Leeland
tendait un bouquin : reliure de cuir noir, lettres dorées
enluminées sur la couverture et une mince bande effilochée de tissu
rouge en guise de marque-page.
– Regarde
ça ! On trouvera sûrement toutes les réponses que l’on veut
là-dedans !
Le
marque-page ouvrait le début de ce qui semblait être un journal
intime.
Un
jour comme les autres.
Je
m’appelle Raphaël. J’ai la trentaine et je travaille au centre
de tri postal. C’est un bon job ; pas très fatigant, même si
on fait toujours la même chose et que parfois les noms, les chiffres
et les adresses se mélangent dans ma tête.
Au
moins ce boulot n’est pas stressant. Aucun contact avec la
clientèle. Donc, pas de risque de voir débarquer un pauvre type ou
une pauvre nana qui demande la lune juste parce qu’il ou elle
estime y avoir droit. Ça fait du bien de temps en temps de ne pas
voir les gens, de ne pas voir leur tristesse, leur mal de vivre.
J’ai
un secret à révéler. Je n’en ai jamais parlé à qui que se
soit. Aujourd’hui, je sens que la fin approche. Je dois me libérer
de ce poids que je traîne depuis si longtemps.
Ce
n’est pas la première fois que j’essaie de coucher tout cela sur
le papier. En tout cas, c’est bien la première fois que j’arrive
à écrire aussi loin sans avoir cette envie irrépressible de tout
jeter au panier. Alors peut-être que je suis sur la bonne voie.
J’ai
un don. Un don très particulier que peu de gens doivent avoir. Si
tout le monde avait ce don, ça n’en serait déjà plus un. Mais si
j’avais pu rencontrer quelques personnes seulement qui l’avaient
aussi, je me serais sûrement senti moins seul. C’est dur de se
lever chaque jour en se demandant ce que nous allons voir dans les
yeux de l’autre. Je peux lire les âmes. Je peux voir la souffrance
des autres à travers leurs yeux, leur corps. Je vois cette
souffrance suer de chaque pore de leur peau. C’est pour cela que je
marche souvent la tête baissée. Cela m’évite de croiser les
regards. En plus de cela, à défaut de trouver des billets égarés,
j’évite de marcher dans la merde.
C’est
mon quotidien : fuir le regard des autres pour fuir leurs
tourments. Seulement je sais de quoi je suis capable et il n’est
pas évident de toujours chercher à échapper à ses
responsabilités. Elles me rattrapent sans cesse, ne me laissant
aucun répit. Parfois, elles me poussent du haut de la falaise et je
m’enfonce dans l’abîme de mon esprit, me noyant de mauvaises
pensées, submergé par ce rouge intense et violent.
Si
j’ai accepté le pacte la première fois, c’était pour me
débarrasser, pour avoir la paix. Mais avec ce genre de démons, on
n’a jamais la paix. Il revient toujours car il sait ce que vous
valez ; il sait que vous êtes aussi fort que faible ; il
sait que cette faiblesse deviendra une force et vice versa. Il sait
tout. Il sait surtout que vous ne pourrez jamais vous détacher de
son emprise, condamné à lui obéir, à assouvir son moindre désir.
La folie… cette dangereuse maîtresse.
Un
jour comme un autre.
Ma
voisine de palier, Emilie, a des soucis avec le voisin du dessous.
Elle n’est pas toujours très clean, Emilie. Entre alcool, ecstasy,
antidépresseurs et autres cochonneries destinées à vous faire
sentir la vie en rose, je la vois qui se détruit la vie à petit
feu. Je vois aussi tout son mal-être, je le respire, je le ressens à
chaque fois que je la croise, à chaque fois qu’elle vient frapper
à ma porte, en larmes, à bout. Je ne peux la rejeter. Elle n’est
pas méchante. Elle n’est pas dangereuse et n’est jamais venu
pour que je la dépanne de quelques billets pour sa dose ou son
alcool. Non, je suis plus le petit ami conciliant, attentif, à
l’écoute, prêt à lui venir en aide. Pourtant, nous n’avons
rien d’un couple. On ne s’embrasse pas quand on se croise, on ne
se voit jamais en dehors de ces jours où elle touche le fond.
J’aurais pu dire que nous sommes comme frère et sœur mais il nous
arrive de coucher ensemble dans ces moments de folie où – elle,
défoncée, et moi, un peu perdu – nous nous laissons aller. Il
serait mal qu’un frère couche avec sa sœur. Alors je préfère
dire que je suis le petit ami occasionnel.
J’ai
bien essayé de lui parler, de la convaincre de faire quelque chose
pour sortir de cette spirale infernale. Ça ne donne rien et ça me
navre parce que je ne sais pas si je pourrai résister à mes
pulsions. Je ne veux pas en arriver là. J’aime Emilie. Je ne veux
pas lui faire de mal.
Pour
en revenir à son voisin, c’est un homme dérangé. Il n’est pas
foncièrement méchant mais quand il déconnecte avec le reste du
monde, il est méconnaissable. Comme moi… Comme si un esprit
malfaisant prenait soudainement possession de lui. Il a insulté
Emilie plusieurs fois déjà. Le pire remonte à quelques semaines où
il a commencé à la menacer.
Un
jour comme les autres.
C’est
quoi la mort ?
Je
ne sais pas pourquoi j’ai cette question qui me trotte dans la
tête. Pourquoi veut-on me faire réfléchir à tout cela ?
La
mort est l’absence de vie.
Et
quand on répond comme cela à une question comme celle-là, il est
impossible d’échapper à la cascade d’interrogations qui en
découle. Il n’y a pas de réponse. Peut-être simplement parce que
les seuls à pouvoir témoigner de cette mort sont les morts
eux-mêmes et je n’ai jamais vu un cadavre livrer ses impressions
sur le sujet. Ce qui, durant un temps, m’allait parfaitement.
Mais
la question revient, plus ou moins insistante, plus ou moins précise
et à chaque réponse que je peux donner, il y a une autre question
qui arrive. Alors pour répondre, je dois savoir, expérimenter,
traquer, confirmer, infirmer, être sûr de moi.
Mes
pulsions d’alors sont incontrôlables. Il m’arrive quelquefois de
pouvoir les faire taire, de les empêcher de me pousser à bout. Mais
d’autres fois, je ne peux rien. Je me laisse envahir, je
m’abandonne dans les bras de la déraison. Je laisse aller le flot
de violence qui bouillonne en moi.
C’est
ce qui m’est arrivé hier soir. La route était déserte, comme
souvent. Une belle ligne droite, entourée d’arbres. J’adore
passer ici à différentes saisons. On a l’impression que le décor
change, bouge, s’invitant à d’autres horizons. Au fil du temps,
il nait, grandit, se flétrit, puis meurt afin de renaitre et entamer
un nouveau cycle de vie.
Est-ce
cela la mort ? Un éternel recommencement ? Est-ce que des
vies antérieures coincées dans un recoin de l’esprit vagabondant
de corps en corps, après chaque mort, ferait que l’on ait des
visions, des impressions de déjà vu d’une personne que nous
n’avons jamais côtoyée, d’un lieu où l’on est sûr de
n’avoir jamais mis les pieds ? Si tel est le cas, est-ce que
mon prédécesseur était comme moi ? Ressentait-il les mêmes
pulsions, les mêmes envies ? S’il était tout autre,
qu’est-ce qui a contaminé mon esprit ? Après ma mort,
vais-je contaminer un autre esprit ou est-ce que cette partie de moi
va mourir avec mon enveloppe charnelle ?
Ce
ne sont probablement pas les questions que se pose l’individu
devant moi, celui-là même qui vient de manquer de m’envoyer dans
le décor avec sa queue de poisson.
C’est
décidé. J’accélère. Encore. Encore un peu. Ma voiture avale le
bitume comme un ogre se jette sur sa proie. La rage monte. La fureur
est intense, insoutenable. La pression comprime mon cœur dans ma
poitrine. Je dois me libérer de cela et calmer ce palpitant qui
s’emballe, me laissant proche de l’asphyxie.
Je
fais un écart sur la route, comme si je voulais le dépasser pour le
laisser loin derrière moi. Peut-être pourrai-je lui faire moi aussi
une queue de poisson afin de lui montrer ce que l’on peut
ressentir, afin de lui faire comprendre. Mais ce genre de personne ne
peut comprendre. Le monde leur appartient, pas vous. Ils sont fous !
Plein
phare, je me rabats brusquement sur la droite, percutant l’arrière
de la voiture qui part aussitôt en toupie, glissant sur l’asphalte
humide. Je ne m’étais pas rendu compte à ce moment-là qu’il
pleuvait. C’était pourtant des trombes d’eau qui martelaient mon
pare-brise. Je visualisais la scène plus que je ne la voyais. Tout
était sous contrôle. Le véhicule tourna, tourna, tourna.
Gigantesque gyrophare couinant dans une tentative désespérée de
reprendre le cap. Et la lumière s’éleva, illuminant un ciel noir,
éclairant la cime des arbres qui dansaient sous le vent. Il me
semblait qu’ils applaudissaient. Ils me félicitaient de mettre ce
dangereux personnage hors d’état de nuire.
La
voiture partit alors en tonneaux, éjectant toute sorte de débris
presque aussitôt éclairés par les phares qui refusaient de
s’éteindre. Un feu d’artifice de toute beauté.
Je
me suis arrêté sur le bas côté pour admirer mon œuvre. C’était
unique. Même en le voulant, je savais que jamais je ne pourrai
refaire la même chose. J’étais seul spectateur de ce chef-d’œuvre
et j’enregistrais le moindre mouvement. Tout se gravait à jamais
dans ma tête.
Quand
le véhicule disparut en contrebas, je sortis sous la pluie, une
lampe torche à la main, pour contempler ce que j’avais fait.
La
route demeurait déserte.
Plus
je m’avançais, plus le son de cette voix était forte. Il
pleurait, il paniquait, il expiait.
La
voiture était sur le toit. L’homme, encore retenu par sa ceinture
de sécurité, avait une barre de fer enfoncée dans le bide. Il
voulait la retirer mais en était bien incapable. Il me supplia de
prévenir les secours quand il me vit. Pensait-il que j’étais
celui qui avait fait cela ? Je ne le sais pas. Il comprit, il
réagit de plus belle, lâchant un flot de larmes quand je lui dis,
solennellement et nonchalamment :
– Non.
Pas
de rage dans son regard. Ni dans ses gestes. Pas de menaces. Juste un
désespoir. Je crois qu’il avait compris pourquoi il était là. Il
avait compris son erreur.
Les
minutes s’égrenant, sa souffrance s’amenuisait en même temps
que ses larmes, au fur et à mesure que le froid gagnait son corps.
Il accepta son destin. Il eut la courtoisie de me regarder quand son
dernier souffle le quitta.
La
pluie avait cessé.
La
voiture s’était immobilisée dans de la terre.
C’était
parfait. Comme si la nature elle-même m’aidait dans ma tâche.
Je
pris un morceau de tissu trouvé dans ma voiture : un vieux
chiffon dont je me servais pour faire les vidanges. Je l’enfonçais
dans le réservoir de mon nouvel et bref ami pour y mettre le feu.
Je
m’éloignais rapidement.
L’explosion
fut impressionnante mais cela ne fit pas tant de bruit comme on le
voit à la télé. L’essence comprimée explosa dans une gerbe de
goutte de feu qui brûla instantanément. La voiture fut vite la
proie des flammes.
Un
jour pas comme les autres.
On
parle de moi. Ça y est. On parle de moi sans même savoir que c’est
moi. Je suis une ombre, planant au dessus de mes concitoyens. Ils ne
peuvent pas savoir qu’ils ont au dessus d’eux quelqu’un qui les
observe. Personne ne peut le savoir. Pas même les journalistes qui
relatent l’accident de la nuit passée.
Dramatique
accident sur la 89.
Comme
c’est bon. Comme c’est apaisant. Cela signifie-t-il que j’ai
trouvé une réponse ? J’ai peut-être trouvé une clé de
l’énigme qu’est la mort…
Pour
les enquêteurs, le véhicule accidenté roulait à vive allure sous
la pluie et le conducteur avait brusquement perdu le contrôle. La
voiture était partie en tonneaux pour s’immobiliser un peu plus
bas, dans le champ où elle avait pris feu.
C’est
bien cela. C’est exactement cela. À un détail près.
La
mort serait donc surprenante à ce point ? Impossible de savoir
où ni quand elle va frapper ? Pourtant, certaines personnes
peuvent la voir arriver. Ceux atteints de graves maladies… Ceux-là
ne la voient-ils pas arriver ?
À
moins que la mort ne soit une chose complètement indicible, une
force qui ne peut exister que par la chair et le sang ? Un
esprit malin qui traque mais qui a besoin d’un bras armé pour
assouvir son besoin.
Suis-je
devenu ce bras armé ?
Un
jour comme les autres.
Les
informations m’ont soudainement ouvert les yeux.
Un
homme a tué quatre personnes avec son revolver avant de retourner
l’arme contre lui. Dans d’autres circonstances, j’aurai trouvé
cet acte sublime, empreint d’une force et d’une puissance dont je
ne me sens moi-même incapable.
Cependant,
cet homme a commis son forfait juste parce que ses voisins du dessus
faisaient du bruit. D’après ce qui est raconté, plusieurs mains
courantes ont été déposées à la police de part et d’autre par
les personnes concernées dans ce petit conflit. Cet homme se
plaignant constamment du bruit, les voisins du dessus se plaignant
des menaces et des insultes proférées à leur encontre.
Cela
me fait penser à Emilie, ma voisine de palier. C’est un peu ce qui
se passe avec le cinglé d’en dessous. Et si jamais il décidait un
jour de faire taire le soit-disant joyeux bordel de chez
Emilie ?
Petit
conflit deviendra grand. Je ne pourrai le permettre.
Un
jour comme un autre.
C’est
quoi la mort ?
Au
delà de l’absence de vie, c’est peut-être le moment crucial où
quelqu’un décide d’agir pour le bien de tous. Quelqu’un comme
moi.
La
mort réside-t-elle dans l’instant précis où la vie quitte le
corps ou est-ce plutôt celui où le bras armé de la Grande
Faucheuse décide de retirer la vie ?
Quoi
qu’il puisse se passer, c’est inéluctable. La mort survient. On
ne peut rien faire. Si je décide d’en finir ce soir et que quelque
chose m’en empêche, ce n’est que partie remise. Mais le
lendemain, ou le surlendemain peut-être, la mort frappe.
Je
dévisage cet homme, assis sur cette chaise, transpirant, pleurant,
implorant derrière le bâillon que je lui ai imposé non seulement
pour étouffer ses cris mais aussi pour ne pas avoir à entendre ses
jérémiades.
Combien
de fois l’ai-je vu en train d’hurler sur Emilie ? Il était
fier et fort à ce moment-là. Il était Dieu sur terre. Il savait
qu’il tenait une vie entre ses mains. Qu’en est-il maintenant ?
Au regard de la flaque de pisse qu’il a laissé et qu’il alimente
régulièrement, je dirais qu’il a ravalé sa fierté.
Ce
n’est plus pareil lorsqu’on tombe sur plus fort que soi, n’est-ce
pas Mr. Hermanez ? Vos supplications devraient me flatter mais
au contraire, elles me donnent l’envie de vomir.
C’est
pourquoi j’en ai vite terminé avec lui. Cette fois-ci, j’ai bien
regardé ses yeux. Avant, pendant… après.
J’ai
vu d’autres choses. J’ai trouvé d’autres réponses. Chacune me
menant à une nouvelle question. J’ai vu la mort dans ces yeux à
travers la supplication. J’ai vu le reflet de la mort plus
exactement. J’ai vu comment cet homme me voyait, sentant la fin
approcher, sachant que c’est moi qui mettrais le point final à sa
misérable existence. J’ai vu l’espoir de me voir renoncer à ce
geste infâme, l’envie de survivre… l’envie de vivre.
Et
lorsque le couteau eut glissé sur sa gorge, l’entaillant
profondément, empêchant l’air frais de remplir ses poumons (chose
anodine – car routinière depuis que ce même air nous a brûlé
les poumons à notre naissance – mais qui prend tout son sens,
toute son importance quand on en est privé), le regard de Mr.
Hermanez changea. Il passa par l’effroi, par la surprise, une
nouvelle fois par l’espoir avant d’accepter le sort que je lui
offrais et, enfin, se figer, devenant brumeux.
Tout
du long, j’entendais cette musique lointaine avec ses chœurs. Ce
glas qui sonnait, tantôt impérieux, tantôt calme, tantôt
implacable, traversant tous les stades que nous vivions de part et
d’autre de cette mort : lui la ressentant au plus profond de
son être jusqu’à son dernier souffle, moi admirant son œuvre et
sa puissance.
Puis
ce fut le calme plat. Le silence absolu. La tranquillité de l’âme.
Le froid s’élevait peu à peu, me glaçant les os. Mais mon esprit
était reposé.
Un
jour comme les autres.
Je
traverse la vie avec mes nouvelles réponses. Ses récentes données
me permettent d’approfondir les choses, de tirer profit de ces
expériences, de mieux comprendre. Bien que mille et une questions me
taraudent encore. Il me faut faire plus d’expériences pour
approfondir encore plus les choses.
Un
jour comme les autres.
Je
trie mes paquets. Les noms défilent, ne me disant rien. Les prénoms
précisent les choses. J’aime imaginer comment sont les gens à qui
ces colis sont destinés. Je pense aussi à ce qui se trouve sous
l’enveloppe à bulle ou sous le carton. C’est comme si j’étais
le paquet lui-même, transporté par des mains tantôt douces et
fragiles, tantôt par une poigne de fer. J’entre dans l’intimité
de ces personnes fébriles en déballant le pli. Je les vois presque.
Aurélie.
Rousse,
peut-être châtain clair. Coupe au carré. Douce, fragile, peut-être
un peu perdue, timide, réservée.
Norbert.
Grand
gaillard. Il fait bûcheron avec son pull de laine. On
pourrait croire que ça le muscle et qu’en dessous il n’y a qu’un
petit oiseau malingre mais il ne faut pas s’y tromper. Norbert est
sacrément costaud.
J’adore
inventer le monde de ceux dont je trie les colis. Un coup banquier,
un autre commerçant, une autre fois artisan, caissière ou bien
bijoutier… Cela varie mais une seule chose reste immuable : je
ressens toujours la détresse de ces personnes dont la vie devient un
poids insupportable.
C’est
pour ça que souvent je décide d’arrêter d’imaginer quoi que ce
soit. J’évite ainsi de souffrir moi-même car c’est comme si la
souffrance des autres me renvoyait à ma propre souffrance.
J’ai
besoin d’air, besoin de sentir l’odeur acre du sang.
Un
jour comme un autre.
On
parle enfin de moi. Toujours sans savoir que j’existe.
On
s’inquiète pour Mr. Hermanez, semble-t-il. Cela fait plusieurs
jours que sa famille n’a plus de nouvelles. Normal, me dis-je, il
n’y a rien de bien étrange à cela.
Je
comprends alors comment un petit rien devient quelque chose
d’inquiétant lorsqu’on ne sait pas ce qu’est réellement ce
petit rien. Une absence, une non réponse : synonyme de jours
sombres et d’inquiétude.
Emilie
non plus ne semble pas inquiète, comme moi. Je la vois même
radieuse. Chacun de ses sourires qu’elle m’adresse depuis qu’elle
a appris la brusque disparition de Hermanez – ce mauvais voisin qui
venait sans cesse l’importuner pour des broutilles et qui serait
sûrement passé à l’acte un de ces jours – est un remerciement
que je lui rends poliment. Je la sens mieux. Je la sens heureuse.
Peut-être le seul être en ce moment que je croise et qui est
content de la vie.
Hermanez
n’est plus là pour me parler de la mort. Comment la voir ?
Comment l’approcher ? Comment savoir quels terribles secrets
elle cache ? Est-ce dans la vie que je trouverai ces réponses ?
Un
jour comme les autres.
C’est
elle. Coralie. J’ai appris son nom quand une de ces copines l’a
interpellée alors qu’elle attendait son bus.
Petit
haut noir. Short noir en jeans. Collant noir. Bottes de cuir noir.
Les cheveux en pagaille mais pourtant coiffés. Maquillage sombre lui
soulignant de magnifiques yeux verts. On dirait des émeraudes.
Oui,
je crois que j’ai un faible. Un faible pour ce regard perdu ;
ce regard triste. Lorsque je passe tout près d’elle, je ressens sa
détresse. Peut-être un père alcoolique qui abuserait d’elle.
C’est toujours le père. Mais s’il s’agissait de la mère ?
Manque de communication ? Un jeune esprit rebelle que l’autorité
parentale ne peut contrôler ?
Pourquoi
ce sourire malgré tout ? Un beau sourire, radieux. Un simulacre
sûrement. On parvient facilement à cacher ses angoisses les plus
sombres. Par contre les yeux, eux, ne mentent pas.
Ceux
de Coralie pleurent. Tous les soirs. Des larmes de souffrance qui
roulent sur ce visage angélique. Comment est-ce possible ?
Ça
l’est en tout cas. Et j’entends les anges chanter le glas.
Un
jour comme un autre.
Aujourd’hui,
j’avais Coralie avec moi. J’ai passé beaucoup de temps à
l’observer, à la frôler, à ressentir toute sa tristesse. Hier,
sans même dire un mot, elle m’a fait part de sa détresse et de
son envie d’un monde meilleur. Je l’ai vue, je l’ai sentie.
Alors je l’ai invitée chez moi. Elle a refusé. J’ai dû
insister.
Elle
est assise, là, sur une chaise en osier, nue, les mains attachées
dans le dos.
Je
la regarde.
Elle
pleure.
Je
l’admire.
Elle
la voit.
Elle
voit la mort approcher lentement d’elle. Elle prend conscience
alors de ce que représente la vie. J’ai pu au moins lui apporter
cela et j’en suis fier. À sa détresse se mêle la terreur et
peut-être un brin d’espoir, une envie de vivre.
Voilà
peut-être ce qu’est la mort : une réponse unique et
irréfutable à la vie et ses questions.
Qu’elle
est belle ! J’ai très envie de caresser sa peau. Mais je sais
que si j’emprunte ce chemin, elle va m’échapper. Je ne pourrai
plus rien faire pour elle. Je ne pourrai plus lui venir en aide.
Pour
mettre fin à sa souffrance et à mes envies charnelles, je lui ai
tranché la gorge d’un coup sec. Elle hurlait à travers le bâillon
que je lui avais mis. J’entendais le chant des anges prendre peu à
peu le dessus sur les hurlements étouffés. Une cacophonie de cris,
de voix angéliques, de terreur, de notes célestes à m’en donner
la nausée. Pour la première fois je vois et je ressens vraiment
cette mort que je cherche à comprendre, à sonder. Pourquoi a-t-il
fallu que mon pire cauchemar soit une jeune fille si magnifique ?
Un ange parmi les démons…
Un
jour comme les autres.
Pourquoi
je ne ressens plus rien en triant mes colis ?
Les
noms, les prénoms, les adresses. Tout cela ne représente plus rien
désormais. Pourquoi ? Pourquoi ai-je tant de mal à discerner
les choses ? Pourquoi je ne parviens plus à voir ?
Un
jour comme les autres.
J’aurais
pu croire que c’était un léger passage à vide. Mais cela fait
plusieurs mois maintenant que je n’ai goût à rien, pas même à
voir la vie quitter ces corps qui me hurlent leur malheur.
On
vient de parler de moi encore une fois par l’intermédiaire de la
petite Coralie qui aurait disparu sans laisser de traces. On ne croit
pas à la fugue car toutes ses affaires ont été retrouvées chez
elle, dans sa chambre.
Je
n’éprouve aucune fierté. Non pas que j’ai des remords d’avoir
ôté la vie à une si magnifique créature ; c’est tout
simplement que le geste est devenu banal pour moi ! Cela veut
peut-être dire que j’ai trouvé toutes les réponses. Pourtant je
n’ai pas l’impression que tout soit clair en moi. J’ai encore
des questions sans réponse. Je ne peux pas rester comme ça.
Un
jour particulier.
C’est
décidé.
Mais
je ne veux pas que tout ce que j’ai fait reste dans l’ombre. Je
veux que l’on sache que j’ai fait tout cela uniquement pour aider
ces âmes perdues, pour stopper leurs supplices.
Une
balle est sur le point de me traverser la tête de part en part. Je
vais enfin avoir toutes les réponses que je désire et comme tous
ceux qui ont été mes cobayes, je ne pourrai pas lever pour vous ce
voile de mystère.
Je
vous souhaite en tout cas bien du courage pour traverser cette vie…
Leeland
reprit :
– On
vient de trouver un congelo à la cave. Hermanez, la jeune fille
disparue il y a quelques semaines, Coralie, et sept ou huit autres
corps encore non identifiés. Ils ont été découpés et mis dans
des sacs à congélation. Un putain de puzzle pour les légistes !
Bordel ! Mais quel taré peut faire ça ?
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