samedi 15 octobre 2016

Lucas et les Poulpiquets

Je me présente, je m’appelle Ernest. Je suis un observateur.
Qu’est-ce qu’un observateur ? demanderez-vous, à raison.
C’est peut-être le travail le plus ingrat que vous trouverez lorsque vous aurez vu la lumière et traversé ce satané tunnel. Travail ingrat car vous verrez la plus belle des choses qu’il puisse il y avoir sur Terre mais vous ne pourrez réellement en profiter. Soit, tout ne se passe pas toujours aussi bien qu’on peut le penser mais dans la majeure partie des cas, observer ces petits êtres est un réel plaisir ; les voir grandir est magique.
Je dois avoir des milliers d’anecdotes et d’histoires à vous raconter. Depuis que je suis observateur, j’en ai vu défiler.
Cependant, des histoires comme celle-là, ça doit arriver une fois dans une vie comme la mienne.

Il était une fois une petite tête toute blonde. Lucas devait avoir 13, peut-être 14 mois à tout casser. Le pas tout frais et encore chancelant, il découvrait un monde sans trotteur, un parc d’attraction dix, vingt fois plus grand que son parc bien à lui où traînent encore quelques voitures et trains qui roulent tous seuls.
J’ai pu observer ce petit être adorable et rusé qui, s’il lui arrive de se faire gronder quand il a fait une connerie, vient vers vous de ce pas encore un peu maladroit pour tenter de vous arracher le bisou de la réconciliation.
J’ai pu également voir ce regard empli à la fois de douceur et de malice. Ces yeux qui savent faire comprendre les choses alors que la parole n’est encore réduite qu’à quelques syllabes incompréhensibles.
J’ai pu toucher du regard cette petite tête blonde et veiller sur elle de longues heures, me demandant ce qui pouvait bien se passer dans cet esprit innocent et prometteur. Un esprit avide de découvertes et d’apprentissage, curieux de savoir et de tester les limites de l’adulte. Une « bouille » naturellement angélique qui ne sait pas faire autrement que de vous accueillir avec un sourire franc et sincère.
Quel étrange petit être qui sait aussi bien mettre n’importe quelle femme à ses genoux par un simple regard coquin de tombeur que brailler quand on omet de lui dire bonjour.
Quel paisible moment que de le voir, les yeux se fermant tous seuls, allongé dans son lit, vous adressant un dernier sourire avant de rejoindre les bras de Morphée, loin de la nuit pas toujours très rassurante.

Et ce soir-là, ce fut la première fois que je vis cette chose débarquer de nulle part dans la chambre du petit. J’avais entendu parler de ce genre de créatures mais n’en avais jamais vu ; au point de me demander si elle n’était pas que folklore. D’autant que l’on ne trouve pas ces créatures partout. Du moins, là où je suis, on ne devrait pas en trouver. Preuve en est que ce ne sont que des ragots.
Ça ressemble à quoi d’ailleurs ? Une chose est sûre, ce n’est pas une peluche. Non, le premier regard que l’on a là-dessus n’est pas tendre. Il n’est pas non plus très amical. Il faut reconnaître que la bestiole ne fait pas d’efforts pour se rendre attirante. Ça ressemble à un lutin croisé avec un gremlin. Ça a la bouche tordue, de grands yeux jaunes, ça bave et ça grogne à chaque pas boiteux.
Si mon souvenir est exact en ce qui concerne ces choses, ça devrait s’appeler un korrigan. Bien étrange créature qui hante les sources, les fontaines ou les landes du pays breton. Celui-ci semble s’être quelque peu égaré !
Saviez-vous que durant la nuit du 31 octobre, celle que l’on appelle nuit d’Halloween, ces petites créatures hantent les dolmens et capturent quelques victimes pour les entrainer dans les mondes souterrains afin de venger les morts de la malfaisance des vivants ?
Il arrive même à ceux qui les dérangent de devoir relever un défi choisi par les korrigans. Si le défi est réussi – ce qui est la plupart du temps le cas pour les hommes bons –, vous avez droit à un vœu. Mais si vous échouez, vous allez tout droit en enfer.
Il est dit aussi que le korrigan aime s’aventurer chez vous, pour vous faire danser toute la nuit et repartir au petit matin, vous laissant mort d’épuisement au milieu de votre salle de séjour.
Et si j’avais entendu dire qu’ils n’étaient pas les derniers pour chaparder les affaires des autres, je ne savais pas qu’ils étaient capables de marcher sur la pointe des pieds pour tenter de piquer le doudou d’un enfant profondément endormi.
Le sacripant !
Avec toute la meilleure volonté du monde je ne peux intervenir, je ne suis qu’un modeste observateur.
C’est alors que je vis la petite tête blonde encore à moitié endormie se relever et regarder dans la direction de la main escamoteuse et poisseuse qui s’empressa de disparaître sous le lit.
Aussi profondément endormi fut-il, Lucas avait senti la présence néfaste, ce qui l’avait réveillé.
Une autre chose que j’appris de ces korrigans, c’est qu’ils étaient tenaces. Car, la nuit suivante, le même scénario se reproduisit. Seulement, est-ce que Lucas avait entendu quelque chose ou ressenti cette présence ? Toujours est-il qu’il releva la tête alors que le korrigan empoignait le doudou tant aimé. Cette fois-ci, le bébé était parfaitement réveillé.
J’ai cru un instant qu’il allait se mettre à hurler, effrayé par l’aspect peu engageant du korrigan. Peut-être se serait-il mis à pleurer au pire. Au lieu de cela, il fronça les sourcils en voyant le doudou dans les mains de l’affreuse bête.
Et puis, je ne sais pas. Il avait dû comprendre que le geste qu’on lui demandait de faire pour dire « au revoir » était peu éloigné de celui pour mettre une claque. Quoi qu’il en soit, la petite main potelée partit et claqua la figure du korrigan qui tomba sur la moquette, légèrement sonné.
Il se redressa pour entendre les invectives du bébé, toujours les sourcils froncés et plutôt mécontent qu’on vienne sournoisement lui retirer son doudou en pleine nuit.
Le soir suivant, ce ne fut pas un mais deux korrigans qui pénétrèrent dans la chambre. L’un d’eux alla immobiliser Lucas dans son lit pendant que l’autre prenait le doudou pour s’enfuir à toute jambe.
Cette fois-ci, j’ai bien cru que le poupon allait pleurer. Il n’en était pas loin. Avec sa mine triste, la mâchoire allongée, les yeux se remplissant de larmes…
Puis il se mit debout et cria après les korrigans qui n’en étaient plus très loin de la sortie.
J’aurai tellement voulu intervenir. J’étais si en colère de ne pouvoir corriger ces deux vauriens ! J’étais si concentré sur leur fuite que je ne vis pas la pantoufle voler à travers la chambre et atteindre le korrigan le plus en retard dans le dos. Il roula sur la moquette et se racla le nez dessus. Solidarité oblige, son comparse fit demi-tour pour le secourir.
Lucas, lui, en avait profité pour escalader le lit, ce qu’il ne se serait jamais permis de faire en temps normal. Seulement, nous n’étions plus en temps normal. C’était la guerre ! La guerre du doudou.
Le petit bonhomme tenta de rattraper les pickpockets de son pas incertain. Et oui, avant de pouvoir courir, il faut savoir marcher. C’est pour ça qu’il trouva plus pratique et plus rapide d’y aller à quatre pattes. Les korrigans étaient effrayés de voir cette machine implacable qui faisait fumer son pyjama contre la moquette tant il était empressé d’en découdre. J’ai pensé que le « Aaaaaaarrrrgh », que le bonhomme poussait, allait alerter ses parents et l’empêcher d’en finir avec les horribles créatures mais il parvint à prendre le passage à travers le mur ; par là même où les korrigans étaient venus.
Je les suivis, impatient de voir mon petit homme grandir grâce à cette expérience peu commune.
On était dans une forêt. La lumière chaleureuse baignait le sentier d’une couleur rassurante. Le chant des oiseaux et le bruit de la rivière lointaine étaient apaisants.
Et la claque tomba ! Les korrigans s’étaient arrêtés net, ne pensant pas que leur victime pouvait atteindre leur monde aussi facilement.
Et comme ils ne bougeaient pas, une seconde claque tomba immédiatement suivi par un flot de monosyllabes impossibles à déchiffrer.
Parfois les mots ne servent pas à grand-chose. Il suffit d’y mettre le ton pour faire comprendre notre désapprobation. Lucas y mettait non seulement le ton mais aussi le regard farouche d’une personne déterminée à ne pas se laisser monter sur les pieds.
Les deux korrigans étaient assis par terre, littéralement tétanisés par la colère qui s’abattait sur eux.
Je compris alors qu’il ne s’agissait pas réellement de korrigans mais de poulpiquets.
Le poulpiquet deviendra grand et sera korrigan à son tour. Mais avant cela, il devra apprendre ; notamment, qu’il ne faut pas venir dérober le doudou des petits garçons et des petites filles d’aujourd’hui. Ceux-ci sont plus durs, plus courageux, plus tenaces et plus têtes brûlées que jamais.
Je crois que c’est ce qu’expliquèrent les deux korrigans qui étaient apparus de derrière les arbustes un peu plus loin. Ce devait être les parents des poulpiquets qui se firent gronder pour avoir entrepris une escapade aussi dangereuse.
Nonchalamment, un korrigan prit le doudou pour le tendre au petit bonhomme qui ne mit guère plus de sympathie à le reprendre, arrachant presque le bras de la créature.
Une ultime sommation monosyllabique avec le ton qui s’imposait – certainement pour faire comprendre qu’il vaudrait mieux à l’avenir ne plus s’aventurer dans sa chambre, surtout s’il s’agit de venir piquer son doudou – et Lucas reprit le passage pour se retrouver dans son monde.
Ce qui m’amusa le plus fut de le voir se mettre à genoux, la tête collée contre le sol, pour voir si les vilaines petites bêtes allaient oser pointer le bout de leur nez. Comme au bout de quelques minutes, il ne vit rien, il se releva pour retourner dans son lit après avoir escaladé les barreaux dans l’autre sens.
La petite tête blonde s’endormit en serrant très fort son doudou contre elle.

Je ne revis plus jamais de korrigans, ni même de poulpiquets dans la chambre du bébé. Sauf un soir peut-être ! C’était la nuit d’Halloween. La nuit où les mauvais esprits se déchaînaient. Un korrigan était venu faire le tour de la chambre. Ne constatant rien d’anormal, il était reparti, serein, les bras croisés dans le dos.
Quand je raconte cette histoire, personne ne me croit. Mais je m’en fiche. Parce que je sais ce que j’ai vu. Je sais que c’est arrivé.
Parce que je crois aux korrigans et à leurs poulpiquets.
Parce que je crois aux fées.
Parce que je crois aux anges.
Parce que je crois aux enfants.


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