Je me présente, je m’appelle Ernest. Je suis un observateur.
Qu’est-ce qu’un observateur ? demanderez-vous, à
raison.
C’est peut-être le travail le plus ingrat que vous trouverez
lorsque vous aurez vu la lumière et traversé ce satané tunnel.
Travail ingrat car vous verrez la plus belle des choses qu’il
puisse il y avoir sur Terre mais vous ne pourrez réellement en
profiter. Soit, tout ne se passe pas toujours aussi bien qu’on peut
le penser mais dans la majeure partie des cas, observer ces petits
êtres est un réel plaisir ; les voir grandir est magique.
Je dois avoir des milliers d’anecdotes et d’histoires à vous
raconter. Depuis que je suis observateur, j’en ai vu défiler.
Cependant, des histoires comme celle-là, ça doit arriver une fois
dans une vie comme la mienne.
Il était une fois une petite tête toute blonde. Lucas devait avoir
13, peut-être 14 mois à tout casser. Le pas tout frais et encore
chancelant, il découvrait un monde sans trotteur, un parc
d’attraction dix, vingt fois plus grand que son parc bien à lui où
traînent encore quelques voitures et trains qui roulent tous seuls.
J’ai pu observer ce petit être adorable et rusé qui, s’il lui
arrive de se faire gronder quand il a fait une connerie, vient vers
vous de ce pas encore un peu maladroit pour tenter de vous arracher
le bisou de la réconciliation.
J’ai pu également voir ce regard empli à la fois de douceur et de
malice. Ces yeux qui savent faire comprendre les choses alors que la
parole n’est encore réduite qu’à quelques syllabes
incompréhensibles.
J’ai pu toucher du regard cette petite tête blonde et veiller sur
elle de longues heures, me demandant ce qui pouvait bien se passer
dans cet esprit innocent et prometteur. Un esprit avide de
découvertes et d’apprentissage, curieux de savoir et de tester les
limites de l’adulte. Une « bouille » naturellement
angélique qui ne sait pas faire autrement que de vous accueillir
avec un sourire franc et sincère.
Quel étrange petit être qui sait aussi bien mettre n’importe
quelle femme à ses genoux par un simple regard coquin de tombeur que
brailler quand on omet de lui dire bonjour.
Quel paisible moment que de le voir, les yeux se fermant tous seuls,
allongé dans son lit, vous adressant un dernier sourire avant de
rejoindre les bras de Morphée, loin de la nuit pas toujours très
rassurante.
Et ce soir-là, ce fut la première fois que je vis cette chose
débarquer de nulle part dans la chambre du petit. J’avais entendu
parler de ce genre de créatures mais n’en avais jamais vu ;
au point de me demander si elle n’était pas que folklore. D’autant
que l’on ne trouve pas ces créatures partout. Du moins, là où je
suis, on ne devrait pas en trouver. Preuve en est que ce ne sont que
des ragots.
Ça ressemble à quoi d’ailleurs ? Une chose est sûre, ce
n’est pas une peluche. Non, le premier regard que l’on a
là-dessus n’est pas tendre. Il n’est pas non plus très amical.
Il faut reconnaître que la bestiole ne fait pas d’efforts pour se
rendre attirante. Ça ressemble à un lutin croisé avec un gremlin.
Ça a la bouche tordue, de grands yeux jaunes, ça bave et ça grogne
à chaque pas boiteux.
Si mon souvenir est exact en ce qui concerne ces choses, ça devrait
s’appeler un korrigan. Bien étrange créature qui hante les
sources, les fontaines ou les landes du pays breton. Celui-ci semble
s’être quelque peu égaré !
Saviez-vous que durant la nuit du 31 octobre, celle que l’on
appelle nuit d’Halloween, ces petites créatures hantent les
dolmens et capturent quelques victimes pour les entrainer dans les
mondes souterrains afin de venger les morts de la malfaisance des
vivants ?
Il arrive même à ceux qui les dérangent de devoir relever un défi
choisi par les korrigans. Si le défi est réussi – ce qui est la
plupart du temps le cas pour les hommes bons –, vous avez droit à
un vœu. Mais si vous échouez, vous allez tout droit en enfer.
Il est dit aussi que le korrigan aime s’aventurer chez vous, pour
vous faire danser toute la nuit et repartir au petit matin, vous
laissant mort d’épuisement au milieu de votre salle de séjour.
Et si j’avais entendu dire qu’ils n’étaient pas les derniers
pour chaparder les affaires des autres, je ne savais pas qu’ils
étaient capables de marcher sur la pointe des pieds pour tenter de
piquer le doudou d’un enfant profondément endormi.
Le sacripant !
Avec toute la meilleure volonté du monde je ne peux intervenir, je
ne suis qu’un modeste observateur.
C’est alors que je vis la petite tête blonde encore à moitié
endormie se relever et regarder dans la direction de la main
escamoteuse et poisseuse qui s’empressa de disparaître sous le
lit.
Aussi profondément endormi fut-il, Lucas avait senti la présence
néfaste, ce qui l’avait réveillé.
Une autre chose que j’appris de ces korrigans, c’est qu’ils
étaient tenaces. Car, la nuit suivante, le même scénario se
reproduisit. Seulement, est-ce que Lucas avait entendu quelque chose
ou ressenti cette présence ? Toujours est-il qu’il releva la
tête alors que le korrigan empoignait le doudou tant aimé. Cette
fois-ci, le bébé était parfaitement réveillé.
J’ai cru un instant qu’il allait se mettre à hurler, effrayé
par l’aspect peu engageant du korrigan. Peut-être se serait-il mis
à pleurer au pire. Au lieu de cela, il fronça les sourcils en
voyant le doudou dans les mains de l’affreuse bête.
Et puis, je ne sais pas. Il avait dû comprendre que le geste qu’on
lui demandait de faire pour dire « au revoir » était peu
éloigné de celui pour mettre une claque. Quoi qu’il en soit, la
petite main potelée partit et claqua la figure du korrigan qui tomba
sur la moquette, légèrement sonné.
Il se redressa pour entendre les invectives du bébé, toujours les
sourcils froncés et plutôt mécontent qu’on vienne sournoisement
lui retirer son doudou en pleine nuit.
Le soir suivant, ce ne fut pas un mais deux korrigans qui pénétrèrent
dans la chambre. L’un d’eux alla immobiliser Lucas dans son lit
pendant que l’autre prenait le doudou pour s’enfuir à toute
jambe.
Cette fois-ci, j’ai bien cru que le poupon allait pleurer. Il n’en
était pas loin. Avec sa mine triste, la mâchoire allongée, les
yeux se remplissant de larmes…
Puis il se mit debout et cria après les korrigans qui n’en étaient
plus très loin de la sortie.
J’aurai tellement voulu intervenir. J’étais si en colère de ne
pouvoir corriger ces deux vauriens ! J’étais si concentré
sur leur fuite que je ne vis pas la pantoufle voler à travers la
chambre et atteindre le korrigan le plus en retard dans le dos. Il
roula sur la moquette et se racla le nez dessus. Solidarité oblige,
son comparse fit demi-tour pour le secourir.
Lucas, lui, en avait profité pour escalader le lit, ce qu’il ne se
serait jamais permis de faire en temps normal. Seulement, nous
n’étions plus en temps normal. C’était la guerre ! La
guerre du doudou.
Le petit bonhomme tenta de rattraper les pickpockets de son pas
incertain. Et oui, avant de pouvoir courir, il faut savoir marcher.
C’est pour ça qu’il trouva plus pratique et plus rapide d’y
aller à quatre pattes. Les korrigans étaient effrayés de voir
cette machine implacable qui faisait fumer son pyjama contre la
moquette tant il était empressé d’en découdre. J’ai pensé que
le « Aaaaaaarrrrgh », que le bonhomme poussait, allait
alerter ses parents et l’empêcher d’en finir avec les horribles
créatures mais il parvint à prendre le passage à travers le mur ;
par là même où les korrigans étaient venus.
Je les suivis, impatient de voir mon petit homme grandir grâce à
cette expérience peu commune.
On était dans une forêt. La lumière chaleureuse baignait le
sentier d’une couleur rassurante. Le chant des oiseaux et le bruit
de la rivière lointaine étaient apaisants.
Et la claque tomba ! Les korrigans s’étaient arrêtés net,
ne pensant pas que leur victime pouvait atteindre leur monde aussi
facilement.
Et comme ils ne bougeaient pas, une seconde claque tomba
immédiatement suivi par un flot de monosyllabes impossibles à
déchiffrer.
Parfois les mots ne servent pas à grand-chose. Il suffit d’y
mettre le ton pour faire comprendre notre désapprobation. Lucas y
mettait non seulement le ton mais aussi le regard farouche d’une
personne déterminée à ne pas se laisser monter sur les pieds.
Les deux korrigans étaient assis par terre, littéralement tétanisés
par la colère qui s’abattait sur eux.
Je compris alors qu’il ne s’agissait pas réellement de korrigans
mais de poulpiquets.
Le poulpiquet deviendra grand et sera korrigan à son tour. Mais
avant cela, il devra apprendre ; notamment, qu’il ne faut pas
venir dérober le doudou des petits garçons et des petites filles
d’aujourd’hui. Ceux-ci sont plus durs, plus courageux, plus
tenaces et plus têtes brûlées que jamais.
Je crois que c’est ce qu’expliquèrent les deux korrigans qui
étaient apparus de derrière les arbustes un peu plus loin. Ce
devait être les parents des poulpiquets qui se firent gronder pour
avoir entrepris une escapade aussi dangereuse.
Nonchalamment, un korrigan prit le doudou pour le tendre au petit
bonhomme qui ne mit guère plus de sympathie à le reprendre,
arrachant presque le bras de la créature.
Une ultime sommation monosyllabique avec le ton qui s’imposait –
certainement pour faire comprendre qu’il vaudrait mieux à l’avenir
ne plus s’aventurer dans sa chambre, surtout s’il s’agit de
venir piquer son doudou – et Lucas reprit le passage pour se
retrouver dans son monde.
Ce qui m’amusa le plus fut de le voir se mettre à genoux, la tête
collée contre le sol, pour voir si les vilaines petites bêtes
allaient oser pointer le bout de leur nez. Comme au bout de quelques
minutes, il ne vit rien, il se releva pour retourner dans son lit
après avoir escaladé les barreaux dans l’autre sens.
La petite tête blonde s’endormit en serrant très fort son doudou
contre elle.
Je ne revis plus jamais de korrigans, ni même de poulpiquets dans la
chambre du bébé. Sauf un soir peut-être ! C’était la nuit
d’Halloween. La nuit où les mauvais esprits se déchaînaient. Un
korrigan était venu faire le tour de la chambre. Ne constatant rien
d’anormal, il était reparti, serein, les bras croisés dans le
dos.
Quand je raconte cette histoire, personne ne me croit. Mais je m’en
fiche. Parce que je sais ce que j’ai vu. Je sais que c’est
arrivé.
Parce que je crois aux korrigans et à leurs poulpiquets.
Parce que je crois aux fées.
Parce que je crois aux anges.
Parce que je crois aux enfants.
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