samedi 15 octobre 2016

La Résidence du Paradis

La Résidence du Paradis n’avait de paradisiaque que le nom. Et encore, le « i » faisait une sale tronche sur le mur délabré d’où le crépi tombait tout seul.
Même les chiens n’osaient plus venir régulièrement délimiter leur territoire à force de recevoir des morceaux de plâtre sur la caboche.
Les gamins du quartier faisaient de ces murs leur terrain de jeu : à celui qui parviendrait à faire tomber le plus gros morceau de crépi avec un seul caillou et en une seule fois.
Les adultes s’y mettaient aussi quand ils avaient un coup dans le nez. L’alcool leur faisant voir les cailloux en double alors ils balançaient leurs bouteilles de bière ou de whiskey avant que le monde ne se mette subitement à tourner, tourner, tourner.
Oui… La Résidence du Paradis n’avait de paradisiaque que le nom.
Et aujourd’hui était un jour qui allait prouver une fois de plus cette maxime.

Appartement 04.73.01.01
Un petit Pfion, à peine audible. La balle traversa l’espace vide et aucun muscle, aucun os n’eut la bonne idée de l’arrêter. Elle continua sa course, entraînant avec elle un filet de sang qui alla négligemment peinturlurer le mur derrière le cadavre qui s’effondra sur la moquette.
La petite balle continua son chemin. Et comme les murs des appartements étaient en aussi bon état que le crépi à l’extérieur, rien ne s’opposa à sa promenade matinale.
Elle perça le placo et Garry entendit un couinement, comme celui qu’aurait poussé un rat, immédiatement suivit d’un cri de surprise, qui précéda de près celui d’horreur, d’une vieille dame.
Garry restait planté au milieu de la pièce, les bras ballants le long du corps et écoutait les jérémiades de la vieille, jaugeant l’importance d’une éventuelle intervention.
Ce n’est pas parce qu’elle est vieille qu’elle ne va pas comprendre qu’une balle vient de défoncer son hamster ! lui dit une petite voix en colère au fond de sa tête.
C’était la petite voix de la raison. Parce qu’elle avait toujours raison. Et ce que Garry avait pris pour un rat devait en fait être un hamster : la voix l’avait dit.
Garry enjamba le corps inerte au milieu du salon. Son contrat était rempli mais il comprit qu’il allait devoir faire des heures supplémentaires.
Il sortit dans le couloir et referma la porte de l’appartement derrière lui, tout en s’assurant que personne ne l’observait. Il cacha son arme sous son perfecto et se dirigea vers la porte à côté pour y coller une oreille intéressée.

Appartement 04.73.01.02
Mme Siggleton – une vieille anglaise qui se donnait des airs de femme de la haute société avec son chignon parfait, son peignoir élimé et ses manières de fausse bourgeoise auxquelles on ne croyait plus – voyait, il y avait quelques secondes de cela, son hamster voler en éclat dans sa cage, tandis qu’il faisait ses exercices quotidiens dans sa roue voilée.
La pauvre bête avait juste eu le temps de pousser un cri avant de retapisser une partie du jolie papier à fleurs à gerber que la vieille avait fait poser par son gendre (qui, soit dit en passant, n’effectuait que de menus travaux pour se faire bien voir de la morue, en attendant qu’elle claque et qu’il récupère l’improbable fortune que Lady Siggleton ne possédait pas. Ce que le gendre attentionné ne savait pas, c’était qu’en plus il hériterait d’un joli petit tas de dettes qui, elles, n’avaient rien d’improbables !).
Effarée par ce qui était arrivé à son Gorky, Lady Siggleton ne remarqua pas que sa porte d’entrée s’était ouverte toute seule. Elle ne remarqua pas non plus l’homme qui s’insinuait derrière elle, à pas feutrés, prêt à lui bondir dessus.
Garry jeta un œil rapide à la cage pour constater que la petite voix avait, pour la millième fois au moins, raison : c’était bien un hamster qui avait explosé. Une sorte de bouillie informe rouge et blanche coulait le long du meuble et tombait en tas sur le parquet.
Garry ne put retenir une grimace. Et quand il reprit un tant soit peu ses esprits, il tomba sur le regard froid et dur de Lady Siggleton. Elle lui rappela une de ses institutrices quand il était à l’école primaire. Une garce jusqu’au bout des ongles qui ne cessait de le punir parce qu’il ne savait pas encore écrire un mot sans faire quatre fautes dedans.
Oui, une belle garce pincée, le chignon parfait au sommet du crâne, de larges lunettes lui donnant l’air d’un crapaud sur un nez écrasé. La vieille qui se tenait devant lui en était la réplique exacte.
Qu’est-ce que tu fais chez moi, espèce de p’tit trou du cul ? demanda Siggleton en croisant les bras. Ta maman ne t’a jamais appris qu’il était mal poli d’entrer chez les gens comme ça ?
Garry en resta bouche bée. Il avait une main dans sa veste, sur son automatique, mais ne put le sortir. Il ne se rendit même pas compte qu’il avait posé la main dessus.
Et bien quoi ? continua la vieille. Tu n’as pas été assez longtemps à l’école pour apprendre à parler, merdeux ?
Je… J’ai entendu du bruit, je suis venu voir si tout allait bien ? mentit Garry, ne sachant pas vraiment quoi dire d’autre.
Gorky vient de se prendre une balle dans le cul ! À ton avis, est-ce que tout va bien ?
Le regard de Siggleton se faisait plus dur et plus froid encore. Garry aurait pu le sentir en train de lui geler le cœur.
Et c’est vous qui parlez de politesse ? risqua Garry.
Non mais dis donc p’tit avorton ! C’est pas moi qui entre chez les gens sans y avoir été invité ! Alors tu vas virer ton cul d’là et dans la seconde ! Tu vas r’tourner chez ta mère et apprendre à t’torcher les fesses avant d’te croire tout permis ! P’tit con !
Oh ça suffit la vieille, y en a marre de se faire insulter !
Et Garry sortit son arme. Seulement, si un Dieu existait et qu’il distribuait effectivement certaines aptitudes à ses ouailles, l’adresse ne faisait pas partie de celles qu’avait reçues Garry.
L’arme lui glissa des mains et tomba sur le tapis. Le coup partit et la balle vint défoncer la carcasse de Gorky qui sauta dans sa cage, telle un pantin désarticulé. C’était presque risible de voir la bestiole morte se redresser pour faire un saut périlleux arrière avant de retomber, une patte par ici, une autre par là, le nez dans la sciure.
La mère Siggleton poussa un autre cri en se tournant vers son hamster. Elle n’eut que le temps de le voir s’aplatir une seconde fois dans ses copeaux de bois. Elle rata le saut périlleux.
Ce qui suivit n’était pas l’ordre d’une intervention divine quelconque. C’était l’autre part de Garry qui jouait la partie. C’était sa chance désinvolte qui se faisait écho à sa maladresse.
En effet, folle de rage – juste parce que son Gorky venait de prendre une autre balle dans le buffet et non parce qu’un inconnu avait osé pénétrer chez elle pour la menacer – la vieille Siggleton s’était ruée sur Garry, griffes vernis d’une manière des plus douteuses, de la couleur la plus douteuse, en avant.
Mais la chance de Garry avait voulu que la pantoufle de la dame se prenne dans un repli du tapis, que la dite dame s’affale en avant, bras tendus, et que sa tête aille fusionner avec le coin de la table basse en verre.
Les yeux retournés vers le haut, la bouche grande ouverte, la vielle Siggleton était là, à genoux, le cul en l’air, les mains reposant sur le sol, paumes retournées vers le plafond, et laissant un étrange mélange de sang et de bave couler sur le tapis.
Garry regardait la posture et savait qu’il avait déjà vu cela quelque part. Mais il ne parvenait pas à se souvenir où. Il voyait le sang s’écouler du crâne fendu de la vieille harpie et ne parvenait toujours pas à se rappeler où il avait vu cette chose aussi absurde.
Perdu sur la route de ses souvenirs peu fiables, il décida que jamais il ne mourrait avec un coin de table dans la tronche.
Il reprit donc son arme, la rangea une nouvelle fois dans sa veste et se dirigea vers la sortie.
Le couloir était désert. Il referma la porte doucement derrière lui, fit quelques pas et entendit un grincement. Il se retourna pour voir un œil qui le fixait par une porte entrebâillée, un peu plus loin.
Et il ne fallait pas que l’on sache qu’il était venu par ici pour régler l’ardoise d’un pauvre type qui s’était endetté aux jeux.


Appartement 04.73.01.05
Eddy referma sa porte avec précipitation et remit en place la petite chaîne qui bloquait son ouverture. Il recula jusque dans sa cuisine sans quitter la porte des yeux. Il était absurde qu’une si petite chaîne retienne l’homme campé dans le couloir.
Eddy ne le sentait pas. Un homme en blouson noir, avec des gants alors qu’il faisait une chaleur à crever, ce n’était pas logique.
La poigné de la porte s’abaissa lentement.
Eddy était un crétin dans toute sa splendeur. Il n’avait pas pensé fermer sa lourde à clé ! Alors il comprit que la petite chaînette ne serait pas de taille à affronter le blouson noir et qu’elle allait bientôt regretter son emploi précaire.
Mais Eddy, même idiot, avait de la ressource. Et cette ressource se trouvait justement sous son évier, dans le placard, à côté des casseroles et du nid de cafard qu’il couvait depuis belle lurette.
Il sortit son fusil à canon scié et se remit en face de sa porte, prêt à pulvériser celui qui entrerait, un sourire de satisfaction aux lèvres.
À condition bien évidemment, qu’il y ait des balles dans ce fusil. Ce qui était exclu vu qu’Eddy était… un parfait imbécile.
Il s’empressa de renverser les cartouches qu’il trouva dans son faitout et en coinça deux dans le canon de son fusil. Content, il se redressa et le sourire de satisfaction aux lèvres qu’il arborait alors tomba sèchement. Il garda les mains en l’air, le fusil dans la main droite, alors que le silencieux qui lui faisait face le menaçait de ses ténèbres.
Garry fixait Eddy de ses yeux noirs. Ce dernier était habillé d’un t-shirt douteux et d’un caleçon tâché à l’entrejambe. Vu l’odeur qui régnait tout autour d’eux, Garry savait que le bonhomme n’était pas un adepte de l’hygiène.
Il tremblait. Il transpirait et puait le phoque à trois kilomètres.
Merde, bordel ! s’exclama Garry. Pourquoi il a fallu que tu ouvres cette putain de porte !
Eddy ne répondit pas. Il trembla juste un peu plus fort quand il secoua la tête de droite à gauche. Cela devait être le langage des junkies. Secouer la tête avec les yeux brillants et implorants qu’on les laisse en vie devait dire « je ne sais pas, M’sieur… ».
Garry jeta un œil circulaire à l’appartement. Il était petit, une seule pièce.
Des magazines de cul traînaient sur le lit défait et dont les draps devaient bien dater d’au moins six mois. Garry n’aurait su dire si ce jaune était d’origine ou pas. En tout cas, il était naturel, quoi qu’il en soit.
Sur une table basse, il vit des joints et un peu de poudre blanche. Trois lignes. C’était parfait. Des canettes de bière grand format jonchaient le sol devant un petit téléviseur dont l’image devait sacrément être ternie par la poussière qui recouvrait l’écran.
Et on ne parlerait même pas de l’état de la moquette ! Tâchée par endroits, brûlée à d’autres, il en manquait même un morceau dans un coin.
Tu t’es déjà fait gauler, je parie ! continua Garry en regardant le junkie trembler des pieds à la tête.
Pour toute réponse, ce dernier secoua la tête mais cette fois-ci de haut en bas.
Traduction : « Oui, M’sieur ! »
Alors tu sais… si jamais tu fais le con et que tu appelles les flics. Ils vont débarquer et trouver tous tes bonbons, tu me comprends ?
Le junkie secoua la tête de droite à gauche.
Traduction : « Non, M’sieur ! »
Comment ça, tu ne comprends pas ce que je te dis ?
Le junkie secoua alors la tête de haut en bas.
Traduction : « Si, M’sieur ! »
Bon alors, pourquoi tu fais « non » quand je te demande si tu as compris ?
Le junkie tenta d’ouvrir la bouche, la referma, ferma les yeux, se pissa dessus, rouvrit les yeux et parla distinctement, sanglotant nerveusement.
Je… Je…
Oui, tu ? voulut savoir Garry.
Je n’ai pas de téléphone, dit doucement Eddy.
Garry resta bouche bée, une nouvelle fois. Jamais autant de personnes n’avaient pu le scotcher ainsi en si peu de temps.
Et… voulut continuer Eddy.
Et ? soupira Garry.
Mes voisins… les voisins ne m’aiment pas vraiment. Ils ne me laissent pas les approcher. Aucun risque pour qu’ils acceptent que je téléphone et ils se fichent pas mal de ce qui peut m’arriver.
Garry ferma les yeux à son tour. Il y avait des jours comme ça, où rien n’allait comme il fallait.
Il abaissa son arme et se tourna.
Brusquement, il fit volte face, pointa son revolver vers Eddy et avec un sourire cria :
BANG !
Eddy sursauta en couinant comme l’aurait fait un porc.
Ce qui se produisit n’arriva pas parce qu’il transpirait mais parce qu’il était un parfait imbécile : il lâcha son fusil à canon scié et le regarda tomber bien droit vers la moquette tachée d’auréoles jaunâtres.
Une descente qui sembla durer des semaines, des mois. Quand le fusil toucha enfin le sol, Eddy s’était penché juste assez pour prendre une rafale de plomb qui lui décolla la tête des épaules.
Garry eut tout juste le temps de se protéger le visage pour éviter de se poudrer les joues du sang du junkie.
La déflagration était assourdissante. Et le coup de feu, en plus d’avoir pulvérisé la tête d’Eddy – parfait imbécile de son vivant – creva le plafond.
Garry entendit alors un hurlement gras. Un hurlement d’homme. Un homme qui tempêta aussitôt après Eddy qui n’avait plus d’oreilles pour l’entendre. Il fallait excuser le pauvre : il ne savait pas ce qui était arrivé à son voisin du dessous.
Garry avait compris qu’Eddy était un parfait imbécile de son vivant. Mais il comprit que même la mort, aussi brutale fut-elle, ne lui rendrait pas grâce. Et oui… le corps d’Eddy semblait piétiner sur place, les bras ballants, les genoux légèrement pliés. Il fit quelques pas avant de s’écrouler enfin.
Quand Garry sortit de l’appartement, le corps de cet imbécile d’Eddy tressautait encore, pensant sûrement que la fête n’était pas finie.

Appartement 04.73.02.04
George était tranquillement assis dans son fauteuil fétiche à lire le journal et pester contre tout ce qui n’allait pas dans le monde (il pestait donc du matin au soir, non stop) quand le plomb traversa son parquet et du même coup, son pied gauche.
Il se mit aussitôt à hurler de douleur et la rage le prit tellement fort qu’il en arracha le tissu de l’accoudoir de son fauteuil préféré.
Eddy ! Espèce de sale petit enculeur de mouches mortes ! s’exclama-t-il sans réfléchir à ce qu’il disait. Espèce de petit trou du cul ! Je vais te casser la gueule en deux fois espèce de tas de merde ambulant !
Il se leva (tant bien que mal, il fallait l’avouer, avec son excédent de poids dû à « un dérèglement de glandes salivaires » comme il aimait le dire) et boita jusqu’à sa porte, l’ouvrit à la volée et sortit dans le couloir. Mettre du sang partout, il s’en foutait : la moquette du couloir était rouge de toute façon. Pour lui, ça ne se verrait pas.
Sa rage était telle qu’il ne pensait même plus à la douleur. Il aurait pu tourner de l’œil mais ce ne fut pas le cas.
Il se dirigeait vers l’ascenseur, bien déterminé à en découdre avec celui qui n’avait déjà plus de tête à l’étage en dessous. Il ne fallait pas lui en vouloir : il n’était pas encore au courant du poids en moins qu’Eddy avait sur les épaules. Peut-être même qu’il ne le serait jamais puisque la porte de l’ascenseur s’ouvrit sur Garry qui se précipita dans le couloir.
Les deux hommes se faisant alors face eurent la même réaction. Ils s’arrêtèrent dans leur élan, étonnés, bouche ouverte, yeux écarquillés.
La seule différence c’était que Garry leva son automatique et Pfion précéda bientôt George qui tomba raide mort à la renverse, un trou au milieu du front.

Appartement 04.73.02.03
Mélodie s’envoyait en l’air avec Greg. Mélodie, 19 ans. Greg, 29.
Le coup de feu qui était accidentellement parti du fusil d’Eddy, lui arrachant la tête au passage et explosant le pied de George, le voisin de Mélodie ou de Greg – on ne savait pas encore très bien à qui appartenait l’appartement –, avait ramolli l’instrument de plaisir de Greg.
Quant à Mélodie, elle s’était figée net, assise sur son partenaire, se demandant ce qu’était tout ce raffut.
Malgré les avertissements de l’averti Greg, Mélodie s’était levée, laissant l’instrument de plaisir de son partenaire retomber négligemment sur le ventre de ce dernier.
Mélodie n’avait pas non plus jugé bon de suivre le conseil de son jaloux de petit ami qui lui disait :
Tu pourrais au moins mettre quelque chose sur toi ! Tu ne vas pas sortir à poil tout de même !
Mélodie, qui était une vraie fille dans toute sa splendeur et qui, par conséquent, ne prenait rien au sérieux, s’était contentée de sourire, avec ce regard sensuel qui en avait fait fondre plus d’un cette semaine là. Une dizaine d’après les bruits de couloir du lycée. Cinq officiellement. Mais tout le monde était d’accord pour dire que cette dizaine de sauvages lui était passée dessus. Et là, que se soit en réalité cinq ou dix, personne n’avait tort.
Ce qui n’empêcha pas Mélodie, dans sa crétinerie la plus aboutie d’ouvrir la porte d’entrée pour tomber sur un homme en perfecto qui levait son automatique devant lui pour faire feu.
Mélodie se mit à hurler. Et si Garry trouvait toujours faux ces hurlements hystériques que l’on entend dans les films d’horreur, il dut constater qu’ici, ils étaient bien réels. Si réels qu’il se boucha les oreilles pour que son cerveau n’explose pas.
La traînée faisait déjà demi-tour en courant, en hurlant, et Garry stoppa net la torture en descendant la furie de trois balles dans le dos.
Greg, le petit ami ramolli, se mit lui aussi à hurler. Un cri plus mâle, plus rauque.
Les yeux exorbités à la vue du canon encore fumant de Garry, il courut vers la fenêtre et se jeta à travers la vitre, se tailladant un peu partout.
Garry se précipita vers la fenêtre pour achever le fougueux étalon si celui-ci était sorti indemne de sa chute. Mais il s’aperçut, avec un certain soulagement, que Greg gisait sur le trottoir, une marre de sang s’écoulant de son crâne fendu par une bite d’amarrage de béton – objet iconoclaste qui n’avait pas vraiment sa place dans une rue piétonne à plus de 400 bornes du premier océan.
Garry espéra que tout allait enfin s’arrêter et il n’osa pas bouger. Avec le vacarme que la chaude lapine avait fait, il ne serait pas étonnant que quelqu’un ait appelé la police.
Il risqua tout de même un œil dans le couloir. Il était désert. Il patienta encore quelques secondes, regardant chaque porte de l’étage, attendant que l’une d’elle s’ouvre ; il jetait aussi un œil à l’ascenseur, pensant qu’un livreur de pizza, un facteur ou même un huissier, pouvait arriver à tout moment. Après tout, au point où on en était !
Quand il eut le tournis à force de se tordre le cou dans tous les sens pour voir que tout était enfin calme, il se décida à passer dans la cage de l’escalier de secours qui était en face de lui.
Il redescendit les trois étages, aux aguets, espérant ne croiser personne et attendant que des cris d’horreur lui parviennent quand on découvrirait le corps de Greg « le ramolo », la tête dans sa bite d’amarrage.
Et rien ne vint.
Il se retrouva bientôt dans la rue, fit quelques pas, la tête basse, n’osant pas se retourner pour voir l’immeuble de La Résidence du Paradis s’éloigner peu à peu.
Il approcha d’une cabine téléphonique, entra, mit une carte et composa un numéro. À chaque tonalité, Garry revoyait tous ceux qui n’auraient pas dû mourir ce jour-là. La vieille, le junkie, l’estropié, la Lolita, le ramolli… le hamster.
Allo ? demanda-t-on à l’autre bout du fil.
C’est fait ! répondit Garry espérant qu’on ne lui fasse aucune réflexion de quelle que sorte que se soit.
Tu en as mis du temps !
Et voilà ! Comme quoi, dans la vie, on ne pouvait pas tout avoir.
Il y a eu des complications, dit simplement Garry.
Quel genre ?
Genre compliqué.
Et les sirènes d’ambulances, de pompiers et de flics commencèrent à faire leur cirque autour de Garry qui se cachait autant qu’il pouvait dans son petit mètre carré vitré où le soleil tapait.
J’entends, dit la voix bourrue à l’autre bout du fil. Je ne paie que pour un.
Ben tiens ! Bien entendu. Le reste serait de la poche de Garry. Il n’était pas obligé d’exploser le hamster qui l’a amené à descendre la vieille pour ensuite en finir avec le reste des occupants de l’immeuble.
Pas tous les occupants ! dit la petite voix de la raison.
Et comme si Garry n’avait pas compris, elle continua :
Comment les flics ont-ils été au courant ? Il n’y avait personne dans la rue pour trouver « La Queue Flasque » dans sa bite d’amarrage ! Forcément que quelqu’un était encore là et a appelé les flics.
Garry soupira en raccrochant. Cela faisait déjà quelques secondes que la tonalité « occupé » tintait à son oreille.
Ne t’en fais pas ! Ils ne sauront pas, le rassura La Raison. On leur racontera juste qu’on a entendu du bruit, peut-être un coup de feu du junkie qui avait fini par péter les plombs. Il faut bien quelqu’un pour raconter la légende, sinon, il n’y aurait pas de légende.
Mais La Raison savait à quoi pensait Garry.
Ton arme n’est pas enregistrée, tu vas t’en débarrasser, comme d’habitude et tu passeras à autre chose pendant que les flics classeront le carnage inopiné dans un dossier non classé.
Garry était soulagé d’entendre cela. Il sortit de la cabine, se demanda jusqu’à quel point La Raison connaissait la vérité et risqua un œil en direction de La Résidence du Paradis.
Il jugea qu’elle n’avait de paradisiaque que le nom.


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