dimanche 16 octobre 2016

Le Patron

Lundi.
« Trois fautes dans cette simple annonce ! Vous vous fichez de qui ? »

Mardi.
« Vous avez oublié de ranger ces dossiers hier soir avant de partir ! Et si quelqu'un les avait lus ?
- Je suis navrée monsieur, je n'ai pas fait attention, cela ne se reproduira plus. »

Mercredi.
« 13h, j'ai un dîner important. Je ne veux être dérangé sous aucun prétexte ! Nous aurons la visite des ateliers dans l'après midi, je tiens à ce que tout soit parfait ! Alors occupez-vous de cela ! Et n'oubliez pas ! QUE TOUT SOIT PARFAIT ! »

Jeudi.
« Vous n'êtes vraiment bonne à rien ma petite ! »

Vendredi.
« Déjà que vous n'en faîtes pas lourd et vous osez demander des vacances ! C'est le monde à l'envers ! »

Samedi.
« Je sais que demain c'est dimanche mais vous allez devoir faire un petit sacrifice. Nous avons un important client qui arrive lundi. Je veux que vous vous occupiez des préparatifs pour la réception ! »

Dimanche.
« Non ! Non ! Non ! Mettez plutôt le buffet dans ce coin là-bas ! Mais où avez-vous la tête ! J'aurai mieux fait de venir le faire moi-même ! »

Ce n'était pas comme cela toutes les semaines. Au moins en ce qui concernait le fait de venir travailler à l'œil le dimanche.
Gladys ne savait pas pourquoi elle continuait à encaisser toute cette médisance. Par contre elle savait qu'elle ne tiendrait plus le coup très longtemps. Sans arrêt, à chaque fois que son patron, Monsieur Walhberk, lui gueulait dessus, qu'il lui faisait un reproche ou une réflexion mal placée, une petite voix venait lui dire de ne pas se laisser faire, de se révolter. Mais elle en était incapable. C'était son boulot, elle ne pouvait pas faire autrement.
Ce soir-là, elle faisait quelques heures supplémentaires, pour prendre de l'avance dans son travail. Si son patron voyait traîner des dossiers plus de 24 heures, il gueulait. Il lui arrivait même de prendre les dossiers et de les jeter à la poubelle ou alors de les envoyer à travers le bureau. Il s'ouvraient en plein vol bien entendu et s'éparpillaient un peu partout dans la petite pièce. Gladys prenait encore un bon quart d'heure pour remettre les fiches à leur place.
Elle pensait que, quelque part, il avait raison de faire cela en rajoutant une phrase au ton ironique comme : « Pffff ! J'ai compris ! Si ce dossier traîne c'est que le client auquel il est rattaché ne vaut rien ! Autant qu'il finisse dans la poubelle ! » Il avait raison car cela permettait à Gladys de tirer des leçons de ses erreurs et d’évoluer. Seulement elle faisait des efforts, tous les jours, elle le savait. Mais il semblait que son patron n’était jamais assez satisfait de ses efforts. Elle se demandait même s'il les voyait. Un jour, elle avait préparé la veille les dossiers du lendemain, histoire qu'il gagne du temps en arrivant. Elle avait également mis une note sur son bureau pour lui signaler les points importants de chaque dossier et lui rappeler ses rendez-vous de la journée.
« Quand j'aurai besoin d'une baby-sitter, je vous le ferais savoir ! Et d'une ! Et de deux, ce n’est certainement pas vous que je prendrai ! »
Ce furent les seuls remerciements auxquels elle eut droit en arrivant à son poste le lendemain. Jamais plus elle ne tenta de renouveler l'expérience.
Quelque part en elle, elle espérait encore le voir changer. Elle espérait encore entendre des mots gentils et doux de la bouche de son patron. Elle espérait voir de la reconnaissance dans son regard.
Les jours passaient et rien en lui ne changeait. Elle avait beau faire quelques petites choses pour lui simplifier la vie ou se rendre utile, comme par exemple lui proposer un café en milieu de journée, rien n'y faisait. Il restait de marbre.
La première résolution et véritable acte de révolte de Gladys fut de ne plus faire autre chose que ce qu'il lui était demandé. Mais comme son patron ne s'apercevait même pas des petites attentions qu'elle pouvait apporter, il ne se rendit pas compte qu'elle les avait cessées.
Elle continua de se faire insulter, incendier et au fil du temps, cela devint une sorte d'habitude. Elle n'y prêtait presque plus attention. Elle était blindée. C'est du moins ce qu'elle croyait.

Au long des semaines, les insultes et autres remarques désobligeantes fusaient. Certaines personnes, qui travaillaient en relation avec le patron de Gladys, se demandaient comment elle faisait pour ne pas craquer ou simplement rester à ce poste. Elle répondait que ce n'était vraiment rien, qu'elle accusait le coup du mieux qu'elle le pouvait car elle n'avait pas le choix. Elle ne pouvait pas faire autrement. Elle n'avait que ça pour vivre. Ou plutôt survivre.
Seulement Gladys avait pris la résolution de ne plus se laisser faire. Non seulement elle refuserait de se faire insulter mais en plus, elle allait rendre coup pour coup. Voire rendre les coups au centuple. Pour cela, elle devait s'attaquer à ce que ce gros porc qui lui servait de patron avait de plus cher. Même s'il était assez proche de son entreprise, il fallait l'en rapprocher encore plus. Elle devait donc éliminer tous les éléments gênants. À commencer par sa famille.

Quelques jours après que Monsieur Walhberk ait reçu une délégation parmi laquelle comptait Melle Lasseter, Madame Walhberk reçut une grande enveloppe de papier kraft. Ce qu'elle en sortit brisa une grande partie de la vie qu'elle avait contribuée à construire. Une suite de photos présentait son mari en présence d'une jeune femme. Il la tenait par la taille sur l'une, semblait se diriger vers un restaurant sur l'autre. Sur une troisième, on le voyait assis à une table et tenir Melle Lasseter par la main. Une lettre accompagnait les photos. Elle était passée au traitement de texte, certainement pour que l'on ne puisse pas reconnaître l'écriture. Cela se comprenait. Madame Walhberk le comprenait même parfaitement bien. Une personne n'était pas en train de torpiller son couple. Non ! Une personne était en train de lui ouvrir les yeux, elle qui pensait avoir une confiance aveugle en son époux. Jamais elle n'aurait pu soupçonner cela. Mais les preuves étaient pourtant ici, devant elle.
Quand Walhberk mâle entra chez lui ce soir là, il eut droit à la plus monstrueuse scène de ménage à laquelle il ait jamais eu à faire face depuis son mariage. Il avait beau dire que cette femme, Melle Lasseter, était la fille de son meilleur ami, qu'il la considérait presque comme sa fille, ce qui pouvait expliquer les petits gestes amicaux dont il faisait preuve sur les photos, il sut que cette fois il ne s'en relèverait pas. Sa femme était très rancunière et surtout très, voire trop, entière. Il le savait. Il était dans une impasse. La seule solution était de présenter Melle Lasseter à Madame Walhberk. Mais la demoiselle était partie en voyage d'affaire de trois mois à l'étranger, il lui était impossible de la joindre. Et même si cela lui avait été permis, il eut encore fallu que Madame Walhberk accepta de lui laisser le bénéfice du doute.
Dans la mesure où il passait plus de temps à son bureau que dans sa chambre à coucher, les choses ne pouvaient pas s'arranger comme cela.

Quand Walhberk traversa son bureau de Gladys, elle vit dans son regard et sa démarche qu'elle avait fait mouche. Elle fit celle qui n'avait rien vu. Elle fit comme si tout était normal. Mais intérieurement, elle jubilait. Pas une seconde elle pensa qu'elle avait pu faire quelque chose de mal. Elle ne pensa même pas s'être engagée dans un chemin immoral. Elle s'en foutait complètement en réalité de ce qu'elle avait entrepris. Elle allait continuer et mettre son plan à exécution, point par point. Elle abattrait ses cartes une à une pour rafler la mise. Elle avait également décidé de rester attentive à la moindre occasion qui pouvait se présenter. Elle ne laisserait rien passer.
Elle attendit quelques minutes et sortit quelques dossiers « brûlants » de son tiroir. Elle les avait triés sur le volet et devait les faire passer avant les autres qui, pour elle, représentaient de la broutille. Elle avait entre les mains des choses urgentes que Walhberk ne devait pas laisser passer au risque de perdre énormément d'argent. Vu l'état dans lequel il était, elle avait une petite chance de le voir faire une connerie monumentale. Et s'il désirait prendre du temps pour réfléchir, elle l'appellerait tous les jours si ce n'est deux fois par jour pour lui rappeler que le client était pressé. Elle lui mettrait la pression en plus de ce qu'elle escomptait lui mettre sur le dos dans quelques temps.
Walhberk regardait par la fenêtre, les mains dans le dos. Gladys déposa les dossiers sur son bureau et l'en avertit. Elle n'eut droit qu'à un grognement en guise de réponse. Elle sourit légèrement puisque Walhberk lui tournait le dos et sortit. Elle espérait bien que ces dossiers ne seraient pas consultés durant la matinée. Elle était presque sûre que les clients allaient appeler.

En attendant les appels des clients désireux d'avoir une réponse de Walhberk, si possible favorable, Gladys mit au point la seconde phase de son plan. Elle prit une commande urgente de la part du service de maintenance et l'amena à Walhberk. Elle en profita pour constater que la pile de dossiers qu'elle avait déposés une heure avant n'avait pas bougé d'un iota.
« Parfait ! », se dit-elle. Plus le temps passe, plus je t'enfonce.
Mais rien n'était joué encore et puis elle ne mettait pas tous ses espoirs dans ces dossiers. Pour elle, il ne s'agissait que d'un bonus.
Elle remit le bon de commande à Walhberk en précisant bien qu'il s'agissait d'une commande express pour l’un des plus gros clients de la firme. Une fois de plus, elle n'eut pour toute réponse qu'un grognement, un peu plus appuyé que le précédent tout de même.
Satisfaite, Gladys repartit.

Ce ne fut qu'une heure après qu'elle reçut l'aval de son patron en ce qui concernait la commande et le retour d'un seul dossier sur quatre concernant les gros clients. Elle attendit sa pause de midi pour quitter son bureau en direction du service du courrier interne. Elle avait imaginé tout un plan pour que la personne en charge de la réception du bon puisse s'absenter le temps qu'il fallait pour faire disparaître le dit bon. Toute cette anticipation se révéla superflue et reléguée au rang d'exercice cérébral parce qu'au moment où la secrétaire validait le bon, elle devait rendre compte d'une livraison. Elle demanda à Gladys si cela ne la dérangeait pas de garder le bureau durant quelques minutes. Trop ravie de voir que tout se déroulait mieux que prévu, Gladys accepta. Elle profita du temps qui lui était imparti pour retrouver le bon et le détruire grâce à la broyeuse. La chance joua encore pour elle puisque le coursier vint récupérer les bacs de courrier avant que la secrétaire ne revienne. Gladys fut ravie d'une chance pareille.

L'après midi fut des plus pénibles. Du moins pour Walhberk. Comme elle l'avait prévu, les dossiers en attente faisaient l'objet de maints appels téléphoniques des clients qui commençaient à s'impatienter. Gladys en rajoutait une couche en disant qu'elle ne pouvait pas déranger Monsieur Walhberk pour le moment. Quand ces clients apprenaient qu'il n'était pas en réunion, ce qui pouvait justifier une non réponse, mais qu'il n'allait pas très bien moralement, leur colère était décuplée. Ils estimaient que ce genre de chose ne devait pas interférer dans les relations professionnelles de ce niveau. Gladys le savait pertinemment. Et bien que Walhberk ne lui ait jamais rien dit à ce sujet, elle continua à dire qu'il ne voulait recevoir aucun coup de téléphone.
Entre deux crises hystériques de clients mécontents, un fax parvint à Gladys expliquant que la commande express passée le matin même n'était toujours pas validée.
« Je ne comprends pas, je l'ai amenée ce matin en main propre à la secrétaire du courrier interne et je l'ai vu tamponner le bon. Vous devriez l'avoir reçu. »
Elle se força à ne pas mettre trop de sarcasme dans sa voix. Il ne fallait qu'elle se trahisse. Elle précisa qu'elle avait un double de cette commande et qu'elle l'avait justement sous les yeux. Preuve, qu'elle était bien arrivée au bureau de Monsieur Walhberk et qu'elle était bien signée. Son correspondant ne comprenait pas trop ce qui s'était passé. Il était en outre sûr d'une chose : si cette commande prenait du retard, lui-même allait en prendre pour une semaine au mieux. Ce qui signifiait que le client casserait le contrat pour des délais non respectés. Et Gladys n'avait pas fait disparaître n'importe quel bout de papier. Elle savait parfaitement de quel client il s'agissait. Il représentait actuellement un bon tiers des revenus de la société, ni plus, ni moins.
Gladys en fit part immédiatement à Walhberk. Il ne se mit pas en colère. Il était plutôt effrayé, perdu. D'ordinaire, il lui aurait gueulé dessus pour ensuite prendre les choses en main et faire en sorte que tout s'arrange dans l'heure. Cette fois-ci, il prit son téléphone et appela le chef d'atelier. L'ennui était qu'à cette heure tardive, plus personne ne pouvait passer de commande. Comme on était vendredi, il fallait attendre lundi pour pouvoir relancer le bon. Mais il était déjà trop tard pour envisager cette solution. Le client et un tiers des revenus étaient partis en fumée.

Gladys en fut ravie. Mais elle ne relâchait pas pour autant sa vigilance et son plan tenait toujours. Deux clients devraient sûrement annuler une commande puisque Walhberk n'avait pas renvoyé les dossiers. Déjà qu'il en avait fait traîner le traitement, comme il le faisait à chaque fois. Il disait que c’était pour faire gamberger le client. L'impatience laissait ensuite la place au soulagement. D'autre part, cela lui permettait de le bloquer afin qu'il évite d'aller voir ailleurs, durant un certain temps du moins. Walhberk savait reconnaître les plans qui valaient le coup dès le premier coup d'œil, dès la présentation par le demandeur. Sa méthode s'appliquait cependant pour chaque cas étudié. Mais en sortant de réunion, il était capable de dire qui passait à la trappe et qui était rescapé. Gladys l'avait soupçonné de se délecter de ce machiavélisme. Puis un jour, elle en fut sûre.
Toujours est-il que ce samedi après midi, deux clients, comme prévu par la petite secrétaire, annulèrent leur commande. Walhberk tenta bien de leur expliquer que sa situation personnelle l'avait retardé dans son travail mais rien n'y fit. Les deux clients mécontents allèrent tous les deux dans le même sens en lui disant que ce n'était pas leur problème.
Le troisième, daigna accorder un sursis au patron qui commençait à descendre en chute libre.

Gladys réitéra la manœuvre plusieurs fois dans le mois. Entre temps, on avait décidé que la secrétaire du service de courrier interne était responsable de la perte d'un bon de commande qui avait fait partir un énorme client et avec lui, un tiers de futurs revenus alléchants, sans parler d'éventuelles commandes supplémentaires.
Walhberk, n'ayant pas trop réfléchi, sûr d’avoir raison en tant que patron, décida de la renvoyer sur le champ, pour faute grave et donc, sans indemnité. Ce qui rendit Gladys encore plus satisfaite.
La première chose qu'elle fit, après avoir rédigé la lettre de licenciement comme il se devait, avait été de rendre visite à cette secrétaire, pour lui témoigner (de) sa sympathie. Cependant, elle savait que cette femme n'était pas du genre à se laisser faire sans réagir. Elle l'avait vu un jour refuser un paquet qui n'avait pas été annoncé à l'avance. Comme dans le doute on devait s'abstenir, elle a tenu tête au livreur pendant un bon quart d'heure et celui-ci était reparti avec son paquet en râlant tout ce qu'il savait.
Gladys avait envisagé le fait que cette femme n'allait pas en rester là. Du moins, elle l'avait espéré. Et elle fut des plus contentes d'apprendre qu'elle allait faire passer cela au tribunal, qu'elle avait déjà pris des contacts. Et quand le syndicat pour la défense des travailleurs allait au tribunal, on pouvait être sûr qu'il en sortait vainqueur neuf fois sur dix. Gladys la soutint en lui précisant qu'elle pouvait témoigner qu’elle l’avait vu tamponner le bon et le mettre en haut de pile dans le bac des courriers urgents.
Toutes les procédures prendraient du temps tout de même. Plus qu'il n'en fallait à Gladys pour continuer ses manipulations.

La secrétaire continuait ses magouilles, toujours prudente pour ne pas se faire repérer. Elle veillait aussi à ce que le moral de Walhberk ne se refasse pas trop vite. Il avait pu rencontrer des partenaires féminines à plusieurs reprises et la tension avec Madame Walhberk devenait de plus en plus invivable. Gladys avait appris qu'ils faisaient désormais chambre à part.
Et la santé de l'entreprise se faisait plus mauvaise au fil du temps. Clients mécontents des retards dans les délais. Walhberk n'arrivait plus à suivre son instinct de requin durant les réunions de présentation de projets, ce qui lui valut quelques beaux échecs.
Bizarrement, Walhberk semblait jouer de malchance. Il s'était fait embarquer sa voiture par la fourrière un jour, ce qui le mit en retard pour un rendez-vous avec un client. Ce dernier, peu enclin à se faire passer pour un imbécile, repartit avec ces projets et contrats sous le bras. Il fallait souligner que Walhberk avait toujours un ennui qui le mettait systématiquement en retard pour une heure au minimum.
Une autre fois, des délinquants lui avaient volé sa voiture. Mais Gladys n'y était pour rien cette fois là. Les jeunes, au nombre de quatre, avaient fait les fous avec la BM du vieux et avaient fini par y mettre le feu au beau milieu d'un terrain vague. Comme Gladys devait s'occuper de la déclaration à l'assurance, elle prit soin de mettre la lettre au courrier au delà des quarante-huit heures réglementaires pour la déclaration du sinistre. Tout en précisant à chaque fois qu'il le lui demandait, c'est à dire tous les jours, que la lettre était bien partie. Et Walhberk de partir dans des procédures interminables qui le rendaient plus fou que jamais.
Perdant de plus en plus pied, Walhberk convoqua Gladys dans son bureau, un mercredi après midi. Ce qu'elle entendit la laissa sans voix.

« Je voudrais que vous m'expliquiez ce que je peux faire pour faire comprendre à ma femme qu'il n'y a jamais rien eu entre moi et une autre femme », lui dit-il.
Gladys jugea qu'il avait encore des efforts à faire côté tact.
« Je ne sais pas, que se passe-t-il entre vous et elle ? demanda-t-elle, juste pour la forme.
- Répondez simplement à la question Gladys. »
Elle n'en crut pas ses oreilles, jamais il ne l'avait appelée par son prénom. Il s'adressait la plupart du temps directement à elle ou alors l'appelait par son nom.
« Si je n'ai pas un minimum de renseignements, je ne pourrai rien vous dire. Il me faudrait savoir ce qui se passe exactement et comment se comporte votre femme en général...
- Quelqu'un lui a envoyé des photos où l'on me voit en compagnie de jeunes femmes. Ce ne sont que des clientes ou des clientes potentielles. Mais ma femme pense que je la trompe. Et en plus de ça, elle est très excessive. Il est difficile de lui faire entendre raison quand elle a décidé quelque chose, on a beau lui prouver qu'elle a tort, elle reste campée sur ses positions. »
Gladys se força à retenir un sourire, aussi léger soit-il.
« Effectivement, dans ce cas, cela peut ne pas être évident de lui ouvrir les yeux. Vous avez essayé de l'inviter à un dîner, en tête à tête ? »
Walhberk regarda sa secrétaire. Gladys ne vit pas grand chose dans ses yeux. En tout cas, elle n'y vit pas la médisance habituelle. Elle y vit de la fatigue morale par contre. Elle comprit que l’accueil. à la maison le soir devait être des plus caustiques.
« J'ai déjà tenté de l'apaiser oui. Mais rien à faire, elle reste sur ses positions.
- Je ne sais pas quoi vous dire d'autre, Monsieur. Si elle est si radicale, je vous conseille d'attendre un peu que tout cela se tasse. Elle comprendra peut-être d'elle-même. »
Elle n'avait surtout pas envie de lui venir en aide.
Il la remercia d'un signe de tête et avant qu'elle n'ait franchi la porte, alors qu'il s'était levé pour admirer le paysage par sa fenêtre, il ajouta :
« Gladys. J'ai confiance en vous. »
C'était la cerise sur le gâteau.

Gladys entendait encore ces quelques mots résonner dans sa tête. « J'ai confiance en vous ». Pour elle, c'était inespéré. Elle n'avait jamais imaginé qu'elle pourrait à ce point être aussi proche de son pire ennemi. Elle comprit qu'elle pouvait passer à la vitesse supérieure et profiter de cette confiance qu'il lui accordait. Elle doubla les coups fourrés tout en continuant de se protéger bien entendu.
L'ancienne secrétaire du service de courrier interne avait porté son licenciement en justice et Gladys aidait son patron à monter le dossier. Quelques feuillets disparaissaient de ci de là, sans qu'il ne se rendit compte de quoi que se fût. Et comme c'était à lui de s'en charger personnellement et vu la confiance qu'il accordait à sa secrétaire, il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même.
Un jour, il avoua à Gladys qu'il avait toujours eu cette confiance mais qu'il n'en avait jamais parlé. Il était irascible la plupart du temps parce que les choses n'allait pas assez vite mais il respectait ses collaborateurs. Elle la première.
Gladys écoutait sans vraiment faire attention à ce qu'il disait. Elle était surtout occupée à repérer les feuilles qui allaient faire un tour au pays des disparues quand il aurait le dos tourné. Et quoi qu'il en soit, ce n'étaient pas ses confessions soudaines qui allaient effacer ces années de diffamation. Elle était résolue à aller jusqu'au bout.

Gladys l'escamoteuse. C'était comme cela qu'on la surnommerait dans un film de gangsters ou de mafiosi. Parce qu'elle avait l'art, le talent de faire disparaître les papiers les plus importants. Son plus gros coup, celui dont elle était le plus fière, était la mystérieuse disparition des déclarations de charges annuelles. Le papier parti n'était jamais arrivé à destination. Résultat, une assignation pour une vérification en règle de tous les comptes. Ce qui joua encore en faveur de Gladys puisque l'on s'aperçut que quelques employés mal intentionnés se servaient dans la caisse d'une manière ou d'une autre. Cela avait pour effet de l'éloigner de tout soupçon même si elle était sûre d'avoir pris toutes les précautions qui s'imposaient.
Walhberk eut droit à son redressement. Avec la taille de son entreprise, tout le monde se jeta dans la mêlée. Le fisc envoya deux inspecteurs pour vérifier les chiffres. Le patron perdit la tête. Gladys dit qu'il avait pété un plomb. Il s'en prit directement à l'un des inspecteurs qu'il envoya à l'infirmerie.
Walhberk eut droit à son passage devant le juge pour coups et blessures.
Et ce qui devait arriver, arriva. Les commandes qui ne furent pas annulées restèrent bloquées, tous les dossiers furent mis sous scellés pour des vérifications plus poussées. Gladys fut licenciée, comme tous les autres employés de l'entreprise qui allait être rachetée par des japonais.
Avant qu'elle ne parte, Walhberk demanda à Gladys de venir dans son bureau.
« Je vous remercie pour tout ce que vous avez fait Gladys », dit Walhberk, les yeux mouillés.
Gladys sourit.
Elle s'avança vers son patron et enleva deux ou trois poussières sur son costume.
« Ce n'est rien voyons, dit-elle. La prochaine fois, vous y réfléchirez à deux fois avant d'emmerder la petite secrétaire et de la traiter comme une moins que rien. »
Walhberk semblait ne pas tout comprendre mais au fur et à mesure que Gladys se dirigeait vers la sortie, la lumière se fit.
Il avait tout perdu parce que Gladys avait pété les plombs.

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