samedi 15 octobre 2016

Heure d'été

Première journée.

Morgane ouvrit un œil.
À travers les persiennes, elle voyait que le jour était bien avancé. Elle se redressa sur son lit et regarda le réveil qui indiquait à peine sept heures du matin.
On était dimanche et elle se réveillait comme en semaine, comme si elle devait attaquer une dure journée de labeur ! Pourtant, elle avait l’opportunité de dormir, de flâner au lit mais rien n’y faisait, son corps lui disait qu’elle devait se lever.
Ce qu’elle fit.
Elle prit sa douche, tranquillement, se disant qu’elle avait tout le temps du monde.
Elle enchaîna avec un petit déjeuner tout ce qu’il y avait de plus simple et décida d’allumer son ordinateur pour aller voir ses e-mails. Elle détestait rester devant pendant qu’il se lançait. Alors elle prévoyait toujours de faire quelque chose entre temps : faire sa vaisselle, se laver les dents, mettre ses couverts dans l’évier quand elle n’avait pas l’intention de les laver ; n’importe quelle broutille, pourvu qu’elle ne reste pas à attendre devant l’écran. Il s’allumait pourtant rapidement, il ne fallait pas patienter plus de quelques secondes, une minute à tout casser mais elle trouvait ce peu de temps là très, très long.
Comme elle trouva que mettre ses couverts dans l’évier n’avait pas pris assez de temps, elle se fit chauffer un thé vert, pour ses vertus anti-stress. Elle aimait se poser devant son ordinateur et sentir les volutes rafraîchissantes de menthe qui se dégageaient de sa tasse. Quand elle eut terminé sa préparation, elle savait qu’elle n’aurait plus à patienter.
Elle s’installa sur son fauteuil de bureau et au moment où elle prit la souris en main, ses yeux se posèrent sur l’horloge de l’ordinateur. Il indiquait : « 9 : 23 ». Sur le coup elle fut assaillie par une vague de sueur froide. Il n’était pas plus de huit heures trente pour elle et pas neuf heures vingt-trois !
Soudain, elle eut le déclic. On était le dernier week-end du mois de mars et c’était toujours à cette période que l’on passait à l’heure d’été.
Elle avait planifié sa journée de repos, elle savait qu’elle voulait aller faire un petit jogging, dans la matinée, avant qu’il ne fasse chaud ; elle voulait se préparer un petit repas à midi, fait de salade et de toute sorte de crudités ; et pourquoi pas se regarder un film dans l’après midi, tranquille, sans rien demander à personne.
Et voilà, qu’elle avait déjà perdu une heure de sa vie. Il lui fallut quelques instants pour accepter le fait qu’elle avait oublié d’avancer toutes ses montres d’une heure.
Elle ne savait pas comment l’expliquer mais cet oubli lui pourrissait la vie. C’était presque comme le deuil d’un événement tant attendu et qui au final n’aboutit pas. Une grande et profonde déception. Elle avait perdu une heure alors que son esprit, lui, n’y avait pas été préparé. Elle n’aimait déjà pas changer d’heure en étant prête. Surtout le passage à l’heure d’été. Si l’esprit pouvait rapidement s’habituer à ce changement ; le corps, lui, réclamait son dû et il lui fallait plus de temps pour s’en remettre.
Aujourd’hui, il en faudrait encore plus à Morgane pour se relever de la claque qu’elle venait de recevoir. Depuis le temps qu’elle attendait ce week-end pour enfin ne penser à rien, juste attendre que le temps s’écoule tranquillement, sans penser au boulot, sans stress, sans avoir à péter les plombs dans les embouteillages…
Elle se détesta presque d’avoir oublié.
Elle décida que ce jour devait quand même être bon, qu’elle n’allait pas se laisser abattre pour si peu. Elle fit ce qu’elle avait à faire de plus pressant, c’est à dire un peu de ménage, poussière, etc… Tout ce qu’elle ne pouvait faire durant la semaine. À la fin, elle découvrit que ce passage à l’heure d’été était une vraie plaie. Malgré ses efforts, sa journée était fichue.


Deuxième Journée.

Morgane patientait au volant de sa voiture, dans les embouteillages déjà fréquents de la matinée.
Des travaux de partout ! Des marteaux piqueurs qui crevaient l’asphalte, les rues qui ressemblaient plus à des champs de mines ou à Verdun…
Morgane déprimait rien qu’en regardant cette façon de détériorer le paysage pour soit disant embellir la ville. En attendant, les doubles voies étaient réduites à une seule et il fallait compter sur le bon sens et la gentillesse de son prochain pour pouvoir avancer. Autant dire à quel point Morgane était au point mort !
Elle écoutait sa radio d’un air distrait. Elle ne faisait qu’un bruit de fond, quasiment couverte par les bruits dérangeants alentours.
Quand elle put repartir et rouler à vitesse constante, elle comprit que, parfois, être stoppé trois heures dans un embouteillage était préférable plutôt que de se payer des branquignols qui ne savent pas avancer avec leur voiture !
Ceux qui ne savent pas où ils vont et qui changent de file sans arrêt ; ceux qui restent trois plombes à un feu vert ; ceux qui déboîtent sans regarder qui arrive derrière…
Morgane en avait marre.
Pour entrer sur son lieu de travail, elle devait passer un badge dans une fente. Ainsi, on savait qu’elle arrivait et en fin de journée, on savait qu’elle repartait. Seulement ce matin là, la petite lumière rouge, qui indiquait que la porte était fermée, resta rouge, même après plusieurs passages.
Comme Morgane commençait à perdre patience et à s’exciter sur le boîtier, le gardien, derrière son pupitre de contrôle, laissa son magazine de côté et vint ouvrir.
Ah ! Merci beaucoup, lui dit Morgane en entrant. Je ne sais pas ce qu’il y a mais mon badge ne fonctionne pas.
Elle commença à rejoindre l’ascenseur mais le garde l’interpella. Morgane se tourna, étonnée d’une telle sommation. Parce que c’était de cela dont il s’agissait : d’une sommation, comme si elle était l’ennemi public numéro un.
Mademoiselle, commença le gardien (Morgane en fut flatter : d’ordinaire on lui servait du madame et elle n’aimait pas bien cela). Votre badge s’il vous plaît, il faut que je vérifie.
Morgane ne comprenait pas vraiment. Le garde lui tendait la main pour récupérer la carte.
Mais, je vais arranger cela avec le service au premier, ne vous dérangez pas, dit-elle un brin inquiète.
Non mademoiselle, je dois vérifier.
Morgane n’insista pas. Le gardien lui faisait peur. Il était sérieux, très sérieux. Il portait une arme sur le côté droit de sa ceinture. D’ordinaire, la petite lanière de cuir qui retenait le revolver devait être fermée, c’était la règle. Là, elle était détachée. Et la seule explication à cela était que Morgane était considérée comme une intruse.
Elle tendit le badge en tremblant.
Ecoutez, je ne comprends pas, je travaille ici depuis deux ans et je n’ai jamais eu ce genre de problème, dit-elle.
Le garde ne l’écoutait pas. Il était revenu derrière sa console et avait passé le badge dans la fente du lecteur. Un bip long n’augurant rien de bon se fit entendre. Morgane comprit que le badge ne passait pas.
Où avez-vous eu ceci mademoiselle ? demanda le gardien.
C’est mon badge, l’accès à mon bureau, pourquoi ? Enfin, chaque employé en a un ici !
Non mademoiselle, ce badge est faux. Vous n’êtes pas enregistrée ici.
Morgane ne répondit pas tout de suite. Elle pensa que si on voulait lui faire une blague, pour lui faire peur, c’était réussi et qu’il valait mieux que la plaisanterie s’arrête maintenant. Son cœur battait la chamade. Elle ne savait pas quoi dire.
Mais c’est ridicule ! réussit-elle à articuler. Je travaille ici depuis deux ans. Demandez à Jacqueline, c’est mon chef !
Le gardien la regarda quelques secondes puis il prit le téléphone.
Ouais, Guy, Jacqueline est arrivée ?
Silence.
Demande-lui de descendre s’il te plaît, j’ai un problème ici…
Espoir.
Il raccrocha sans rien ajouter.
Ce n’est qu’un malentendu, dit Morgane en souriant.
Puis elle eut un déclic.
Mais attendez ! Vous ne me reconnaissez pas ? Je passe devant vous tous les matins !
Mademoiselle, savez-vous combien de personnes passent ici tous les jours ? Savez-vous combien d’employés travaillent ici ? Près de 1500 ! Je ne retiens pas tous les visages, d’autant plus que je suis à cette entrée une seule fois par semaine. Alors non, je ne me rappelle pas de vous.
Au moins c’était clair. Morgane n’avait plus qu’à attendre son chef pour arranger les choses.
Cette dernière ne tarda pas à sortir d’un des ascenseurs au fond du hall d’accueil. Elle se dirigea directement vers le garde en jetant un œil rapide à Morgane. Un œil presque méprisant.
Un problème, George ? demanda-t-elle.
Cette jeune personne dit travailler ici, son badge ne passe pas. Elle dit que vous êtes sa supérieure.
Jacqueline regarda Morgane qui trouvait quelque chose d’étrange dans le regard que sa supérieure hiérarchique lui adressait.
Désolé, je ne vous ai jamais vue ici, jeune fille !
C’était comme si Morgane recevait un coup de poing directement dans le ventre. La respiration coupée, elle ne se demandait plus si tout ceci était une farce. Elle se demandait si le monde entier n’était pas devenu fou en l’espace d’un week-end.
Le gardien se leva et fit le tour de son bureau. Il prit Morgane par le bras pour la raccompagner vers la sortie. Elle protestait mais le gardien la tenait fermement et il lui fit mal tellement il serrait son bras.
Sans ménagement, Morgane se retrouva sur le trottoir. Elle regardait la porte se refermer sur le gardien qui attendait, l’air menaçant, qu’elle daigne tourner les talons. Elle ne comprenait pas ce qui venait de se passer. Elle ne savait pas ce qu’elle devait faire maintenant ; à qui s’adresser ; vers qui se retourner pour comprendre ce qui se passait.
Elle reprit ses esprits et se dit qu’il ne servait à rien d’insister. Elle devait passer par dessus toute la hiérarchie pour atteindre le sommet et demander réparation de cette infamie. Elle allait voir un de ses amis qui était avocat. Il saurait la renseigner et la conseiller.
Elle arriva devant chez lui quelques minutes après. Elle sonna à l’interphone et attendit quelques instants. Elle se dit qu’il n’allait sûrement pas être présent ici mais plutôt à son étude, quand un crépitement se fit entendre.
Oui ? entendit-elle alors.
C’est Morgane. J’ai un souci, tu…
Qui ça ?
Morgane eut un haut le cœur et elle se dit qu’avec le bruit de la circulation derrière elle, son ami n’avait pas très bien entendu. Alors elle répéta.
Oui, j’ai bien compris mais je ne connais pas de Morgane…
Là, c’en était fini. Morgane recula lentement avant de s’enfuir à toutes jambes.
Elle rentra directement chez elle. Accablée et apeurée à la fois, elle se précipita sur son téléphone en ouvrant son agenda. Elle appela sa mère et quelques amis. À la fin, elle ne raccrocha pas : elle laissa tomber son téléphone sur le parquet.
Personne ne l’avait reconnue.
Personne ne savait qui elle était.

Troisième journée.

Morgane déambulait dans les rues. Depuis le matin, elle avait fait le tour de toutes les administrations qui étaient censées avoir une trace de son passage dans leurs archives. Résultat, elle était inconnue partout. Elle ne figurait dans aucun registre. Elle n’était jamais née, elle n’avait jamais payé d’impôts, n’avait jamais travaillé, jamais cotisé. Morgane était un fantôme.
Ses cartes de crédits étaient systématiquement refusées : elles étaient allouées à une personne qui n’existait pas.
Pourtant, comme elle ne regardait pas où elle allait, plusieurs personnes, dans le flot rapide de la vie, manquèrent de la faire tomber. Certaines d’entre elles s’étaient même excusées au passage. Physiquement, elle était bel et bien là. Mentalement, ça commençait à flancher et pour le reste, elle n’en parlait même pas.
Quand on n’a rien, pas de travail, quand on n’est reconnu nulle part, quand les numéros identifiants de vos cartes, de votre sécurité sociale, ne permettent plus de mettre un nom sur votre visage, vous êtes finis.
Morgane était vidée. Elle ne parvenait plus à penser rationnellement. Elle se demandait ce qui pouvait bien se passer. Elle s’était dit que tout ceci n’était qu’une plaisanterie ; mais si cela avait été le cas, elle était drôlement bien orchestrée.
Il commençait à se faire tard. Elle n’avait rien mangé de toute la journée, ne pouvant pas se servir de sa carte pour retirer du liquide. Elle avait soif aussi. Elle décida de regagner son appartement, en espérant ne pas le trouver vide, scellé ou pire : occupé par des inconnus.
Elle passa dans une ruelle sale et encombrée de cartons déchirés. Elle découvrit un clochard cuvant dans un tas d’ordures. Il ouvrit péniblement un œil en serrant une bouteille de whisky contre lui. Il grogna quand il la vit et replongea dans ses rêveries embrumées.
Morgane continua son chemin en se disant que si elle ne trouvait pas une solution rapidement, elle en serait peut-être réduite à faire comme cet homme : dormir dans un carton, renifler les poubelles dans l’espoir d’y trouver de quoi manger. Elle ne pouvait pas en arriver là. Elle avait toujours travaillé dur pour être ce qu’elle était.
Elle entra dans son appartement et fut quelque peu soulagée de voir que rien n’avait changé. Par contre, elle sentit la fraîcheur des lieux, comme s’ils étaient morts, comme si la vie n’avait jamais foulé le parquet du salon.
Morgane revoyait les soirées qu’elle y avait organisées. Elle voyait ses amis rire, buvant gaiement. Elle souriait, sentant la vie la reprendre. Puis au bout de quelques secondes, tout s’effaça lentement. Elle tendit la main devant elle pour essayer de les empêcher de partir mais elle ne parvint pas à les retenir. Chaque image s’effaçant était comme un poignard en plein cœur. Sa non-existence reprenait ses droits.
Morgane pleura en allant vers la fenêtre. Elle ne sut pourquoi elle s’était dirigée par là. Peut-être pour se rendre compte que le monde à l’extérieur aussi s’effaçait petit à petit.
Les immeubles alentour se gommaient. Même la petite épicerie dans laquelle elle avait l’habitude de débouler le soir juste avant la fermeture pour se procurer un sachet de salade ; le propriétaire l’accueillait toujours avec le sourire. Elle le soupçonnait même de rester ouvert un peu plus tard juste pour elle, juste pour le cas où elle manquerait de quelque chose.
Mais l’épicerie n’était plus. De même pour le kiosque à journaux et son petit vieux qui tenait le stand, pour passer le temps…
« Passer le temps ». Morgane avait raté une heure de sa vie et c’était sa vie qui s’effilochait, se vengeait. Elle reprenait ses droits elle aussi, comme le vide, comme la non-existence de Morgane quelques minutes auparavant.
Morgane craquait, elle pleurait de plus belle. Tout autour disparaissait. Elle sentait son corps se vider de l’intérieur, aspiré par le néant.
Pour toute réaction, son esprit ne lui proposa rien d’autre que d’éclater de rire. Et elle rit, à gorge déployée. Elle se mit à tourner sur elle-même en riant de plus en plus fort. Tant pis si elle dérangeait les voisins.
Après tout, elle n’existait pas !
Elle s’inventa une musique, du genre valse hongroise, et tourna, tourna, tourna, jusqu’à ce que le monde se remplisse de mille couleurs. Elle trébucha sur quelque chose posé par terre. Elle ne sut jamais sur quoi. Sa tête alla s’empaler sur le coin acéré de sa petite table de salon. Elle retomba sur le sol, le crâne ouvert, attendant que le sang s’échappe pour se répandre dans la pièce. Elle se sentit brusquement paisible, portée par un petit nuage.
Elle était tranquille.
Elle était vivante.

Dans sa chambre, le seul réveil capable de donner l’heure remonta tranquillement le temps. De 20h43, il passa doucement à 19h43. Il clignota deux ou trois fois, comme s’il riait, et reprit sa course du temps normalement…

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