jamais résolus. Les flics qui en prenaient connaissance y allaient toujours de leur supposition. Les meurtres devinrent vite des légendes et des groupes de discussion de formaient pour alimenter ce qui était devenu la nouvelle énigme policière la plus déroutante de cette fin du 20ème siècle…


______________________________________________________________________________


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire