samedi 15 octobre 2016

Journal de Mort

Leeland tendait un bouquin : reliure de cuir noir, lettres dorées enluminées sur la couverture et une mince bande effilochée de tissu rouge en guise de marque-page.
Regarde ça ! On trouvera sûrement toutes les réponses que l’on veut là-dedans !
Le marque-page ouvrait le début de ce qui semblait être un journal intime.


Un jour comme les autres.
Je m’appelle Raphaël. J’ai la trentaine et je travaille au centre de tri postal. C’est un bon job ; pas très fatigant, même si on fait toujours la même chose et que parfois les noms, les chiffres et les adresses se mélangent dans ma tête.
Au moins ce boulot n’est pas stressant. Aucun contact avec la clientèle. Donc, pas de risque de voir débarquer un pauvre type ou une pauvre nana qui demande la lune juste parce qu’il ou elle estime y avoir droit. Ça fait du bien de temps en temps de ne pas voir les gens, de ne pas voir leur tristesse, leur mal de vivre.
J’ai un secret à révéler. Je n’en ai jamais parlé à qui que se soit. Aujourd’hui, je sens que la fin approche. Je dois me libérer de ce poids que je traîne depuis si longtemps.
Ce n’est pas la première fois que j’essaie de coucher tout cela sur le papier. En tout cas, c’est bien la première fois que j’arrive à écrire aussi loin sans avoir cette envie irrépressible de tout jeter au panier. Alors peut-être que je suis sur la bonne voie.
J’ai un don. Un don très particulier que peu de gens doivent avoir. Si tout le monde avait ce don, ça n’en serait déjà plus un. Mais si j’avais pu rencontrer quelques personnes seulement qui l’avaient aussi, je me serais sûrement senti moins seul. C’est dur de se lever chaque jour en se demandant ce que nous allons voir dans les yeux de l’autre. Je peux lire les âmes. Je peux voir la souffrance des autres à travers leurs yeux, leur corps. Je vois cette souffrance suer de chaque pore de leur peau. C’est pour cela que je marche souvent la tête baissée. Cela m’évite de croiser les regards. En plus de cela, à défaut de trouver des billets égarés, j’évite de marcher dans la merde.
C’est mon quotidien : fuir le regard des autres pour fuir leurs tourments. Seulement je sais de quoi je suis capable et il n’est pas évident de toujours chercher à échapper à ses responsabilités. Elles me rattrapent sans cesse, ne me laissant aucun répit. Parfois, elles me poussent du haut de la falaise et je m’enfonce dans l’abîme de mon esprit, me noyant de mauvaises pensées, submergé par ce rouge intense et violent.
Si j’ai accepté le pacte la première fois, c’était pour me débarrasser, pour avoir la paix. Mais avec ce genre de démons, on n’a jamais la paix. Il revient toujours car il sait ce que vous valez ; il sait que vous êtes aussi fort que faible ; il sait que cette faiblesse deviendra une force et vice versa. Il sait tout. Il sait surtout que vous ne pourrez jamais vous détacher de son emprise, condamné à lui obéir, à assouvir son moindre désir. La folie… cette dangereuse maîtresse.


Un jour comme un autre.
Ma voisine de palier, Emilie, a des soucis avec le voisin du dessous. Elle n’est pas toujours très clean, Emilie. Entre alcool, ecstasy, antidépresseurs et autres cochonneries destinées à vous faire sentir la vie en rose, je la vois qui se détruit la vie à petit feu. Je vois aussi tout son mal-être, je le respire, je le ressens à chaque fois que je la croise, à chaque fois qu’elle vient frapper à ma porte, en larmes, à bout. Je ne peux la rejeter. Elle n’est pas méchante. Elle n’est pas dangereuse et n’est jamais venu pour que je la dépanne de quelques billets pour sa dose ou son alcool. Non, je suis plus le petit ami conciliant, attentif, à l’écoute, prêt à lui venir en aide. Pourtant, nous n’avons rien d’un couple. On ne s’embrasse pas quand on se croise, on ne se voit jamais en dehors de ces jours où elle touche le fond. J’aurais pu dire que nous sommes comme frère et sœur mais il nous arrive de coucher ensemble dans ces moments de folie où – elle, défoncée, et moi, un peu perdu – nous nous laissons aller. Il serait mal qu’un frère couche avec sa sœur. Alors je préfère dire que je suis le petit ami occasionnel.
J’ai bien essayé de lui parler, de la convaincre de faire quelque chose pour sortir de cette spirale infernale. Ça ne donne rien et ça me navre parce que je ne sais pas si je pourrai résister à mes pulsions. Je ne veux pas en arriver là. J’aime Emilie. Je ne veux pas lui faire de mal.
Pour en revenir à son voisin, c’est un homme dérangé. Il n’est pas foncièrement méchant mais quand il déconnecte avec le reste du monde, il est méconnaissable. Comme moi… Comme si un esprit malfaisant prenait soudainement possession de lui. Il a insulté Emilie plusieurs fois déjà. Le pire remonte à quelques semaines où il a commencé à la menacer.


Un jour comme les autres.
C’est quoi la mort ?
Je ne sais pas pourquoi j’ai cette question qui me trotte dans la tête. Pourquoi veut-on me faire réfléchir à tout cela ?
La mort est l’absence de vie.
Et quand on répond comme cela à une question comme celle-là, il est impossible d’échapper à la cascade d’interrogations qui en découle. Il n’y a pas de réponse. Peut-être simplement parce que les seuls à pouvoir témoigner de cette mort sont les morts eux-mêmes et je n’ai jamais vu un cadavre livrer ses impressions sur le sujet. Ce qui, durant un temps, m’allait parfaitement.
Mais la question revient, plus ou moins insistante, plus ou moins précise et à chaque réponse que je peux donner, il y a une autre question qui arrive. Alors pour répondre, je dois savoir, expérimenter, traquer, confirmer, infirmer, être sûr de moi.
Mes pulsions d’alors sont incontrôlables. Il m’arrive quelquefois de pouvoir les faire taire, de les empêcher de me pousser à bout. Mais d’autres fois, je ne peux rien. Je me laisse envahir, je m’abandonne dans les bras de la déraison. Je laisse aller le flot de violence qui bouillonne en moi.
C’est ce qui m’est arrivé hier soir. La route était déserte, comme souvent. Une belle ligne droite, entourée d’arbres. J’adore passer ici à différentes saisons. On a l’impression que le décor change, bouge, s’invitant à d’autres horizons. Au fil du temps, il nait, grandit, se flétrit, puis meurt afin de renaitre et entamer un nouveau cycle de vie.
Est-ce cela la mort ? Un éternel recommencement ? Est-ce que des vies antérieures coincées dans un recoin de l’esprit vagabondant de corps en corps, après chaque mort, ferait que l’on ait des visions, des impressions de déjà vu d’une personne que nous n’avons jamais côtoyée, d’un lieu où l’on est sûr de n’avoir jamais mis les pieds ? Si tel est le cas, est-ce que mon prédécesseur était comme moi ? Ressentait-il les mêmes pulsions, les mêmes envies ? S’il était tout autre, qu’est-ce qui a contaminé mon esprit ? Après ma mort, vais-je contaminer un autre esprit ou est-ce que cette partie de moi va mourir avec mon enveloppe charnelle ?
Ce ne sont probablement pas les questions que se pose l’individu devant moi, celui-là même qui vient de manquer de m’envoyer dans le décor avec sa queue de poisson.
C’est décidé. J’accélère. Encore. Encore un peu. Ma voiture avale le bitume comme un ogre se jette sur sa proie. La rage monte. La fureur est intense, insoutenable. La pression comprime mon cœur dans ma poitrine. Je dois me libérer de cela et calmer ce palpitant qui s’emballe, me laissant proche de l’asphyxie.
Je fais un écart sur la route, comme si je voulais le dépasser pour le laisser loin derrière moi. Peut-être pourrai-je lui faire moi aussi une queue de poisson afin de lui montrer ce que l’on peut ressentir, afin de lui faire comprendre. Mais ce genre de personne ne peut comprendre. Le monde leur appartient, pas vous. Ils sont fous !
Plein phare, je me rabats brusquement sur la droite, percutant l’arrière de la voiture qui part aussitôt en toupie, glissant sur l’asphalte humide. Je ne m’étais pas rendu compte à ce moment-là qu’il pleuvait. C’était pourtant des trombes d’eau qui martelaient mon pare-brise. Je visualisais la scène plus que je ne la voyais. Tout était sous contrôle. Le véhicule tourna, tourna, tourna. Gigantesque gyrophare couinant dans une tentative désespérée de reprendre le cap. Et la lumière s’éleva, illuminant un ciel noir, éclairant la cime des arbres qui dansaient sous le vent. Il me semblait qu’ils applaudissaient. Ils me félicitaient de mettre ce dangereux personnage hors d’état de nuire.
La voiture partit alors en tonneaux, éjectant toute sorte de débris presque aussitôt éclairés par les phares qui refusaient de s’éteindre. Un feu d’artifice de toute beauté.
Je me suis arrêté sur le bas côté pour admirer mon œuvre. C’était unique. Même en le voulant, je savais que jamais je ne pourrai refaire la même chose. J’étais seul spectateur de ce chef-d’œuvre et j’enregistrais le moindre mouvement. Tout se gravait à jamais dans ma tête.
Quand le véhicule disparut en contrebas, je sortis sous la pluie, une lampe torche à la main, pour contempler ce que j’avais fait.
La route demeurait déserte.
Plus je m’avançais, plus le son de cette voix était forte. Il pleurait, il paniquait, il expiait.
La voiture était sur le toit. L’homme, encore retenu par sa ceinture de sécurité, avait une barre de fer enfoncée dans le bide. Il voulait la retirer mais en était bien incapable. Il me supplia de prévenir les secours quand il me vit. Pensait-il que j’étais celui qui avait fait cela ? Je ne le sais pas. Il comprit, il réagit de plus belle, lâchant un flot de larmes quand je lui dis, solennellement et nonchalamment :
Non.
Pas de rage dans son regard. Ni dans ses gestes. Pas de menaces. Juste un désespoir. Je crois qu’il avait compris pourquoi il était là. Il avait compris son erreur.
Les minutes s’égrenant, sa souffrance s’amenuisait en même temps que ses larmes, au fur et à mesure que le froid gagnait son corps. Il accepta son destin. Il eut la courtoisie de me regarder quand son dernier souffle le quitta.
La pluie avait cessé.
La voiture s’était immobilisée dans de la terre.
C’était parfait. Comme si la nature elle-même m’aidait dans ma tâche.
Je pris un morceau de tissu trouvé dans ma voiture : un vieux chiffon dont je me servais pour faire les vidanges. Je l’enfonçais dans le réservoir de mon nouvel et bref ami pour y mettre le feu.
Je m’éloignais rapidement.
L’explosion fut impressionnante mais cela ne fit pas tant de bruit comme on le voit à la télé. L’essence comprimée explosa dans une gerbe de goutte de feu qui brûla instantanément. La voiture fut vite la proie des flammes.


Un jour pas comme les autres.
On parle de moi. Ça y est. On parle de moi sans même savoir que c’est moi. Je suis une ombre, planant au dessus de mes concitoyens. Ils ne peuvent pas savoir qu’ils ont au dessus d’eux quelqu’un qui les observe. Personne ne peut le savoir. Pas même les journalistes qui relatent l’accident de la nuit passée.
Dramatique accident sur la 89.
Comme c’est bon. Comme c’est apaisant. Cela signifie-t-il que j’ai trouvé une réponse ? J’ai peut-être trouvé une clé de l’énigme qu’est la mort…
Pour les enquêteurs, le véhicule accidenté roulait à vive allure sous la pluie et le conducteur avait brusquement perdu le contrôle. La voiture était partie en tonneaux pour s’immobiliser un peu plus bas, dans le champ où elle avait pris feu.
C’est bien cela. C’est exactement cela. À un détail près.
La mort serait donc surprenante à ce point ? Impossible de savoir où ni quand elle va frapper ? Pourtant, certaines personnes peuvent la voir arriver. Ceux atteints de graves maladies… Ceux-là ne la voient-ils pas arriver ?
À moins que la mort ne soit une chose complètement indicible, une force qui ne peut exister que par la chair et le sang ? Un esprit malin qui traque mais qui a besoin d’un bras armé pour assouvir son besoin.
Suis-je devenu ce bras armé ?


Un jour comme les autres.
Les informations m’ont soudainement ouvert les yeux.
Un homme a tué quatre personnes avec son revolver avant de retourner l’arme contre lui. Dans d’autres circonstances, j’aurai trouvé cet acte sublime, empreint d’une force et d’une puissance dont je ne me sens moi-même incapable.
Cependant, cet homme a commis son forfait juste parce que ses voisins du dessus faisaient du bruit. D’après ce qui est raconté, plusieurs mains courantes ont été déposées à la police de part et d’autre par les personnes concernées dans ce petit conflit. Cet homme se plaignant constamment du bruit, les voisins du dessus se plaignant des menaces et des insultes proférées à leur encontre.
Cela me fait penser à Emilie, ma voisine de palier. C’est un peu ce qui se passe avec le cinglé d’en dessous. Et si jamais il décidait un jour de faire taire le soit-disant joyeux bordel de chez Emilie ?
Petit conflit deviendra grand. Je ne pourrai le permettre.


Un jour comme un autre.
C’est quoi la mort ?
Au delà de l’absence de vie, c’est peut-être le moment crucial où quelqu’un décide d’agir pour le bien de tous. Quelqu’un comme moi.
La mort réside-t-elle dans l’instant précis où la vie quitte le corps ou est-ce plutôt celui où le bras armé de la Grande Faucheuse décide de retirer la vie ?
Quoi qu’il puisse se passer, c’est inéluctable. La mort survient. On ne peut rien faire. Si je décide d’en finir ce soir et que quelque chose m’en empêche, ce n’est que partie remise. Mais le lendemain, ou le surlendemain peut-être, la mort frappe.
Je dévisage cet homme, assis sur cette chaise, transpirant, pleurant, implorant derrière le bâillon que je lui ai imposé non seulement pour étouffer ses cris mais aussi pour ne pas avoir à entendre ses jérémiades.
Combien de fois l’ai-je vu en train d’hurler sur Emilie ? Il était fier et fort à ce moment-là. Il était Dieu sur terre. Il savait qu’il tenait une vie entre ses mains. Qu’en est-il maintenant ? Au regard de la flaque de pisse qu’il a laissé et qu’il alimente régulièrement, je dirais qu’il a ravalé sa fierté.
Ce n’est plus pareil lorsqu’on tombe sur plus fort que soi, n’est-ce pas Mr. Hermanez ? Vos supplications devraient me flatter mais au contraire, elles me donnent l’envie de vomir.
C’est pourquoi j’en ai vite terminé avec lui. Cette fois-ci, j’ai bien regardé ses yeux. Avant, pendant… après.
J’ai vu d’autres choses. J’ai trouvé d’autres réponses. Chacune me menant à une nouvelle question. J’ai vu la mort dans ces yeux à travers la supplication. J’ai vu le reflet de la mort plus exactement. J’ai vu comment cet homme me voyait, sentant la fin approcher, sachant que c’est moi qui mettrais le point final à sa misérable existence. J’ai vu l’espoir de me voir renoncer à ce geste infâme, l’envie de survivre… l’envie de vivre.
Et lorsque le couteau eut glissé sur sa gorge, l’entaillant profondément, empêchant l’air frais de remplir ses poumons (chose anodine – car routinière depuis que ce même air nous a brûlé les poumons à notre naissance – mais qui prend tout son sens, toute son importance quand on en est privé), le regard de Mr. Hermanez changea. Il passa par l’effroi, par la surprise, une nouvelle fois par l’espoir avant d’accepter le sort que je lui offrais et, enfin, se figer, devenant brumeux.
Tout du long, j’entendais cette musique lointaine avec ses chœurs. Ce glas qui sonnait, tantôt impérieux, tantôt calme, tantôt implacable, traversant tous les stades que nous vivions de part et d’autre de cette mort : lui la ressentant au plus profond de son être jusqu’à son dernier souffle, moi admirant son œuvre et sa puissance.
Puis ce fut le calme plat. Le silence absolu. La tranquillité de l’âme. Le froid s’élevait peu à peu, me glaçant les os. Mais mon esprit était reposé.


Un jour comme les autres.
Je traverse la vie avec mes nouvelles réponses. Ses récentes données me permettent d’approfondir les choses, de tirer profit de ces expériences, de mieux comprendre. Bien que mille et une questions me taraudent encore. Il me faut faire plus d’expériences pour approfondir encore plus les choses.


Un jour comme les autres.
Je trie mes paquets. Les noms défilent, ne me disant rien. Les prénoms précisent les choses. J’aime imaginer comment sont les gens à qui ces colis sont destinés. Je pense aussi à ce qui se trouve sous l’enveloppe à bulle ou sous le carton. C’est comme si j’étais le paquet lui-même, transporté par des mains tantôt douces et fragiles, tantôt par une poigne de fer. J’entre dans l’intimité de ces personnes fébriles en déballant le pli. Je les vois presque.
Aurélie.
Rousse, peut-être châtain clair. Coupe au carré. Douce, fragile, peut-être un peu perdue, timide, réservée.
Norbert.
Grand gaillard. Il fait bûcheron avec son pull de laine. On pourrait croire que ça le muscle et qu’en dessous il n’y a qu’un petit oiseau malingre mais il ne faut pas s’y tromper. Norbert est sacrément costaud.
J’adore inventer le monde de ceux dont je trie les colis. Un coup banquier, un autre commerçant, une autre fois artisan, caissière ou bien bijoutier… Cela varie mais une seule chose reste immuable : je ressens toujours la détresse de ces personnes dont la vie devient un poids insupportable.
C’est pour ça que souvent je décide d’arrêter d’imaginer quoi que ce soit. J’évite ainsi de souffrir moi-même car c’est comme si la souffrance des autres me renvoyait à ma propre souffrance.
J’ai besoin d’air, besoin de sentir l’odeur acre du sang.


Un jour comme un autre.
On parle enfin de moi. Toujours sans savoir que j’existe.
On s’inquiète pour Mr. Hermanez, semble-t-il. Cela fait plusieurs jours que sa famille n’a plus de nouvelles. Normal, me dis-je, il n’y a rien de bien étrange à cela.
Je comprends alors comment un petit rien devient quelque chose d’inquiétant lorsqu’on ne sait pas ce qu’est réellement ce petit rien. Une absence, une non réponse : synonyme de jours sombres et d’inquiétude.
Emilie non plus ne semble pas inquiète, comme moi. Je la vois même radieuse. Chacun de ses sourires qu’elle m’adresse depuis qu’elle a appris la brusque disparition de Hermanez – ce mauvais voisin qui venait sans cesse l’importuner pour des broutilles et qui serait sûrement passé à l’acte un de ces jours – est un remerciement que je lui rends poliment. Je la sens mieux. Je la sens heureuse. Peut-être le seul être en ce moment que je croise et qui est content de la vie.
Hermanez n’est plus là pour me parler de la mort. Comment la voir ? Comment l’approcher ? Comment savoir quels terribles secrets elle cache ? Est-ce dans la vie que je trouverai ces réponses ?


Un jour comme les autres.
C’est elle. Coralie. J’ai appris son nom quand une de ces copines l’a interpellée alors qu’elle attendait son bus.
Petit haut noir. Short noir en jeans. Collant noir. Bottes de cuir noir. Les cheveux en pagaille mais pourtant coiffés. Maquillage sombre lui soulignant de magnifiques yeux verts. On dirait des émeraudes.
Oui, je crois que j’ai un faible. Un faible pour ce regard perdu ; ce regard triste. Lorsque je passe tout près d’elle, je ressens sa détresse. Peut-être un père alcoolique qui abuserait d’elle. C’est toujours le père. Mais s’il s’agissait de la mère ? Manque de communication ? Un jeune esprit rebelle que l’autorité parentale ne peut contrôler ?
Pourquoi ce sourire malgré tout ? Un beau sourire, radieux. Un simulacre sûrement. On parvient facilement à cacher ses angoisses les plus sombres. Par contre les yeux, eux, ne mentent pas.
Ceux de Coralie pleurent. Tous les soirs. Des larmes de souffrance qui roulent sur ce visage angélique. Comment est-ce possible ?
Ça l’est en tout cas. Et j’entends les anges chanter le glas.


Un jour comme un autre.
Aujourd’hui, j’avais Coralie avec moi. J’ai passé beaucoup de temps à l’observer, à la frôler, à ressentir toute sa tristesse. Hier, sans même dire un mot, elle m’a fait part de sa détresse et de son envie d’un monde meilleur. Je l’ai vue, je l’ai sentie. Alors je l’ai invitée chez moi. Elle a refusé. J’ai dû insister.
Elle est assise, là, sur une chaise en osier, nue, les mains attachées dans le dos.
Je la regarde.
Elle pleure.
Je l’admire.
Elle la voit.
Elle voit la mort approcher lentement d’elle. Elle prend conscience alors de ce que représente la vie. J’ai pu au moins lui apporter cela et j’en suis fier. À sa détresse se mêle la terreur et peut-être un brin d’espoir, une envie de vivre.
Voilà peut-être ce qu’est la mort : une réponse unique et irréfutable à la vie et ses questions.
Qu’elle est belle ! J’ai très envie de caresser sa peau. Mais je sais que si j’emprunte ce chemin, elle va m’échapper. Je ne pourrai plus rien faire pour elle. Je ne pourrai plus lui venir en aide.
Pour mettre fin à sa souffrance et à mes envies charnelles, je lui ai tranché la gorge d’un coup sec. Elle hurlait à travers le bâillon que je lui avais mis. J’entendais le chant des anges prendre peu à peu le dessus sur les hurlements étouffés. Une cacophonie de cris, de voix angéliques, de terreur, de notes célestes à m’en donner la nausée. Pour la première fois je vois et je ressens vraiment cette mort que je cherche à comprendre, à sonder. Pourquoi a-t-il fallu que mon pire cauchemar soit une jeune fille si magnifique ? Un ange parmi les démons…


Un jour comme les autres.
Pourquoi je ne ressens plus rien en triant mes colis ?
Les noms, les prénoms, les adresses. Tout cela ne représente plus rien désormais. Pourquoi ? Pourquoi ai-je tant de mal à discerner les choses ? Pourquoi je ne parviens plus à voir ?


Un jour comme les autres.
J’aurais pu croire que c’était un léger passage à vide. Mais cela fait plusieurs mois maintenant que je n’ai goût à rien, pas même à voir la vie quitter ces corps qui me hurlent leur malheur.
On vient de parler de moi encore une fois par l’intermédiaire de la petite Coralie qui aurait disparu sans laisser de traces. On ne croit pas à la fugue car toutes ses affaires ont été retrouvées chez elle, dans sa chambre.
Je n’éprouve aucune fierté. Non pas que j’ai des remords d’avoir ôté la vie à une si magnifique créature ; c’est tout simplement que le geste est devenu banal pour moi ! Cela veut peut-être dire que j’ai trouvé toutes les réponses. Pourtant je n’ai pas l’impression que tout soit clair en moi. J’ai encore des questions sans réponse. Je ne peux pas rester comme ça.


Un jour particulier.
C’est décidé.
Mais je ne veux pas que tout ce que j’ai fait reste dans l’ombre. Je veux que l’on sache que j’ai fait tout cela uniquement pour aider ces âmes perdues, pour stopper leurs supplices.
Une balle est sur le point de me traverser la tête de part en part. Je vais enfin avoir toutes les réponses que je désire et comme tous ceux qui ont été mes cobayes, je ne pourrai pas lever pour vous ce voile de mystère.
Je vous souhaite en tout cas bien du courage pour traverser cette vie…



Leeland reprit :
On vient de trouver un congelo à la cave. Hermanez, la jeune fille disparue il y a quelques semaines, Coralie, et sept ou huit autres corps encore non identifiés. Ils ont été découpés et mis dans des sacs à congélation. Un putain de puzzle pour les légistes ! Bordel ! Mais quel taré peut faire ça ?


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