Ruth et Milton ne
sont pas de beaux pigeons. Ils sont juste des pigeons. Ils ont un
physique ingrat à dire vrai mais les yeux pétillants et le sourire.
On leur a évidemment caché que l’ancien propriétaire de cette
baraque infernale avait massacré toute sa famille avant de se pendre
dans son salon. Si on voulait vendre une maison, il valait mieux
taire certaines choses. Malgré quelques travaux à faire – la
maison avait pourtant était remise à neuf… étrange –, le
couple semblait intéressé.
Pour eux, le coin
était idéal. Pas très éloigné de la ville, proche de l’école…
Ils adoraient les enfants mais ne pouvait en avoir eux-mêmes. Madame
avait un truc de détraqué, en bas. Elle pouvait faire son affaire à
monsieur et le recevoir mais la dosette de graines ne trouvait pas de
refuge. Alors pour combler ce manque d’enfants, il leur arrivait de
prendre sous leurs ailes, ceux dont personne ne souhaitait. Des durs
à cuire, la plupart du temps. Des délinquants qui les forçaient
souvent à déménager. Pas sûr que l’on accepte les têtes
brûlées dans ce quartier mais tant pis, il fallait essayer. Et
puis, ils n’avaient pas toujours eu affaire à de fortes têtes.
Certains et certaines s’en étaient bien tirés, marchant
aujourd’hui sur les traces de leurs parents adoptifs.
Oui, Ruth et
Milton avait l’air très bien sous tous rapports et leur
enthousiasme devant cette maison enchantait l’agent immobilier.
Restait à savoir si le prêt serait accordé. Milton rassura l’agent
et demanda à passer le lendemain au cabinet pour lui apporter tous
les papiers en ordre afin de signer le contrat de vente.
Et le lendemain,
l’agent signait un contrat qui renflouerait quelques peu, d’ici
un mois ou deux, ses propres finances. Il avait refourgué la maison
de l’horreur sans état d’âme, sans crainte ni remord. Tout le
monde était content. L’agent passait pour un super-héros et
l’année suivante, il retapissait le papier de son salon en se
tirant une balle de fusil de chasse dans la tête, incapable de
supporter la culpabilité qui le rongeait. Si seulement il n’avait
pas vendu cette foutue baraque à ces gens !
Ruth et Milton
exultaient devant les travaux à accomplir. C’était comme un
puzzle à construire qui donnerait l’image parfaite d’une vie
parfaite. Ils s’amusaient à repeindre, retapisser, arracher,
refaire, à s’occuper de cette maison qui semblait revivre. Milton
voulut couper l’acacia qui prônait devant. Mais Ruth le lui
interdit. C’était si rare de voir un arbre comme celui-ci en ces
lieux. Pourtant, un de leur voisin, le vieux Talbert (qui n’était
plus très loin de la sortie le pauvre), se proposait pour aider à
débiter cette satanée souche ; soi-disant qu’elle n’avait
rien à faire ici, qu’elle n’apportait que malheur et
destruction.
Le vieux couple ne
serait plus ici que l’arbre continuerait à pousser, creusant le
sol, enfouissant profondément ses racines pernicieuses sous les
fondations.
Pour l’heure,
Ruth et Milton s’apprêtaient à accueillir leur premier
pensionnaire. Il ne venait pas de l’orphelinat. Ce n’était même
pas « il », mais « elle ». Trouvée sur le
chemin la menant chez elle, dans un laps de temps infime où personne
ne la croiserait, ne la verrait ni ne l’entendrait crier.
Bâillonnée,
ficelée, enfermée dans le coffre du couple Milton/Ruth, la fillette
pleurait. La voiture roulait tranquillement. Ses ravisseurs étaient
sereins. Ils savaient ce qu’ils faisaient. Ils rentraient le
véhicule dans le garage, refermaient la porte alors que le colis
tapait aussi fort qu’il le pouvait dans la malle. La fillette
s’arrêta net quand le coffre s’ouvrit et ce fut un premier coup
de poing qui l’assomma. Comme un sac de ciment, elle fut emmenée
dans une pièce à côté et on attendit qu’elle se réveille.
Ruth et Milton
mangèrent des céréales, assis dans des fauteuils, la petite
encordée sur une chaise.
– Comment elle
s’appelle ? demanda Milton.
– Nancy,
répondit Ruth. C’est du moins ce qui est écrit sur son carnet de
correspondance. Mais tu sais avec ces fous, qui sait s’ils n’ont
pas écrit un faux nom…
Milton grogna,
confirmant son accord avec sa femme.
Nancy se réveilla
lentement, un coquard au-dessus de l’œil droit. Il lui faisait mal
mais pas autant que son crâne dans lequel au moins mille lutins
jouaient au bowling. C’était ce que lui disait son père quand
il avait mal à la tête. Elle aimait bien quand il disait ce genre
de choses. Pour le moment, son père travaillait. Il tenait une
boutique de presse en ville. Il ne se doutait pas un instant que sa
fille n’était pas rentrée à la maison. Nancy jeta un œil à la
pendule, machinalement. Cinq minutes de retard. Pas assez pour que sa
mère s’inquiète et prévienne son père et la police. Encore cinq
minutes, peut-être dix, et tout s’emballerait. Les amis, les
voisins, les autorités, tout le monde mettrait la ville sans dessus
dessous pour la retrouver. Et ces vieux croutons paieraient cher.
Tout se déroula
comme la petite Nancy l’avait prévu. Sauf pour la grande
dérouillée. Les habitants se présentèrent spontanément pour
assister les recherches de la petite Nancy. Forêts, étangs, lacs,
champs, chaque endroit où un enfant pouvait se perdre était passé
au peigne fin. On avait interrogé toutes les personnes résidents
sur le trajet de la petite Nancy. On n’avait rien vu, rien entendu.
Les recherches ne donnaient rien. Jour après jour, le désespoir
gagnait la famille de la fillette. Et jour après jour, ils tenaient
bon, notamment grâce à un couple de gentils vieux qui se levaient
aux aurores pour reprendre les recherches. Ils s’octroyaient une
pause entre midi et deux, puis reprenaient la route pour n’arrêter
que le soir, tard, quand la nuit tombait. Toujours le même rituel,
toujours les mêmes mots rassurants pour la famille de Nancy.
– Comment
s’appellent-ils déjà ? demanda le père de Nancy un soir en
voyant le couple repartir.
– Ruth et
Milton, répondit sa femme.
– Faudra les
inviter un jour. Pour les remercier de ce qu’ils font.
– Attendons que
Nancy revienne.
Évidemment, Nancy
ne revenait pas.
Libérée de ses
liens et de son bâillon, elle prit résidence dans un petit placard,
construit spécialement pour elle, même si au départ, ni Ruth ni
Milton ne savaient qu’il serait pour elle. De la laine de verre
dans les parois du petit résidus, juste tenue par des tasseaux,
servait d’isolant et c’était une galère pour Nancy qui
n’arrêtait pas de se gratter, parfois jusqu’au sang. Le sol,
c’était un bout de lino moisi. Il n’y avait que la porte de
robuste. Une plaque de fer entre deux plaques et trois verrous dont
un assez haut pour que Nancy ne puisse l’atteindre. Elle ne pensait
pas que les murs soient aussi solides que la porte mais à moins de
s’arracher les ongles, elle ne voyait pas comment creuser les
parois. Elle n’avait rien avec elle, mis à part une poupée de
chiffon pourrie, véritable nid d’elle ne savait quelles horreurs
venant lui tenir compagnie durant ses nuits froides.
Au bout de deux
jours déjà, passés à pleurer toutes les larmes de son corps,
Nancy ne ressemblait plus qu’à une clocharde en miniature. Elle
vivait dans la poussière qui se collait à elle. Elle n’avait le
droit de se doucher qu’une fois par semaine et en présence de
monsieur, qui surveillait la toilette dans ces moindres détails.
Ce que Nancy
aimait le moins était le séchage. Elle n’avait pas le droit de
tenir la serviette. C’était l’homme qui le faisait, qui prenait
son temps à éponger chaque goutte, sur chaque recoin de sa peau,
dans chaque pli. Et ça, c’était uniquement pour les premières
douches. Très vite, elle n’avait plus le droit de toucher au
savon. Elle devait se laisser faire. Ça pouvait durer parfois une
heure. Ça devint très vite un supplice. La fillette aurait préféré
rester dans la crasse, puer la pisse et la merde s’il le fallait
plutôt que de sentir ces doigts s’éterniser sur elle. Ça la
dégoûtait. Elle se dégoûtait.
Il fallait aussi
retrouver le couple dans leur chambre, régulièrement. Fallait
jouer. Avec madame. Avec monsieur. D’abord apeurée, ce fut
l’écœurement qui la gagna peu à peu à cause des pratiques
étranges de ces kidnappeurs ; mais Nancy préférait obéir
plutôt que de recevoir une correction. Elle devait se mettre nue,
s’allonger sur le lit et apprendre ce que lui enseignaient l’homme
et la femme. Elle n’en tirait aucun plaisir évidemment, ne sachant
pas réellement ce qui se passait alors. Les doigts couraient sur
elle, entre ses jambes et elle ne comprenait pas.
Certains soirs, la
porte de son placard s’ouvrait à la volée pour laisser parler le
martinet.
Au début de sa
captivité, elle se mettait à hurler, comme ça, sans raison
véritable hormis pour mettre à rude épreuve les nerfs de ses
ravisseurs. En retour, ça cognait, ça frappait, ça cinglait. Alors
elle se tut, attendant que le sommeil la gagne, recroquevillée sur
son bout de drap déchiré, humide et poisseux. Mais son silence ne
satisfaisait pas. Il fallait que ça cogne, que ça frappe, que ça
cingle.
Et c’était
comme cela des jours durant. Elle avait perdu toute notion du temps.
Jeter un coup d’œil à la pendule de la cuisine à chaque fois
qu’elle mettait le nez hors de sa boîte ne l’aidait guère. Il
n’y avait que des heures, des minutes et des secondes là-dessus !
Pas une date ! Pas un calendrier, pas un journal, nulle part.
Elle ne savait plus le jour qu’on était, pas même le mois. Se
pouvait-il qu’elle ait passé un an dans sa prison ? Toujours
est-il qu’elle devait monter dans la chambre, encore et encore. Que
les doigts devaient la tripoter et parfois lui faire mal quand on la
pinçait. Il lui arrivait même d’être mordue.
Les moments de
répits n’existaient pas pour Nancy. Si elle ne faisait pas le
ménage (mais loin des fenêtres car il ne fallait pas que l’on
voit une souillon faire les carreaux), elle restait enfermée dans sa
prison ou alors elle faisait des devoirs.
C’était madame
qui dispensait les cours où elle apprenait par cœur à quel point
le monde était cupide, méchant et voué à l’enfer. La femme lui
racontait alors le regard malsain que la caissière avait posé sur
elle, à l’épicerie. Oh, elle était souriante cette petite et
très avenante mais on ne la faisait pas à Ruth (elle parlait d’elle
à la troisième personne) ! Ruth avait vu en elle. Elle avait
vu le Diable en elle !
Et sans cesse, la
maîtresse rappelait que personne ne se souciait de Nancy, de savoir
ce qu’elle était devenue. Elle aurait pu finir dans un fossé, à
ramper dans la merde et la boue. Ruth et Milton étaient donc des
Dieux ou au moins des sauveurs. Et à Nancy d’apprendre la leçon
et de la répéter dix fois chaque matin, chaque midi et chaque soir.
Vint le jour où
l’homme décida d’aller contre toutes les règles. Il emmena
Nancy dans sa chambre. Si au début tout se passait comme
d’ordinaire, très vite le ton changea. L’homme devint une bête,
les yeux exorbités, le sourire peu rassurant. Il se pencha sur Nancy
et lui fit mal, la fit saigner. Elle ne comprenait pas ce qui lui
arrivait, ce qu’il faisait avec elle, ce qu’il faisait en elle.
Ses pleures ne l’arrêtèrent pas, bien au contraire, il semblait
en être heureux et satisfait. Il eut la décence de ne pas baver en
elle. Il se retira juste avant pour savourer ce moment en fermant les
yeux.
Plus tard, Nancy
entendra madame se disputer avec monsieur, lui reprochant sa
faiblesse. Elle parlait de Dieu qui ne lui pardonnerait pas ce qu’il
avait fait. Dieu pouvait donc pardonner tout ce qu’elle avait subi
jusque-là ? Nancy sentit la colère monter en elle. Si elle
était encore en vie, c’était juste parce qu’elle se raccrochait
à l’idée que celui dont on lui parlait tant depuis ses 5 ans
viendrait à son secours. Elle ne pouvait plus compter que sur
elle-même alors ?
Un soir, à table,
Nancy piqua une crise. Redoutable comédienne, elle avait mis ce
qu’il fallait pour recevoir une correction digne de ce nom. C’était
impératif dans son plan d’action. Fallait que ça éclate, fallait
que ça vole, fallait que ça foute un bordel pas possible.
Et quoi de mieux
que des brocolis pour lancer l’assaut ? C’est dégueulasse
le brocoli ! Et Nancy le fit savoir pour ramasser une première
tarte. Puis elle gueula sur l’homme pour en recevoir une plus
forte, la projetant à terre. Nancy cherchait à s’accrocher à la
nappe qui envoya à son tour les victuailles sur le carrelage. Une
pluie de gifles, des hurlements, un coup de pied de madame, monsieur
tira les cheveux si fort qu’elle décolla de terre, le cuir chevelu
à la limite de la rupture, on la poussa contre le mur, on ouvrit le
cagibi exiguë et on l’envoya s’éclater contre le bois avant de
l’enfermer, peut-être à jamais, afin qu’elle comprenne que son
comportement était indigne envers ces gens si gentils avec elle.
Elle avait mal.
Ses larmes n’étaient pas de la comédie. Elle devait avoir au
moins trois hématomes qu’elle sentait et peut-être le double avec
ceux qui se réveilleraient à retardement dans quelques heures.
Elle saignait
aussi. Du nez. Une douleur aux côtes. Pourvu qu’elle n’en ait
pas de cassées ! Mais tout cela valait le coup.
Dans l’autre
monde, fait de lumière, d’horreurs et d’assiettes cassées, il
manquait un couteau. Il coupait bien. Très bien même. Et il avait
la lame pointue. Énervée par le caractère incongru de cette sale
gamine, Ruth ne remarqua pas qu’un schlassi
manquait à l’appel.
Nancy resta deux
jours complets dans son placard. Elle n’en eut pas l’impression
vu qu’elle avait perdu le fil du temps depuis longtemps maintenant.
C’était la régularité des repas qui la maintenait un minimum à
flot et encore, elle sentait que les vieux mangeaient quand ils
avaient le temps. En tout cas la porte s’ouvrait parfois, sans un
mot, pas même un reproche. On lui jetait son repas. Des brocolis.
Pas grave, elle aimait ça. Le brocoli était dégueulasse uniquement
quand il fallait faire péter un câble aux aliénés. Et puis
c’était quand même grâce à eux qu’elle allait mettre en œuvre
son plan d’évasion. Allait-il aboutir ou non ? C’était une
autre question, une autre histoire. Elle espérait que ça aboutisse
à quelque chose de positif mais restait lucide et savait qu’il y
avait peu de chance que ça aille au bout. Seulement, elle ne pouvait
pas ne pas tenter sa chance.
Son petit coup de
gueule lui valut quelques temps sans voir quiconque. Elle pouvait se
reposer et préparer son O.S.ii.
Ce n’était pas un mal. Ça faisait si longtemps qu’elle était
ici que quelques heures de plus, quelques jours de plus ne faisaient
rien. Elle prenait son mal en patience, s’entraînant à planquer
son couteau sous sa robe et à le sortir rapidement, vif comme
l’éclair. Elle s’imaginait même le planter dans la mégère ou
l’enfoiré. À son âge, elle devrait encore jouer à la poupée
dans sa chambre. Or, elle s’entrainait à poignarder des gens.
Devait-on la blâmer pour cela ?
Un quelque quand,
la porte s’ouvrit. C’était lui. Seul. Seul avec son large
sourire qui disait que l’autre était partie on ne savait où.
C’était le moment pour Nancy. Le moment de rattraper tout ce temps
perdu et elle sentait à quel point il en avait envie. Il lui
pelotait déjà les fesses dans les escaliers. Elle se retenait pour
ne pas hurler ou le frapper, ce qui lui vaudrait sûrement quelques
coups et un séjour de plus dans le placard sombre et puant. Elle
avait une opportunité et il ne fallait pas la laisser passer. Alors
la main qui s’immisçait sous sa robe avait une autorisation
spéciale et si tout se passait bien, ça serait la dernière.
Une fois entrée
dans la chambre, Nancy fit quelque chose qui étonna monsieur. Elle
le poussa sur le lit et vint s’assoir sur lui. Il n’y avait que
les cowgirls pour faire ça. Et la petite avait pris de l’assurance.
Elle allumait le vieux du haut de ses 9 ans ! La seconde
phase de son plan fonctionnait. Alors elle continua. Elle se mit à
danser sur les hanches de monsieur. Elle sentait que ça ne le
laissait pas indifférent. Lorsqu’il ferma les yeux en penchant la
tête vers l’arrière, elle en profita. Elle eut peur que la poigne
refermée sur ses cuisses l’empêche d’agir pleinement mais en
réalité, c’était parfait puisqu’elle put rester en équilibre,
bien campée sur lui. Elle prit son couteau comme elle s’y était
entrainée ces derniers temps et dans un hurlement d’encouragement
et de fureur absolue, elle le planta dans la poitrine de son
ravisseur. Manu-militari, il la poussa et l’envoya contre le
radiateur en fonte. Lui aussi hurlait. De douleur. À moitié sonnée,
Nancy l’observait. Elle ne devait pas perdre connaissance sans
quoi, elle risquait de ne plus jamais rouvrir les yeux.
L’homme
regardait Nancy, furieux, puis tournait les yeux sur le couteau
enfoncé jusqu’au manche dans la poitrine. Ça saignait mais pas
autant que lorsque le vieux retira la lame doucement. Ça se mit
alors à pisser le sang. Il était en rage et, à genoux, il avança
vers Nancy, couteau en avant. La petite fille hurla de terreur. S’en
était finit d’elle. Elle n’avait pas pensé qu’il aurait assez
de force pour se jeter sur elle. En fait, elle avait imaginé qu’il
serait raide mort du premier coup.
Foutue
imagination !
Elle put tout de
même se glisser sur le côté, se faufiler à quatre pattes.
Monsieur perdait beaucoup de sang et son cerveau commençait à
déconner ; si on admettait que tout ce qu’il avait fait
jusqu’à présent provenait d’un cerveau en bon état de
fonctionnement. Quoi qu’il en soit, il ne vit pas ou ne fit pas
gaffe au tapis. Son pied se prit dedans et il bascula en avant pour
s’écraser, tête la première sur le plancher. Il lâcha son
couteau qui glissa vers Nancy. Encore quelque peu étourdie, elle
s’en empara et le planta cette fois-ci un peu en dessous de
l’épaule droite de l’antiquité. Il hurla de nouveau, cherchant
à retirer le couteau. Il ne pouvait l’atteindre. S’il jurait
mille tourments pour la gamine, il redoubla d’effort en
l’insultant. Des mots qu’elle ne comprit pas pour la plupart. Des
mots dont elle se foutait.
Elle pleurait.
Certainement pas de peine. Elle comprenait juste qu’à part
quelques petites erreurs dues à son imagination débordante
d’incroyables improbabilités, elle s’en était bien tirée. La
sortie était proche. Le calvaire allait prendre fin.
Encore fallait-il
sortir d’ici.
Elle courut et en
bas de l’escalier, elle pensa que c’était un miracle qu’elle
ne soit pas rompu le cou. Derrière elle, le vieux titubait. Il eut
moins de chance avec les marches. La première le trahit et il roula
en bas. Le couteau s’enfonça un peu plus dans un poumon déjà
bien entamé. Il ne bougeait plus, complètement désarticulé, le
souffle irrégulier.
Nancy ne vit pas
cela. Elle avait déjà ouvert la porte et courrait dans la rue. Elle
était aveuglé à la fois par les larmes et le soleil qui lui
grillait les yeux. Elle ne voyait pas où elle allait. Elle cognait
les voitures garées le long du trottoir. Elle voulait crier mais les
sanglots la faisaient hoqueter.
Soudain, une voix…
qu’elle ne connaissait pas. On la prenait par les épaules, on lui
disait de se calmer entre une exclamation horrifiée et des questions
pour savoir ce qui lui était arrivé. C’était un jeune homme. Il
avait 23 ans et était en retard pour son boulot. Heureusement pour
Nancy car il y avait de fortes chances que sans cela, elle aurait
croisé Ruth sur le retour. Mais le jeune homme reconnut bientôt la
petite fille. Il la prit dans ses bras, la souleva, la porta jusqu’à
sa voiture en lui répétant que tout allait bien maintenant, qu’elle
n’avait plus rien à craindre.
Il l’enveloppa
dans son blouson, l’attacha et lui répéta que tout irait pour le
mieux. Il la conduisit à l’hôpital, précisant qu’il s’agissait
de la fillette disparue depuis des mois. On prévint ses parents et
les autorités qui se déplacèrent pour constater que Nancy était
bien Nancy et féliciter le jeune homme après s’être assuré
qu’il n’était pas un dangereux psychopathe qui aurait abusé de
la jeune fille durant tout ce temps. Et dans les quelques minutes qui
suivirent, une armada de flics investit le 1318, rue de l’acacia.
Ils trouvèrent Milton claqué au bas de son escalier, un couteau
dans le dos et Ruth, hystérique, à l’étage en train de préparer
ses valises. Lorsqu’on lui passa les bracelets, elle criait qu’ils
avaient recueilli le diable chez eux, une enfant adorable qui s’était
transformé en furie. Personne ne l’écoutait. On avait déjà
découvert le cagibi où vivait Nancy depuis quelques mois.
Neuf pour être
exact. Neuf longs mois pendant lesquels la communauté fouillait les
environs. Très tôt, ils espéraient retrouver une petite fille
transite de froid, en pleurs. Puis l’évidence de retrouver un
petit corps sans vie s’était faite plus claire.
Peut-être
avait-on retrouvé bien pire. Peut-être que la petite Nancy aurait
préféré mourir plutôt que de revivre son calvaire à chaque fois
qu’elle fermait les yeux ou à chaque fois qu’on l’approchait
ou à chaque fois qu’un bruit se faisait entendre. Peut-être que
la petite Nancy n’aurait pas voulu survivre, tout simplement pas
faite pour se renfermer sur elle-même, craintive, apeurée par le
moindre regard qu’on jetait sur elle.
Le calvaire de la
petite Nancy n’intéressa plus personne quelques semaines seulement
après qu’on l’a retrouvée. Nancy vivait dans son monde, elle
réapprenait à vivre – ou plutôt à survivre – tant bien que
mal et plus souvent en mal qu’en bien.
Une pancarte « à vendre » avait été plantée au milieu
du jardin du 1318, rue de l’acacia, après que des travaux ont été
accomplis. Une petite bicoque aussi plaisante ne pouvait rester sans
propriétaire.
iCouteau,
en argot.
iiTerme
militaire signifiant « Opération Spéciale ».
_____________________________________________________________________________________________
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire