Benjamin
était assis à la table. En face de lui, il y avait Lory. Ils se
fixaient depuis une bonne heure maintenant, sans mot dire et d’aucun
aurait pu constater, rien qu’en regardant leurs yeux, lequel des
deux avait le plus de haine pour l’autre.
Ils
étaient dans une pièce sombre ; pas de fenêtre et on ne
pouvait distinguer les murs non plus. La lumière tombait de là
haut. On ne pouvait même pas parler de plafond : il semblait si
haut qu’on ne le voyait pas lui non plus.
La
lumière éclairait juste ce qu’il fallait de la table et de ses
convives.
Un
homme sortit des ténèbres et s’avança vers eux. Il portait un
costume noir, tiré à quatre épingles et se tenait droit comme un
I.
Un
manche à balai dans le cul, pensa Benjamin détournant les yeux
une seconde pour observer le nouveau venu.
Il
remarqua alors que le comble du ridicule venait d’être atteint :
l’étranger portait aussi des gants blanc immaculé et une veste en
queue de pie. Benjamin ne put réprimer un sourire moqueur.
–
Je suis l’arbitre, dit alors l’étranger d’un ton glacial. Le
maître de jeu en quelque sorte.
Il
regarda tour à tour Lory et Benjamin.
–
Qu’est-ce qu’on fait là ? demanda Benjamin.
–
Si tu étais un peu plus patient, suggéra Lory fusillant le garçon
du regard.
–
Elle a raison, dit le maître de jeu à l’oreille de Benjamin en
passant derrière lui.
Il
se mit entre les deux et posa une main légèrement bombée sur la
table. Il y eut une brève lumière blanche et le maître de jeu
retira sa main lentement, laissant apparaître un revolver Manurhin
MR73 qui brillait étrangement sous la lumière tombante. À côté
de lui, une unique balle.
–
Vous connaissez la roulette russe ? demanda le maître de jeu.
Benjamin
et Lory lui jetèrent un œil interrogateur. Non pas qu’ils ne
savaient ce qu’était la roulette russe mais ils ne savaient pas ce
que ça venait faire ici.
–
Une balle placée dans le barillet, on fait tourner celui-ci et on
appuie sur la détente. Pour que les chances soient équitables et
qu’il n’y ait point de tricherie, vous ferez tourner le barillet
en tenant le revolver à la verticale. Comprenez que si vous le tenez
à l’horizontale, la chambre pleine dudit barillet sera plus lourde
et ne s’arrêtera jamais en face du percuteur. Autre variante :
au lieu de pointer le revolver sur votre tempe, vous le pointerez sur
votre adversaire.
–
Pourquoi ferions-nous cela ? demanda Benjamin. À quoi ça
rime ?
–
La vengeance, dit le maître de jeu. Simplement la vengeance. Il n’en
faut pas plus pour prendre une arme et tirer, vous ne croyez pas ?
Vu comme vous vous regardiez tout à l’heure, je doute que vous
soyez contre.
–
Nous ne sommes pas en très bon terme, c’est vrai, mais de là à
jouer à la roulette russe, dit Benjamin en regardant Lory.
Il
pensait voir en elle un regard plus calme, moins farouche. Mais elle
était toujours aussi haineuse. Elle prit le Manurhin sur la table,
sortit le barillet et y glissa la balle. Canon pointé vers le sol,
elle fit tourner le barillet qui émit des cliquetis, comme des dents
de métal disant : « Je vais te bouffer, Ben ! »
Benjamin
transpirait. En effet, ce n’était plus l’amour fou entre eux
mais on n’en était pas au point de vouloir se tirer dessus !
C’était du moins ce qu’il crut avant de voir ce cercle parfait
noir, cet œil unique le fixer sans trembler.
Clic !
Lory
posa l’arme sur la table. Benjamin tremblait.
–
Bien ! dit le maître de jeu. À toi, Ben. Venge-toi. Elle a
essayé de te tuer, c’était l’ultime étape dans l’escalade,
tu ne crois pas ? Elle avait commencé par te délaisser, non ?
Après tout, ça mérite une balle entre les deux yeux !
Benjamin
prit l’arme, la pointa vers le sol et fit tourner le barillet.
Pourquoi
pointait-il cette arme sur elle maintenant ? Il ne le savait
pas.
La
vengeance ? Oui, il en rêvait mais il pensait aussi que la vie
se ferait vengeance toute seule. Elle n’avait pas besoin d’un
bras armé pour ça.
Pourquoi
pointer cette arme ?
Je
ne sais pas, il le faut c’est tout, ça me soulagera, quoiqu’il
arrive, ça soulage toujours, pensa-t-il.
Clic !
Il
posa l’arme qui n’eut pas de répit. Lory s’en saisit et fit
entendre les dents d’acier.
Je
vais te bouffer, Ben !
Le
maître de jeu tournait autour de la table, les mains dans le dos et
se délectait de toute cette pression grandissante.
–
Pas de cadeau à la saint valentin, il avait oublié !
Clic !
Benjamin
prit l’arme et fit rouler le barillet. Il ne se posait plus de
question, il n’avait plus de morale. Il fallait le faire, il
fallait en finir, c’était le mieux !
–
Te souhaiter ton anniversaire ne lui vient pas à l’esprit !
clama le maître de jeu.
Clic !
Je
vais te bouffer, Ben !
–
Il t’abandonne pour aller au cinéma !
Clic !
–
Elle se tape sa meilleure amie pendant ton absence !
Clic !
Je
vais te bouffer, Ben !
–
Il ne t’écoute pas quand tu lui parles !
Clic !
–
Elle revient torchée quand elle sort en boîte !
Clic !
Je vais te bouffer, Ben !
–
Il ne participe pas au ménage de l’appartement !
Clic !
–
Elle couche avec un inconnu rencontré en boîte de nuit, juste parce
qu’elle en a envie !
Clic !
Je vais te bouffer, Ben !
–
Il fait des plaisanteries douteuses !
Clic !
–
Elle tombe enceinte de toi et avorte sans te le dire !
Clic !
Je
vais te bouffer, Ben !
–
Il ne prévient pas de son retard !
Un
éclair, un nuage de poussière s’élevant dans les airs, un boom
sourd, creux, retombant presque aussitôt.
L’étranger
se plaça derrière Lory et lui posa les mains sur les épaules. Elle
avait encore le bras tendu, le revolver fumant entre ses doigts,
tremblant imperceptiblement.
En
face d’elle, Benjamin avait la tête penchée en arrière, un trou
fumant au milieu du front, la bouche et les yeux grands ouverts, les
bras ballants.
Il
semblait que, malgré ce son creux, la détonation résonnait encore
aux oreilles de Lory. Elle avait les yeux exorbités, comme si elle
prenait conscience de son geste.
–
Et voilà, dit calmement le maître de jeu. Est-ce que tu comprends
maintenant ce que tu as fait ?
Et
il abandonna Lory, seule, dans ses ténèbres.
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