dimanche 16 octobre 2016

Condamné

23 juin 2000.
Au sud du Texas.

Allen s’installa sur une chaise au premier rang de la salle. Cette dernière en comptait une petite trentaine en tout, détail que Allen ne remarqua même pas. Il ne pensa pas non plus que, pour ce genre de spectacle, trente chaises, c’était déjà beaucoup trop, d'autant plus qu'en comptant les journalistes, il ne devait pas y avoir plus de sept ou huit personnes.
À ses côtés, il y avait des membres de sa famille qui pleuraient. Et devant lui, plus loin, il y avait la vitre. La baie vitrée qui paraissait immense et qui séparait la salle et ses trente chaises d’une pièce où était placé un lit avec des sangles pendantes. Une pièce toute blanche, froide, sans vie, dotée d'une seule porte.
Dans quelques instants, on allait faire entrer un type. On allait le sangler fortement à ce lit et s’il décidait de jouer les fortes têtes, on s’y prendrait à plusieurs mais c’était une certitude : il allait s’allonger là-dessus.
Allen n’avait jamais assisté à une mise à mort. Pas même à la télé, dans un film ou dans un documentaire. C’était sa première fois. Il ne sut comment cela se passerait jusqu’au moment où sa famille reçut les indications et règles à suivre par courrier. Tout était détaillé sur la lettre, depuis leur arrivée au bâtiment renfermant la chambre d’exécution jusqu’à la fin du détenu.
Sur une vidéo, il avait pu voir ce qui pouvait se passer. Tous les scénarios avaient été pensés : présence de réactionnaires contre la peine de mort à l’entrée du bâtiment, mauvaise coopération du détenu – ce qui pouvait s’expliquer tout de même – ses derniers mots, ses dernières pensées, son dernier souffle. Sa famille et lui-même étaient également prévenus qu’ils pouvaient entendre des cris ou des pleurs depuis la salle à côté de la leur. En effet, le détenu avait le droit de choisir cinq personnes de son entourage pour assister à son exécution. Si les deux familles ne pouvaient se voir, elles pouvaient s’entendre.
Enfin, il y avait des journalistes. Cinq en tout, répartis dans les deux salles.
Bien qu’ayant vu et revu la vidéo, Allen ne savait pas à quoi s’attendre le jour J. Il allait assister à la mise à mort de celui qui avait arraché la vie à sa sœur, à son beau-frère et à sa nièce, alors âgée de cinq ans.
Le gars, un noir d’une trentaine d’années, prénommé Joe, avait débarqué chez eux pour piller leur maison. Allen ne voyait pas trop ce qui aurait pu être volé. C’est certainement ce dont Joe se rendit compte. Cependant, il ne laissa aucun témoin dans la maison. Il commença par descendre Paul. Maddy avait certainement hurlé à ce moment là, tellement que la petite était sortie de sa chambre afin de savoir pourquoi sa maman gueulait comme ça. Joe avait alors fait sauter le crâne de la mère. Il avait ensuite écrasé la tête de la petite Giny contre le parquet et avec une violence telle que le légiste avait retrouvé des éclats de bois dans le crâne.
Tout cela s’était passé très vite. La vie de tous avait basculé en un rien de temps. Et aujourd’hui, 252 jours après le verdict du procès, tout allait être terminé. Justice serait rendue.

252 jours seulement passés à Linvingston, dans le couloir de la mort, c’était un record au Texas. Beaucoup de prisonniers attendaient plus longtemps la date de leur exécution. L’un d’entre eux avait attendu 24 ans avant d’en finir.
Allen s’était intéressé à cette institution qui prenait les meurtres très au sérieux. Au Texas, on ne badinait pas.
Il savait par exemple que l’âge requis pour être condamné à mort était 18 ans. Il savait aussi que la Cour Suprême avait aboli la peine capitale entre 1967 et 1976, avant qu’elle ne change d’avis et que les Etats puissent instaurer cette peine dans leur propre législation. Ainsi, chacun faisait ce qu'il voulait. On pouvait passer sur la chaise électrique, être empoisonné, pendu ou encore fusillé. Dans certains Etats, le détenu avait le choix de son exécution. 755 d'entre elles avaient eu lieu de 67 à 76 et 345 depuis.
Allen ne savait pas vraiment pourquoi il avait retenu tous ces chiffres. Il en savait plus d’ailleurs. Il savait quel était le plus jeune condamné : Jay Kinkerton, 24 ans, exécuté le 15 mai 1986. Et le plus vieux : Clydell Coleman exécuté le 05 mai 1999 à l’âge de 62 ans. Egalement l’âge de la plus vieille condamnée du Texas, Betty Beets, exécutée le 24 février 2000.
Cela l’aidait peut-être de savoir tout cela. Ça l’aidait à se faire une raison en ce qui concernait la disparition de sa sœur. Ça l’aidait de savoir que cette institution existait réellement. Il était allé jusqu’à chercher tout ce qui pouvait conduire un criminel à la peine capitale. La liste n’était pas très longue mais suffisante : meurtre d'un policier ou pompier ; meurtre commandité ; crime sexuel aggravé ; meurtre dont le mobile était l’argent ; meurtre durant une évasion ; meurtre d'un employé de prison ; meurtres multiples ; meurtre d'un enfant de moins de 6 ans.
Oui, ça le rassurait de savoir que Joe avait enfreint au moins deux des lois texanes. Le meurtre de sa soeur ne resterait pas impuni. En plus, il n'avait pas fallu attendre trop longtemps. Moins d'un an, ce qui était assez rare, voir inédit.

Il en était encore à ressasser tout cela lorsque la porte de la pièce vitrée s'ouvrit. Un gardien pénétra à l'intérieur, suivi de près par Joe, enchaîné, entraves aux pieds reliées à des menottes aux poignets. Derrière, le médecin chargé de constater l'heure du décès et enfin l'aumônier, qui allait prodiguer les derniers sacrements. Pour fermer la marche, deux autres gardiens entrèrent et Allen savait qu'il y en avait d'autres encore derrière la porte, pour le cas où ça se passerait mal.
Quand il vit la sueur perler et dégouliner sur le visage de Joe, Allen sut qu'il allait il y avoir du remue-ménage. Plus il s'approchait du lit à sangle et plus Joe tremblait. Il semblait obnubilé par l'objet. Le gardien, qui le tenait par une chaîne commença à tirer dessus pour le faire avancer, comme on le ferait d'un chien se prenant d'un trop grand intérêt pour un arbre qu'il allait arroser. Les deux autres gardiens déposèrent leur fusil pour s'avancer vers le détenu, prêt à un rapport de force comme ils en voyaient quelques fois. L'un des gardiens le prit par la poitrine d’un bras, l'autre bras passant juste sous son cou. L'autre gardien le prit par les jambes.
Joe se débattait. Il essayait surtout de libérer ses jambes. Il fermait les yeux, serrait les dents et pleurait en gémissant.
Les gardiens réussirent à l'allonger sur le lit. Leur confrère, celui qui menait la cérémonie, se chargea de le harnacher avec toutes les sangles disponibles sur le lit : une à la tête, trois sur la poitrine et les bras et quatre sur les jambes dont l’une enserrait les chevilles. Joe ne pouvait plus bouger, pas comme le maître de cérémonie l'avait sanglé.
Les gardiens regagnèrent leur place et reprirent leur fusil. Le calme était revenu, si l'on exceptait les sanglots de Joe. L'aumônier récitait ses prières.
Le maître de cérémonie mit les mains dans le dos en se tenant lui-même à l'écart du détenu.
« Détenu Joe Allenbeck, avez-vous une dernière déclaration à faire ? » demanda-t-il alors, le plus calmement du monde.
On n’avait pas l’impression d’un homme qui allait ordonner que l'on en mette un autre à mort. D'ailleurs, Allen surveillait les moindres faits et gestes du gardien. Il avait appris que l'injection létale se faisait sur son ordre mais qu'aucun mot n'était prononcé. Il y avait un geste anodin de fait et le poison était injecté. Depuis l'entrée de cet homme dans le couloir de la mort, tout n'était qu'un jeu du chat et de la souris, jusqu'à la fin. Allen avait compris cela mais ne s'en offusquait pas. C'était presque normal pour lui. Le fait qu'un homme puisse souffrir psychologiquement en attendant la mort dans une cellule de quatre mètres sur trois, que les gardiens puissent jouer avec cela, ne l'avait pas dérangé et ne le dérangerait certainement pas ce jour.
Joe pleurait, ses lèvres tremblaient, Allen savait qu'il voulait dire quelque chose.
« Je suis innocent. Je n'ai pas tué ces gens ! C'est un meurtre de plus que le gouvernement de ce pays autorise ! » commença-t-il.
Ils étaient tous innocents, ce n'était pas nouveau. Peut-être que Joe attendait encore le coup de fil du Président, celui qui allait lui donner un sursis de plus. Mais il aurait dû savoir qu'il était déjà trop tard. Ce coup de téléphone venait au plus tard un quart d'heure avant l'exécution, pas après. Dès lors que les gardiens venaient ouvrir la porte de la cellule du détenu pour l'embarquer sur son ultime couche, s'en était fini de lui.
« Tout ceci n'est qu'une mascarade ! J'ai été piégé ! continua-t-il. Tout ça parce que je suis noir! Cet acte vous suivra toute votre chienne de vie ! Sachez que vous avez condamné un innocent et que vous allez tuer un innocent ! Oui ! Regardez-moi bien parce que ce n'est pas le visage de celui qui a assassiné ces pauvres gens que vous voyez ! C'est celui d'un innocent ! Le coupable court toujours ! Soyez damnés ! »
Joe pleurait. Mais ce n'était pas ses larmes qui l’étouffaient. Allen n'avait rien vu. Le gardien avait fait le signe. Certainement, les journalistes s'étaient livrés au jeu de découvrir lequel. Durant une époque, les maîtres de cérémonie faisaient toujours le même geste. Quand un journaliste découvrit qu'il s'agissait du fait de relever une paire de lunette, il fut décidé que le geste changerait à chaque nouvelle exécution.
Le gardien avait fait quelque chose qui déclencha le processus. Le poison s'était infiltré dans les veines de Joe et l'effet fut immédiat. Son diaphragme s'était comprimé, sa respiration coupée. Joe eut un dernier soubresaut, un dernier râle et retomba inerte sur le lit. Il eut de la chance dans son malheur, ceux qui tentaient de parler à ce moment là, finissaient la bouche ouverte et les yeux en arrière, dans un rictus horrible.
Le médecin s'approcha et nota que Joe ne respirait plus. Il annonça l'heure du décès.

Allen ressentit un soulagement. C'était fini. 252 jours après le procès qui avait duré plus d'un mois, c’en était terminé. Et il avait assisté à sa première exécution. Il ne ressentait pas pour autant un plaisir malsain, un plaisir de soulagement. Sa soeur et sa famille avaient dû mourir pour cela. Il se sentait tout de même vidé.
Heureux ? lui dit une petite voix dans sa tête. Première exécution... ça se fête, tu ne crois pas ? Enfin... C'est dommage pour la frangine, le beau-frère et la petite...
« Ça va, n'en rajoute pas non plus », répondit-il par la pensée.
Il aurait été indécent que le reste de la famille entende ce qu'il venait de dire. Il eut cependant un très léger sourire dont il ne rougit pas.
Dommage aussi pour le nègre, continua la petite voix.
« On ne fait pas d'omelette sans casser des œufs ! C'était le prix à payer. C'est tombé sur lui. »
Et maintenant ?
« Je n'ai jamais vu de trains dérailler... »

C'est en me levant à 4h16 du matin pour une envie pressante que j'ai eu l'idée de cette nouvelle. Imaginer ce que l'Homme serait capable de faire pour parvenir à ses fins ou pour satisfaire son seul plaisir permet de se demander jusqu'où irait sa propre imagination dans l'horreur.
Cela dit, avant de m'y atteler, il m'a bien fallu faire quelques recherches sur les peines de mort. Il était évident que, par souci d'authenticité, je ne pouvais pas faire se dérouler l'action en France. Les Etats-Unis étaient donc plus appropriés pour cet exercice de style. Et je savais que le Texas était assez partisan de la peine capitale, si ce n'était fanatique ! Sur ce formidable outil qu'est le Net, on ne cherche pas très longtemps pour tomber sur un site présentant l'histoire et les méthodes des peines de mort dans le monde en général et dans les différents Etats de l'Amérique en particulier. C'est sur l'un de ces sites que j'ai trouvé l'histoire de Gary Graham, condamné pour un meurtre qu'il n'avait peut-être pas commis.
Les faits se déroulent en 1981. Gary est arrêté pour vol, pour lequel il plaide coupable. Une semaine après, il est inculpé du meurtre de Bobby Lambert survenu le 13 mai 1981. Il est âgé de 17 ans seulement. C’est sur le seul témoignage de Bernadine Skillern, témoin oculaire, qu’il sera envoyé dans le couloir de la mort. Pourtant, Bernadine a vu la scène avec une vue défaillante alors qu’elle roulait en voiture et que des arbres lui bouchaient partiellement la vue. Plus tard, cette déposition sera sujette à caution vu les techniques de persuasion employées par la police. Mais il sera déjà trop tard. Gary avait été reconnu coupable par un jury composé de 11 blancs et 1 seul noir. De plus, les avocats n’ont jamais demandé que d’autres témoins oculaires, qui eux n’avaient pas reconnu Gary Graham comme étant le meurtrier, viennent témoigner. Ils n’ont pas non plus jugé bon de préciser au jury que l’arme retrouvée sur Gary n’était en aucun cas celle qui avait tiré le coup fatal.
Hormis le vol et autres délits du même genre, le seul crime dont fut coupable Gary, était de ne pas être de la bonne couleur…

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