samedi 15 octobre 2016

Buddy, Buddy

À toi qui lis ceci, je vais te prendre à partie. Je ne peux plus garder cela pour moi. Il arrive toujours un moment où nos secrets les mieux gardés doivent être dévoilés.
Après tout, un gâteau est fait pour être mangé, un verre pour se casser, une grenade pour exploser. Mon secret doit être dévoilé maintenant sinon, tout ce que j’ai fait sera vain.
J’ai peu de temps devant moi cela dit, ils ne vont pas tarder à arriver. Ils sonneront à la porte et cela dans le meilleur des cas. Dans le pire, ils la défonceront sans ménagement, braquant leurs armes par pur réflexe, pensant que je suis un danger notoire pour eux. J’aurai à peine le temps d’envoyer ce mot et de détruire cet ordinateur. D’ici quelques jours, tout sera balancé au grand jour et advienne que pourra.
Je ne sais plus comment tout a commencé. Du moins si, je le sais, bien entendu. Mais les prédispositions qui m’ont amené à faire ce que j’ai fait… ces prédispositions là, quelles sont-elles ? Je n’en ai aucune idée. J’ai beau réfléchir, je ne trouve pas. Je suis né d’une famille relativement modeste. Nous n’étions pas riches mais nous n’étions pas pauvres non plus. Mon père était ouvrier, ma mère était au foyer avant de faire quelques ménages lorsque j’ai quitté le domicile, à 16 ans.
J’ai eu une assez bonne éducation mais je n’aimais pas l’école. Je m’y ennuyais fermement. Beaucoup ont vu là la possibilité que je sois surdoué. Même si cela était vrai, mes parents n’avaient pas les moyens pour m’envoyer dans une école spécialisée qui m’aurait permis de m’épanouir avec des QI semblables au mien. De toute façon, je ne crois pas que j’aurais supporté ça.
En fait ce qui m’ennuyait le plus à l’école, c’était cet apprentissage permanent de la discipline.
Moi qui rêvais de voir éclater toutes ces barrières qui freinaient ma propre liberté ! Combien de fois ai-je été envoyé dans le bureau du directeur ? À la fin, il ne me disait plus rien, comme si mon cas était désespéré ; à moins qu’il n’ait pensé que mes clowneries n’iraient jamais plus loin, qu’elles n’entraîneraient pas de larcins plus « importants », plus graves, plus répréhensibles ?
Toujours est-il que ce ne sont pas ces circonstances qui m’ont poussé dans la criminalité. Ce n’est pas non plus le fait de ne rien me dire quand je forçais les casiers des vestiaires de la piscine pour y piquer les petites culottes de mes camarades – juste pour les emmerder, juste pour qu’elles pensent toute la journée que n’importe qui pourrait s’apercevoir qu’elles n’avaient pas de dessous (doux calvaire !) – qui m’a fait dire que je pouvais faire encore plus énorme et qu’on ne me dirait rien.
J’avais pleinement conscience des risques et du danger. Et c’est justement ce danger qui m’a poussé à franchir le pas.
Comme il est merveilleux de sentir l’adrénaline monter en soi quand on s’apprête à commettre un acte interdit. Cette vague intérieure qui nous pousse subitement, comme si on n’était plus maître de nos actes, plus maître de soi-même. Il arrive même parfois, une fois le méfait accompli, qu’on ne se souvienne plus de rien, endormi par l’endorphine se propageant dans tout notre corps, pour nous apaiser de cette folle course désespérée.
Est-ce pour cela que je commets tous ces crimes ? Est-ce pour cette drogue que personne ne pourra jamais nous interdire de consommer ? Est-ce un besoin permanent de danger ? Est-ce juste pour secouer le système et ceux qui sont pris dedans ? Ou tout simplement pour voir ce monde brûler ?
Je n’ai aucune réponse à ces questions. Tout ce que je sais, c’est qu’il me faut dire ce que j’ai fait mais je ne veux pas attendre l’arrivée des flics. Ils sont déjà hors circuit, de toute façon.
J’ai pu remarquer une chose cependant. C’est la monté en puissance de cette violence refoulée en moi. La prise de conscience que j’étais un prédateur redoutable ne s’est pas faite du jour au lendemain. En m’apercevant que j’étais capable de faire certaines choses comme piquer une bagnole ou un sac à main dans la rue, je me suis demandé s’il était possible de faire plus ?
Et je vois bien là cette envie de danger, ce besoin d’adrénaline plus qu’autre chose. Mon premier sac, je l’ai jeté dans une poubelle sans même l’ouvrir. Ma première bagnole, je l’ai laissée sur le parking d’un hypermarché, les clés sur la roue avant. Je suis reparti à pied. J’aurai pu braquer un automobiliste pour décamper mais ça ne m’est pas venu à l’esprit. Le but était de voler un sac ou une voiture. Une fois que c’était accompli, il n’y avait plus de raison d’aller plus loin.
L’assurance que l’on prend peu à peu, vous amène peut-être alors à l’étape suivante. C'est-à-dire faire en sorte que nos capacités nous servent réellement à quelque chose. L’adrénaline, c’est bien, profiter du résultat de son larcin, c’est encore mieux.
Du coup les sacs étaient vidés puis abandonnés. Les bagnoles, elles, avaient un intérêt que lorsque j’ai pris conscience que je pouvais, justement, aller plus loin.
Mais tout était un peu confus dans ma tête. Il arrivait que je ne fasse pas ce que j’avais eu envie de faire. Pas par peur, ni même parce que la situation n’était pas favorable (ce qui arrivait de temps en temps), mais parce qu’un élément changeait la donne. Comme cette fois où pour arriver à l’étage d’une galerie commerçante, il valait mieux passer par les parkings sous-terrains. Pour couvrir la fuite, c’était le plus pratique, en espérant que les gardes n’aient pas le temps de bloquer les issues. C’est con mais ça rajoute une tension supplémentaire et c’est génial !
Alors je suis entré dans le parking. Il était plein. Des murs de véhicules des deux côtés. Et là, au milieu de la chaussée, deux types discutaient devant le capot ouvert d’une caisse qui avait l’air tout neuf. Ils bloquaient le passage. Pour éviter d’attirer l’attention plus qu’il ne le fallait, j’ai fait des appels de phares. L’un des gars s’est contenté de me faire un signe de la main, sans même jeter un regard sur moi. Il faisait comme si je n’existais pas.
Cette attitude irrespectueuse m’a fait oublier ce pour quoi j’étais venu. Manifestement, autre chose de plus important prenait la place du braquage programmé dans mon emploi du temps : il fallait apprendre à ces deux trous du cul ce qu’était le respect.
On ne reste pas au milieu de la route, à bloquer tout le monde et à ignorer les gens comme ça !
J’ai donc fait le tour du parking, pour revenir dans l’autre sens. J’avais trouvé une bonne demi douzaine de places libres mais elles ne m’intéressaient plus. C’étaient ces deux cons que je voulais. Tous phares éteints, j’ai fait couiner les pneus. Le hurlement de la gomme se répercutait sur tous les murs et ces pauvres idiots relevaient la tête pour voir d’où ça venait.
Deux secondes après, ils avaient les jambes écrasées contre le pare-chocs et hurlaient leur mère. Le bruit de la tôle froissée qui couvrait à peine celui des os broyés et des cris poussés me donna des frissons de plaisir. Je n’avais jamais ressenti cela.
Je suis sorti de la bagnole et sans vraiment réfléchir, je leur ai collé deux bastos à chacun dans la tête.
Tu n’imagines pas à quel point ça fait du bien ! La pression s’échappe d’un seul coup, on se sent léger. Regarder les cadavres pisser le sang sur le bloc moteur ne sert à rien. Non seulement, il faut sortir en évitant de croiser du monde mais en plus tu n’as rien d’autre à faire.
C’est comme quand tu attends des jours, des semaines peut-être, la sortie d’un nouveau disque, d’un nouveau film et quand tu l’as enfin entre les mains, la pression retombe, le désir n’est plus. Là, l’action n’a plus aucun sens réel.
L’action est éphémère. Elle ne vaut que sur un moment précis. Sortie de son contexte, elle ne vaut plus rien ! Même en y repensant plus tard, tu ne ressens pas le même effet. L’adrénaline n’est pas là.
C’est pour ça qu’il est difficile, voire impossible, de s’expliquer sur un geste, surtout un geste comme celui que je viens de faire. Comme celui que je vais accomplir maintenant parce que cette grognasse sur le trottoir d’en face me regarde d’un sale œil.
Et bien quoi le landau ? Je ne tire que sur la gonzesse ! Après tout, je ne suis pas un monstre !
Elle s’effondre directe, comme un château de cartes. Il y a des gens qui hurlent alentour. Je regarde, je vois quelques personnes qui courent dans tous les sens et je souris. Oui, je me délecte de tout ça. La femme qui se vide de son sang n’a plus d’intérêt, ce qui compte maintenant, c’est la peur que j’attise, la terreur que je laisse dans mon sillage.
Ouais, toi qui lis ceci, je ne sais pas qui tu es mais je t’assure que ce genre d’expérience est un summum dans le genre. Tu ne sautes pas à l’élastique là, ce n’est pas un baptême de l’air ou une visite à Disney Land.
C’est le pied total ! Le Nirvana !
Bon, va falloir que je te laisse, j’ai encore beaucoup de choses à faire avant qu’ils n’arrivent. Comme je te l’ai dit, ils ne vont pas tarder maintenant. Je les attends de pied ferme. D’ici un jour ou deux, ça devrait être bon, ils seront devant ma porte. Je ne m’en inquiète pas. Je suis content que quelqu’un puisse lire ceci, même si je ne le connais pas. Ça soulage la conscience de savoir que ce que l’on fait ne reste pas dans un tiroir de l’oubli.
Je ne te dis pas à bientôt… mais peut-être qu’on se recroisera un jour, qui sait ?

Trois coups secs à la porte.
– Police ! Ouvrez !
Buddy était assis dans son fauteuil. Il lisait Instinct de mort. Il posa le livre sur l’accoudoir et s’avança lentement et sereinement devant la porte. Il attendait cela depuis quatre jours. Ils avaient mis plus de temps que prévu. Ça lui avait permis, tout à loisir, de se débarrasser définitivement du pc depuis lequel il avait écrit son mot. Imprimé, il l’avait ensuite envoyé, la veille (comme quoi les femmes n’étaient pas seules à avoir de l’intuition !), à une personne prise au hasard dans l’annuaire.
Il avait détruit le disque dur, démonté le pc entièrement et avait tout jeté dans le lac à la sortie de la ville. L’imprimante avait suivi aussi et servait probablement de planque à quelques poissons.
Voilà… quelqu’un était au courant pour ce qu’il avait fait, il y avait des aveux et il était heureux d’avoir fait cela. Ce n’était pas pour se soulager, aucunement. Il avait accompli ces méfaits et recommencerait sûrement. Il fallait juste que quelqu’un le sache et il valait mieux que ce ne soit pas le simple témoin d’un braquage, d’un vol ou d’un meurtre gratuit dans la rue. Il fallait un témoin qui aurait une vue d’ensemble.
Buddy ouvrit, sourit et demanda ce qu’on lui voulait avant qu’on ne le plaque au sol sans ménagement.
Il fut très vite placé en garde à vue où on lui expliqua pourquoi il était là. Deux meurtres dans un parking souterrain auquel succéda celui d’une jeune femme dans la rue adjacente. En passant dans la cabine des suspects usuels, celle où on vous enferme pour que quelqu’un de l’autre côté de la vitre vous reconnaisse, il savait que c’était du tout cuit pour les flics.
Y avait-il des empreintes quelque part ? C’était le cadet de ses soucis.
On commença par prendre son identité. Ensuite, on lui posa quelques questions. Quand on lui signifia les raisons de sa présence ici, il répondit le plus simplement et le plus sereinement du monde :
– Vous vous trompez, messieurs, je n’ai jamais fait une chose pareille.
Les flics, les quatre présents dans le petit bureau, ne cillèrent pas. C’était une réponse classique pour eux. Peut-être auraient-ils été étonnés d’ailleurs que Buddy vienne leur dire qu’il avait effectivement perpétré tout cela.
– Nous avons des témoins qui vous ont reconnu. Ils disent que vous sortiez à pieds du parking souterrain où on a retrouvé deux cadavres entre deux voitures. Jambes broyées et deux balles dans la tête.
Buddy ne dit rien, il se contenta d’écouter.
– Nous avons perquisitionné chez vous…
– J’étais là, dit alors Buddy. Et vous avez trouvé quelque chose ? D’ailleurs, ça s’est passé quand vous dites ?
– Mardi, en matinée. Vous étiez où à ce moment là ?
– Quelle heure exactement ?
– Entre 10 et 11h.
Buddy réfléchit quelques instants.
– Je me suis fait arrêter… excès de vitesse sur la nationale 89. Mais je ne sais plus vers quelle heure. Peut-être avant 10h, je sais plus bien.
Le policier le fixa durant quelques secondes. Un de ses collègues lui jetait un œil, attendant un acquiescement pour aller faire des vérifications. Pour eux, c’était un ultime recours. Une dernière carte chance dans le pauvre jeu de ce Buddy. Ils avaient tout ce qu’il fallait mais pas réellement de preuves probantes. Il faudrait qu’il craque et avoue, ça serait encore plus simple. Mais il restait calme, posé, confiant.
Quoi qu’il puisse arriver, il y avait toujours une faille. Ils parviendraient à le mettre dos au mur.
C’était du moins sans compter sur ce que ramena le policier quelques instants plus tard. Une simple de feuille de papier qu’il tendit à son collègue qui ne cessait de fixer Buddy.
Cette feuille expliquait bien que ce dernier avait été arrêté pour excès de vitesse le mardi précédent et qu’il était approximativement 09h45. Tout concordait. La plaque d’immatriculation, l’identité de Buddy… C’était bien lui qui s’était fait chopper à plus de 120 au lieu de 90 sur la 89.
Sachant que le double assassinat dans le parking souterrain avait eu lieu vers 10h15, 10h30 au plus tard d’après le médecin légiste, et que Buddy s’était fait arrêter à plus d’une heure d’ici, il était clair qu’il n’était pas leur homme. Cela laissa les policiers perplexes, presque perdus. Ils ne savaient plus quoi penser.
Buddy attendait, regardait autour de lui et se concentrait pour éviter de montrer le moindre signe de satisfaction. Bien entendu qu’il savait pourquoi les flics étaient si perdus. Non seulement il savait, mais en plus, c’était calculé.
Oui, mes cocos, se dit-il. Quand on a un don aussi extraordinaire, on se doit de l’utiliser. À bon ou mauvais escient, là n’est pas la question. L’important est de l’utiliser.
Le policier derrière son bureau se leva et discuta avec ses collègues à voix basse dans un coin de la pièce. Buddy entendait à peine ce qui se disait mais il comprit néanmoins que la question était de savoir si les informations étaient véridiques, si ce contrôle avait bien eu lieu. Peut-être se disaient-ils que Buddy avait piraté des bases de données et quand on en était à supposer des choses aussi absurdes, cela signifiait que l’on perdait vraiment pied.
Buddy baissa la tête et la tourna sur le côté pour masquer un léger sourire. Il ne devait pas craquer, il devait résister au plaisir intense que lui procurait le fait de rouler les flics dans la farine.
Buddy avait un don. Buddy pouvait être dans un parking souterrain, écrasant les jambes de deux pauvres types entre deux bagnoles, leur tirer deux balles dans la tête à chacun, sortir, descendre une jeune mère de famille et dans un même temps se faire arrêter par la police à plus d’une heure de route, se faire mettre une amende pour excès de vitesse.
L’ubiquité… le plus parfait des alibis. Buddy en usait. Buddy en userait encore bien souvent.
Il sortit tranquillement du commissariat, saluant tous ceux qu’il croisait. Un ultime pied de nez ? Cela faisait-il parti de la jouissance que procurait l’acte criminel dont il était totalement blanchi ? Lui seul savait.
Il attendit sur le trottoir quelques instants. Une voiture venait de s’arrêter devant lui, vitres grandes ouvertes. Led Zeppelin entonnait How Many More Times.
Et alors qu’il était là sur ce trottoir, il savait qu’en même temps, chez lui, il prenait une feuille de papier pour écrire à un pseudo inconnu qu’il avait pris au hasard dans l’annuaire.

Je me permets de t’écrire une nouvelle fois. Je suis revenu sur ma décision de faire éclater ce secret au grand jour. Je suis actuellement devant le commissariat. Des dizaines de flics passent à côté de moi et ne manquent pas de me voir. Ils se souviennent parfaitement de moi parce qu’hier, je leur ai fait perdre la tête. Ils étaient tellement sûrs d’eux. Leur beau dossier, leur beau château de cartes, tout s’est écroulé. Mais j’ai pris conscience en sortant que tu pourrais venir leur remettre la lettre que je t’ai envoyée. Ils ne peuvent pas faire grand-chose avec, soit, mais je préfère prendre les devants. Oui, je sais… un jour on pense une chose, le lendemain, on pense l’inverse, ce n’est pas facile de vivre avec une girouette pareille !
J’ai un autre secret à te révéler. Je suis devant le poulailler en ce moment même mais je suis aussi derrière toi. Imagine un peu ce que je pourrais te faire…


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