L'agent Tony Garell était
arrivé sur les lieux le premier.
Près d'une heure trente plus
tard, il était assis dans une salle, seul, au commissariat central
et attendait, les yeux perdus dans le vide. Son esprit lui faisait
repasser sans cesse les mêmes images, comme un magnétoscope qui
relance la même bande une fois que celle-ci est terminée.
Il attendait son chef de service
qui voulait avoir son rapport tout de suite. Tout le monde était
d'accord pour dire que cette affaire était la plus atroce jamais vue
par un agent ou un inspecteur en service.
Tony pensait que s'il ne
parvenait pas à effacer ces images de son esprit dans les prochains
jours, il n'y parviendrait jamais. Il serait hanté par elles et
elles finiraient peut-être par le rendre complètement fou.
Son chef entra dans la pièce.
Il avait l'air accablé et soucieux.
« C'est vrai chef. Tout ce
qu'on vous dit est vrai », dit Tony.
Il avait lu du désarroi dans le
regard de son supérieur. Il pensait aussi que le grand manitou ne
voulait pas croire tout ce qu'on avait pu lui dire.
« Racontez-moi, Tony.
Racontez-moi ce que vous avez vu. »
Tony eut les larmes aux yeux.
Son patron comprit à cet instant que les rumeurs étaient vraies.
La première fois que Tony avait
eu à intervenir au 14 rue André Moinier, c'était pour des bruits
étranges signalés par des voisins. Quand il entra en contact avec
le locataire de l'appartement, il ne découvrit pas grand chose mise
à part une forte odeur d'alcool sortant de la bouche de l'individu.
Tony demanda à inspecter les lieux et expliqua à l'homme en face de
lui que des voisins s'étaient plaints de cris venant de chez lui. Il
avait répondu qu'il avait mis sa télé à fond. Il n'avait pas su
pourquoi il avait fait cela au début et avait pensé que l'alcool
était une excellente excuse. Tony l'avait écouté sans vraiment
entendre ce qu'il disait. Il était plus absorbé par la visite d'un
appartement quelque peu mal entretenu.
Des poubelles pleines, parfois
éventrées, étaient à même le sol de la cuisine. Des relents de
nourriture avariée embaumaient la pièce. C'était encore
supportable mais Tony eut quand même un haut le coeur. Le reste
était un peu plus propre sans pour autant être de premier ordre.
Aucune autre anormalité n'avait été remarquée par Tony. Alors il
partit en prévenant le locataire de mettre sa télé moins fort la
prochaine fois et de faire un peu de ménage s'il ne voulait pas voir
débarquer des personnes chargées de l'hygiène collective dans les
immeubles. Entre deux rots, le type avait dit qu'il avait compris et
que cela ne se reproduirait plus.
Quelque part, il n'avait pas eu
tout à fait tort. Parce que la seconde fois où Tony intervint, ce
n'était plus pour tapage, mais pour une tâche de sang qui s'étalait
sous la porte d'entrée de l'appartement. Tony avait été envoyé
sur place juste parce qu'il était déjà intervenu en ces lieux.
Seulement, quand il vit la tâche écarlate dans le couloir, il
comprit que cette fois, il ne découvrirait pas uniquement des
poubelles éventrées dans une cuisine.
La porte était fermée à clé.
Il prit un pied de biche qu'il avait dans sa voiture pour faire
sauter la serrure. Apparemment, quelque chose pesait derrière et
Tony poussa de toutes ses forces pour pouvoir entrer.
Le corps du locataire était là,
étalé de tout son long, baignant dans son sang. Il avait un couteau
à découper la viande planté dans le dos. Il semblait à Tony que
ce couteau était énorme. Cette lame ne servait pas à découper de
simples steaks mais plutôt des quartiers de boeuf gigantesques. Il
avait également une plaie ouverte sur le flanc droit. C'est de là
que s'échappait le sang. Tony aurait cru à une fontaine.
Sur les murs, des traces de
doigts ou de mains, tâchées de sang, plaquées par ci par là. Tony
entra dans la cuisine pour y découvrir le corps d'un adolescent. Il
devait avoir une quinzaine d'années. Il était assis au fond de la
pièce, le visage pâle et la bouche dégoulinante de sang. Il ne
respirait plus. Il tenait à la main un couteau, de taille plus
petite que celui qui était dans le dos du locataire. Tony se rendit
compte qu'il avait une entaille au niveau du poumon gauche. Mort
asphyxié par des bulles de sang probablement.
Tony reconstitua alors ce qui
avait dû se passer. Les traces dans cette cuisine attestaient qu'il
y avait eu une lutte. Qui l'avait provoquée ? Certainement le
locataire. Pourquoi ? Parce qu'il était certainement du genre à
chercher la merde auprès de tout le monde. Cela était assez mince
comme mobile, mais pourquoi pas. Une question venait à l'esprit de
l'agent de police : que faisait ce jeune chez ce type ? Toujours
est-il que ce jeune s'était débattu et quand l'alcoolique anonyme
lui avait plongé le couteau dans le poumon, le gaillard lui en avait
planté un dans le dos après lui avoir ouvert le foie. La seule
erreur qu'il avait commise était d'avoir retiré le couteau de son
poumon. L'air s'était échappé, le sang s'était infiltré un peu
partout et il était mort, assis par terre, à regarder son agresseur
se vider de son côté. C'était certainement comme cela que ça
s'était produit. C'était du moins comme cela que le voyait l'agent
Garell.
Les papiers qu'il trouva sur
l'adolescent ne montraient pas qu'il pouvait être le frère de
l'outre d'alcool allongée dans l'entrée. Il pouvait d'ailleurs
mettre un nom maintenant sur ce personnage. Nom qu'il oublia très
vite d'ailleurs parce qu'il venait de voir quelque chose d'intrigant
dans le couloir menant aux dernières pièces de l'appartement. Il
n'avait pas remarqué cela la première fois qu'il était venu. Il
avait bien vu qu'il y avait un congélateur dans le couloir. Quand on
manque de place, on met ce que l'on peut où l'on peut. Mais il
n'avait pas remarqué qu'un sac en plastique, tâché de sang,
dépassait de la jointure de la porte.
L'agent s'en approcha et braqua
une lampe torche sur le sac plastique. C'était bien du sang, pas de
doute. Pourtant, il lui sembla quelque peu bizarre, ce sang. Alors il
ouvrit la porte du congélateur. Si la scène du crime ne lui avait
pas donné envie de vomir, ce qu'il vit parvint à le révulser. Il
porta une main à sa bouche et réalisa que même s'il se battait
pour détourner les yeux, il ne le pouvait pas.
Dans le coffre glacé étaient
entreposés des sacs qui contenaient des membres. Des doigts, des
mains, des jambes, des bras, des morceaux de chairs découpées. Mais
le plus atroce, c'est qu'il s'agissait de membres d'enfants. Comme
poussé par une curiosité malsaine, à moins que ce ne soit parce
qu'il n'en croyait pas ses yeux, Tony dégagea quelques sacs pour
tomber sur une tête. L'enfant ne devait pas avoir plus de cinq ans.
L'agent de police recula et
tourna la tête pour vomir tout ce qu'il avait dans le ventre.
Quelques minutes après qu'il
ait joint le central, une équipe d'expertise investissait les lieux.
Un inspecteur était également présent pour chaperonner tout ce
petit monde. L'appartement fut fouillé, désossé, pas un seul
centimètre carré n'échappa aux experts. L'inspecteur, quant à
lui, était tombé sur des cahiers remplis de textes écrits par le
locataire peu conventionnel. Il s'avança vers Tony et lui montra les
cahiers.
« Des aveux, sans aucun
doute, lui dit-il.
- Pourquoi faisait-il tout ça ?
Il le dit dedans ? »
L'inspecteur le regarda,
désespéré.
Des experts passaient et
repassaient entre eux, s'affairant à leur tâche. L'un d'eux arriva
vers l'inspecteur, une poêle enveloppée dans un sac de plastique à
la main.
« On a retrouvé de la
chair cuite là dedans ! Et pas de la chair animale, je peux vous le
dire ! C'est atroce ! »
Tony regarda l'inspecteur.
Il ouvrit le cahier qu'il avait
entre les mains.
« Il avait lu quelque part
que les cannibales mangeaient leurs confrères afin de s'approprier
une part d'eux. Il pouvait prendre leur force, leur courage, leur
sagesse en faisant cela. Lui, il prenait des enfants, tous âgés de
moins de cinq ans... Pour s'approprier leur insouciance à l’égard
de la vie. Il a tenté un ado de quinze ans pour son côté
rebelle. »
Il regarda le corps encore
allongé à côté de lui.
« Je ne vous oblige pas à
rester, agent Garell. Rentrez au poste faire votre rapport, on se
charge du reste. »
Tony ne demanda pas mieux. Il ne
voulait plus qu'une chose, sortir de cet enfer.
Il avait raconté son histoire à
son chef, puis l'avait mise par écrit pour son rapport. Il rentra
ensuite chez lui, alla embrasser sa femme et passa par la chambre du
petit qui dormait déjà à poings fermés. Il ne mangea rien ce soir
là, il alla directement se coucher et se mit à pleurer.
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