Première
journée.
Morgane
ouvrit un œil.
À
travers les persiennes, elle voyait que le jour était bien avancé.
Elle se redressa sur son lit et regarda le réveil qui indiquait à
peine sept heures du matin.
On
était dimanche et elle se réveillait comme en semaine, comme si
elle devait attaquer une dure journée de labeur ! Pourtant,
elle avait l’opportunité de dormir, de flâner au lit mais rien
n’y faisait, son corps lui disait qu’elle devait se lever.
Ce
qu’elle fit.
Elle
prit sa douche, tranquillement, se disant qu’elle avait tout le
temps du monde.
Elle
enchaîna avec un petit déjeuner tout ce qu’il y avait de plus
simple et décida d’allumer son ordinateur pour aller voir ses
e-mails. Elle détestait rester devant pendant qu’il se lançait.
Alors elle prévoyait toujours de faire quelque chose entre temps :
faire sa vaisselle, se laver les dents, mettre ses couverts dans
l’évier quand elle n’avait pas l’intention de les laver ;
n’importe quelle broutille, pourvu qu’elle ne reste pas à
attendre devant l’écran. Il s’allumait pourtant rapidement, il
ne fallait pas patienter plus de quelques secondes, une minute à
tout casser mais elle trouvait ce peu de temps là très, très long.
Comme
elle trouva que mettre ses couverts dans l’évier n’avait pas
pris assez de temps, elle se fit chauffer un thé vert, pour ses
vertus anti-stress. Elle aimait se poser devant son ordinateur et
sentir les volutes rafraîchissantes de menthe qui se dégageaient de
sa tasse. Quand elle eut terminé sa préparation, elle savait
qu’elle n’aurait plus à patienter.
Elle
s’installa sur son fauteuil de bureau et au moment où elle prit la
souris en main, ses yeux se posèrent sur l’horloge de
l’ordinateur. Il indiquait : « 9 : 23 ». Sur
le coup elle fut assaillie par une vague de sueur froide. Il n’était
pas plus de huit heures trente pour elle et pas neuf heures
vingt-trois !
Soudain,
elle eut le déclic. On était le dernier week-end du mois de mars et
c’était toujours à cette période que l’on passait à l’heure
d’été.
Elle
avait planifié sa journée de repos, elle savait qu’elle voulait
aller faire un petit jogging, dans la matinée, avant qu’il ne
fasse chaud ; elle voulait se préparer un petit repas à midi,
fait de salade et de toute sorte de crudités ; et pourquoi pas
se regarder un film dans l’après midi, tranquille, sans rien
demander à personne.
Et
voilà, qu’elle avait déjà perdu une heure de sa vie. Il lui
fallut quelques instants pour accepter le fait qu’elle avait oublié
d’avancer toutes ses montres d’une heure.
Elle
ne savait pas comment l’expliquer mais cet oubli lui pourrissait la
vie. C’était presque comme le deuil d’un événement tant
attendu et qui au final n’aboutit pas. Une grande et profonde
déception. Elle avait perdu une heure alors que son esprit, lui, n’y
avait pas été préparé. Elle n’aimait déjà pas changer d’heure
en étant prête. Surtout le passage à l’heure d’été. Si
l’esprit pouvait rapidement s’habituer à ce changement ; le
corps, lui, réclamait son dû et il lui fallait plus de temps pour
s’en remettre.
Aujourd’hui,
il en faudrait encore plus à Morgane pour se relever de la claque
qu’elle venait de recevoir. Depuis le temps qu’elle attendait ce
week-end pour enfin ne penser à rien, juste attendre que le temps
s’écoule tranquillement, sans penser au boulot, sans stress, sans
avoir à péter les plombs dans les embouteillages…
Elle
se détesta presque d’avoir oublié.
Elle
décida que ce jour devait quand même être bon, qu’elle n’allait
pas se laisser abattre pour si peu. Elle fit ce qu’elle avait à
faire de plus pressant, c’est à dire un peu de ménage, poussière,
etc… Tout ce qu’elle ne pouvait faire durant la semaine. À la
fin, elle découvrit que ce passage à l’heure d’été était une
vraie plaie. Malgré ses efforts, sa journée était fichue.
Deuxième
Journée.
Morgane
patientait au volant de sa voiture, dans les embouteillages déjà
fréquents de la matinée.
Des
travaux de partout ! Des marteaux piqueurs qui crevaient
l’asphalte, les rues qui ressemblaient plus à des champs de mines
ou à Verdun…
Morgane
déprimait rien qu’en regardant cette façon de détériorer le
paysage pour soit disant embellir la ville. En attendant, les doubles
voies étaient réduites à une seule et il fallait compter sur le
bon sens et la gentillesse de son prochain pour pouvoir avancer.
Autant dire à quel point Morgane était au point mort !
Elle
écoutait sa radio d’un air distrait. Elle ne faisait qu’un bruit
de fond, quasiment couverte par les bruits dérangeants alentours.
Quand
elle put repartir et rouler à vitesse constante, elle comprit que,
parfois, être stoppé trois heures dans un embouteillage était
préférable plutôt que de se payer des branquignols qui ne savent
pas avancer avec leur voiture !
Ceux
qui ne savent pas où ils vont et qui changent de file sans arrêt ;
ceux qui restent trois plombes à un feu vert ; ceux qui
déboîtent sans regarder qui arrive derrière…
Morgane
en avait marre.
Pour
entrer sur son lieu de travail, elle devait passer un badge dans une
fente. Ainsi, on savait qu’elle arrivait et en fin de journée, on
savait qu’elle repartait. Seulement ce matin là, la petite lumière
rouge, qui indiquait que la porte était fermée, resta rouge, même
après plusieurs passages.
Comme
Morgane commençait à perdre patience et à s’exciter sur le
boîtier, le gardien, derrière son pupitre de contrôle, laissa son
magazine de côté et vint ouvrir.
– Ah !
Merci beaucoup, lui dit Morgane en entrant. Je ne sais pas ce qu’il
y a mais mon badge ne fonctionne pas.
Elle
commença à rejoindre l’ascenseur mais le garde l’interpella.
Morgane se tourna, étonnée d’une telle sommation. Parce que
c’était de cela dont il s’agissait : d’une sommation,
comme si elle était l’ennemi public numéro un.
– Mademoiselle,
commença le gardien (Morgane en fut flatter : d’ordinaire on
lui servait du madame et elle n’aimait pas bien cela). Votre badge
s’il vous plaît, il faut que je vérifie.
Morgane
ne comprenait pas vraiment. Le garde lui tendait la main pour
récupérer la carte.
– Mais,
je vais arranger cela avec le service au premier, ne vous dérangez
pas, dit-elle un brin inquiète.
– Non
mademoiselle, je dois vérifier.
Morgane
n’insista pas. Le gardien lui faisait peur. Il était sérieux,
très sérieux. Il portait une arme sur le côté droit de sa
ceinture. D’ordinaire, la petite lanière de cuir qui retenait le
revolver devait être fermée, c’était la règle. Là, elle était
détachée. Et la seule explication à cela était que Morgane était
considérée comme une intruse.
Elle
tendit le badge en tremblant.
– Ecoutez,
je ne comprends pas, je travaille ici depuis deux ans et je n’ai
jamais eu ce genre de problème, dit-elle.
Le
garde ne l’écoutait pas. Il était revenu derrière sa console et
avait passé le badge dans la fente du lecteur. Un bip long
n’augurant rien de bon se fit entendre. Morgane comprit que le
badge ne passait pas.
– Où
avez-vous eu ceci mademoiselle ? demanda le gardien.
– C’est
mon badge, l’accès à mon bureau, pourquoi ? Enfin, chaque
employé en a un ici !
– Non
mademoiselle, ce badge est faux. Vous n’êtes pas enregistrée ici.
Morgane
ne répondit pas tout de suite. Elle pensa que si on voulait lui
faire une blague, pour lui faire peur, c’était réussi et qu’il
valait mieux que la plaisanterie s’arrête maintenant. Son cœur
battait la chamade. Elle ne savait pas quoi dire.
– Mais
c’est ridicule ! réussit-elle à articuler. Je travaille ici
depuis deux ans. Demandez à Jacqueline, c’est mon chef !
Le
gardien la regarda quelques secondes puis il prit le téléphone.
– Ouais,
Guy, Jacqueline est arrivée ?
Silence.
– Demande-lui
de descendre s’il te plaît, j’ai un problème ici…
Espoir.
Il
raccrocha sans rien ajouter.
– Ce
n’est qu’un malentendu, dit Morgane en souriant.
Puis
elle eut un déclic.
– Mais
attendez ! Vous ne me reconnaissez pas ? Je passe devant
vous tous les matins !
– Mademoiselle,
savez-vous combien de personnes passent ici tous les jours ?
Savez-vous combien d’employés travaillent ici ? Près de
1500 ! Je ne retiens pas tous les visages, d’autant plus que
je suis à cette entrée une seule fois par semaine. Alors non, je ne
me rappelle pas de vous.
Au
moins c’était clair. Morgane n’avait plus qu’à attendre son
chef pour arranger les choses.
Cette
dernière ne tarda pas à sortir d’un des ascenseurs au fond du
hall d’accueil. Elle se dirigea directement vers le garde en jetant
un œil rapide à Morgane. Un œil presque méprisant.
– Un
problème, George ? demanda-t-elle.
– Cette
jeune personne dit travailler ici, son badge ne passe pas. Elle dit
que vous êtes sa supérieure.
Jacqueline
regarda Morgane qui trouvait quelque chose d’étrange dans le
regard que sa supérieure hiérarchique lui adressait.
– Désolé,
je ne vous ai jamais vue ici, jeune fille !
C’était
comme si Morgane recevait un coup de poing directement dans le
ventre. La respiration coupée, elle ne se demandait plus si tout
ceci était une farce. Elle se demandait si le monde entier n’était
pas devenu fou en l’espace d’un week-end.
Le
gardien se leva et fit le tour de son bureau. Il prit Morgane par le
bras pour la raccompagner vers la sortie. Elle protestait mais le
gardien la tenait fermement et il lui fit mal tellement il serrait
son bras.
Sans
ménagement, Morgane se retrouva sur le trottoir. Elle regardait la
porte se refermer sur le gardien qui attendait, l’air menaçant,
qu’elle daigne tourner les talons. Elle ne comprenait pas ce qui
venait de se passer. Elle ne savait pas ce qu’elle devait faire
maintenant ; à qui s’adresser ; vers qui se retourner
pour comprendre ce qui se passait.
Elle
reprit ses esprits et se dit qu’il ne servait à rien d’insister.
Elle devait passer par dessus toute la hiérarchie pour atteindre le
sommet et demander réparation de cette infamie. Elle allait voir un
de ses amis qui était avocat. Il saurait la renseigner et la
conseiller.
Elle
arriva devant chez lui quelques minutes après. Elle sonna à
l’interphone et attendit quelques instants. Elle se dit qu’il
n’allait sûrement pas être présent ici mais plutôt à son
étude, quand un crépitement se fit entendre.
– Oui ?
entendit-elle alors.
– C’est
Morgane. J’ai un souci, tu…
– Qui
ça ?
Morgane
eut un haut le cœur et elle se dit qu’avec le bruit de la
circulation derrière elle, son ami n’avait pas très bien entendu.
Alors elle répéta.
– Oui,
j’ai bien compris mais je ne connais pas de Morgane…
Là,
c’en était fini. Morgane recula lentement avant de s’enfuir à
toutes jambes.
Elle
rentra directement chez elle. Accablée et apeurée à la fois, elle
se précipita sur son téléphone en ouvrant son agenda. Elle appela
sa mère et quelques amis. À la fin, elle ne raccrocha pas :
elle laissa tomber son téléphone sur le parquet.
Personne
ne l’avait reconnue.
Personne
ne savait qui elle était.
Troisième
journée.
Morgane
déambulait dans les rues. Depuis le matin, elle avait fait le tour
de toutes les administrations qui étaient censées avoir une trace
de son passage dans leurs archives. Résultat, elle était inconnue
partout. Elle ne figurait dans aucun registre. Elle n’était jamais
née, elle n’avait jamais payé d’impôts, n’avait jamais
travaillé, jamais cotisé. Morgane était un fantôme.
Ses
cartes de crédits étaient systématiquement refusées : elles
étaient allouées à une personne qui n’existait pas.
Pourtant,
comme elle ne regardait pas où elle allait, plusieurs personnes,
dans le flot rapide de la vie, manquèrent de la faire tomber.
Certaines d’entre elles s’étaient même excusées au passage.
Physiquement, elle était bel et bien là. Mentalement, ça
commençait à flancher et pour le reste, elle n’en parlait même
pas.
Quand
on n’a rien, pas de travail, quand on n’est reconnu nulle part,
quand les numéros identifiants de vos cartes, de votre sécurité
sociale, ne permettent plus de mettre un nom sur votre visage, vous
êtes finis.
Morgane
était vidée. Elle ne parvenait plus à penser rationnellement. Elle
se demandait ce qui pouvait bien se passer. Elle s’était dit que
tout ceci n’était qu’une plaisanterie ; mais si cela avait
été le cas, elle était drôlement bien orchestrée.
Il
commençait à se faire tard. Elle n’avait rien mangé de toute la
journée, ne pouvant pas se servir de sa carte pour retirer du
liquide. Elle avait soif aussi. Elle décida de regagner son
appartement, en espérant ne pas le trouver vide, scellé ou pire :
occupé par des inconnus.
Elle
passa dans une ruelle sale et encombrée de cartons déchirés. Elle
découvrit un clochard cuvant dans un tas d’ordures. Il ouvrit
péniblement un œil en serrant une bouteille de whisky contre lui.
Il grogna quand il la vit et replongea dans ses rêveries embrumées.
Morgane
continua son chemin en se disant que si elle ne trouvait pas une
solution rapidement, elle en serait peut-être réduite à faire
comme cet homme : dormir dans un carton, renifler les poubelles
dans l’espoir d’y trouver de quoi manger. Elle ne pouvait pas en
arriver là. Elle avait toujours travaillé dur pour être ce qu’elle
était.
Elle
entra dans son appartement et fut quelque peu soulagée de voir que
rien n’avait changé. Par contre, elle sentit la fraîcheur des
lieux, comme s’ils étaient morts, comme si la vie n’avait jamais
foulé le parquet du salon.
Morgane
revoyait les soirées qu’elle y avait organisées. Elle voyait ses
amis rire, buvant gaiement. Elle souriait, sentant la vie la
reprendre. Puis au bout de quelques secondes, tout s’effaça
lentement. Elle tendit la main devant elle pour essayer de les
empêcher de partir mais elle ne parvint pas à les retenir. Chaque
image s’effaçant était comme un poignard en plein cœur. Sa
non-existence reprenait ses droits.
Morgane
pleura en allant vers la fenêtre. Elle ne sut pourquoi elle s’était
dirigée par là. Peut-être pour se rendre compte que le monde à
l’extérieur aussi s’effaçait petit à petit.
Les
immeubles alentour se gommaient. Même la petite épicerie dans
laquelle elle avait l’habitude de débouler le soir juste avant la
fermeture pour se procurer un sachet de salade ; le propriétaire
l’accueillait toujours avec le sourire. Elle le soupçonnait même
de rester ouvert un peu plus tard juste pour elle, juste pour le cas
où elle manquerait de quelque chose.
Mais
l’épicerie n’était plus. De même pour le kiosque à journaux
et son petit vieux qui tenait le stand, pour passer le temps…
« Passer
le temps ». Morgane avait raté une heure de sa vie et c’était
sa vie qui s’effilochait, se vengeait. Elle reprenait ses droits
elle aussi, comme le vide, comme la non-existence de Morgane quelques
minutes auparavant.
Morgane
craquait, elle pleurait de plus belle. Tout autour disparaissait.
Elle sentait son corps se vider de l’intérieur, aspiré par le
néant.
Pour
toute réaction, son esprit ne lui proposa rien d’autre que
d’éclater de rire. Et elle rit, à gorge déployée. Elle se mit à
tourner sur elle-même en riant de plus en plus fort. Tant pis si
elle dérangeait les voisins.
Après
tout, elle n’existait pas !
Elle
s’inventa une musique, du genre valse hongroise, et tourna, tourna,
tourna, jusqu’à ce que le monde se remplisse de mille couleurs.
Elle trébucha sur quelque chose posé par terre. Elle ne sut jamais
sur quoi. Sa tête alla s’empaler sur le coin acéré de sa petite
table de salon. Elle retomba sur le sol, le crâne ouvert, attendant
que le sang s’échappe pour se répandre dans la pièce. Elle se
sentit brusquement paisible, portée par un petit nuage.
Elle
était tranquille.
Elle
était vivante.
Dans
sa chambre, le seul réveil capable de donner l’heure remonta
tranquillement le temps. De 20h43, il passa doucement à 19h43. Il
clignota deux ou trois fois, comme s’il riait, et reprit sa course
du temps normalement…
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