samedi 15 octobre 2016

02 - 1976

Ruth et Milton ne sont pas de beaux pigeons. Ils sont juste des pigeons. Ils ont un physique ingrat à dire vrai mais les yeux pétillants et le sourire. On leur a évidemment caché que l’ancien propriétaire de cette baraque infernale avait massacré toute sa famille avant de se pendre dans son salon. Si on voulait vendre une maison, il valait mieux taire certaines choses. Malgré quelques travaux à faire – la maison avait pourtant était remise à neuf… étrange –, le couple semblait intéressé.
Pour eux, le coin était idéal. Pas très éloigné de la ville, proche de l’école… Ils adoraient les enfants mais ne pouvait en avoir eux-mêmes. Madame avait un truc de détraqué, en bas. Elle pouvait faire son affaire à monsieur et le recevoir mais la dosette de graines ne trouvait pas de refuge. Alors pour combler ce manque d’enfants, il leur arrivait de prendre sous leurs ailes, ceux dont personne ne souhaitait. Des durs à cuire, la plupart du temps. Des délinquants qui les forçaient souvent à déménager. Pas sûr que l’on accepte les têtes brûlées dans ce quartier mais tant pis, il fallait essayer. Et puis, ils n’avaient pas toujours eu affaire à de fortes têtes. Certains et certaines s’en étaient bien tirés, marchant aujourd’hui sur les traces de leurs parents adoptifs.
Oui, Ruth et Milton avait l’air très bien sous tous rapports et leur enthousiasme devant cette maison enchantait l’agent immobilier. Restait à savoir si le prêt serait accordé. Milton rassura l’agent et demanda à passer le lendemain au cabinet pour lui apporter tous les papiers en ordre afin de signer le contrat de vente.
Et le lendemain, l’agent signait un contrat qui renflouerait quelques peu, d’ici un mois ou deux, ses propres finances. Il avait refourgué la maison de l’horreur sans état d’âme, sans crainte ni remord. Tout le monde était content. L’agent passait pour un super-héros et l’année suivante, il retapissait le papier de son salon en se tirant une balle de fusil de chasse dans la tête, incapable de supporter la culpabilité qui le rongeait. Si seulement il n’avait pas vendu cette foutue baraque à ces gens !

Ruth et Milton exultaient devant les travaux à accomplir. C’était comme un puzzle à construire qui donnerait l’image parfaite d’une vie parfaite. Ils s’amusaient à repeindre, retapisser, arracher, refaire, à s’occuper de cette maison qui semblait revivre. Milton voulut couper l’acacia qui prônait devant. Mais Ruth le lui interdit. C’était si rare de voir un arbre comme celui-ci en ces lieux. Pourtant, un de leur voisin, le vieux Talbert (qui n’était plus très loin de la sortie le pauvre), se proposait pour aider à débiter cette satanée souche ; soi-disant qu’elle n’avait rien à faire ici, qu’elle n’apportait que malheur et destruction.
Le vieux couple ne serait plus ici que l’arbre continuerait à pousser, creusant le sol, enfouissant profondément ses racines pernicieuses sous les fondations.
Pour l’heure, Ruth et Milton s’apprêtaient à accueillir leur premier pensionnaire. Il ne venait pas de l’orphelinat. Ce n’était même pas « il », mais « elle ». Trouvée sur le chemin la menant chez elle, dans un laps de temps infime où personne ne la croiserait, ne la verrait ni ne l’entendrait crier.
Bâillonnée, ficelée, enfermée dans le coffre du couple Milton/Ruth, la fillette pleurait. La voiture roulait tranquillement. Ses ravisseurs étaient sereins. Ils savaient ce qu’ils faisaient. Ils rentraient le véhicule dans le garage, refermaient la porte alors que le colis tapait aussi fort qu’il le pouvait dans la malle. La fillette s’arrêta net quand le coffre s’ouvrit et ce fut un premier coup de poing qui l’assomma. Comme un sac de ciment, elle fut emmenée dans une pièce à côté et on attendit qu’elle se réveille.
Ruth et Milton mangèrent des céréales, assis dans des fauteuils, la petite encordée sur une chaise.
– Comment elle s’appelle ? demanda Milton.
– Nancy, répondit Ruth. C’est du moins ce qui est écrit sur son carnet de correspondance. Mais tu sais avec ces fous, qui sait s’ils n’ont pas écrit un faux nom…
Milton grogna, confirmant son accord avec sa femme.
Nancy se réveilla lentement, un coquard au-dessus de l’œil droit. Il lui faisait mal mais pas autant que son crâne dans lequel au moins mille lutins jouaient au bowling. C’était ce que lui disait son père quand il avait mal à la tête. Elle aimait bien quand il disait ce genre de choses. Pour le moment, son père travaillait. Il tenait une boutique de presse en ville. Il ne se doutait pas un instant que sa fille n’était pas rentrée à la maison. Nancy jeta un œil à la pendule, machinalement. Cinq minutes de retard. Pas assez pour que sa mère s’inquiète et prévienne son père et la police. Encore cinq minutes, peut-être dix, et tout s’emballerait. Les amis, les voisins, les autorités, tout le monde mettrait la ville sans dessus dessous pour la retrouver. Et ces vieux croutons paieraient cher.
Tout se déroula comme la petite Nancy l’avait prévu. Sauf pour la grande dérouillée. Les habitants se présentèrent spontanément pour assister les recherches de la petite Nancy. Forêts, étangs, lacs, champs, chaque endroit où un enfant pouvait se perdre était passé au peigne fin. On avait interrogé toutes les personnes résidents sur le trajet de la petite Nancy. On n’avait rien vu, rien entendu. Les recherches ne donnaient rien. Jour après jour, le désespoir gagnait la famille de la fillette. Et jour après jour, ils tenaient bon, notamment grâce à un couple de gentils vieux qui se levaient aux aurores pour reprendre les recherches. Ils s’octroyaient une pause entre midi et deux, puis reprenaient la route pour n’arrêter que le soir, tard, quand la nuit tombait. Toujours le même rituel, toujours les mêmes mots rassurants pour la famille de Nancy.
– Comment s’appellent-ils déjà ? demanda le père de Nancy un soir en voyant le couple repartir.
– Ruth et Milton, répondit sa femme.
– Faudra les inviter un jour. Pour les remercier de ce qu’ils font.
– Attendons que Nancy revienne.

Évidemment, Nancy ne revenait pas.
Libérée de ses liens et de son bâillon, elle prit résidence dans un petit placard, construit spécialement pour elle, même si au départ, ni Ruth ni Milton ne savaient qu’il serait pour elle. De la laine de verre dans les parois du petit résidus, juste tenue par des tasseaux, servait d’isolant et c’était une galère pour Nancy qui n’arrêtait pas de se gratter, parfois jusqu’au sang. Le sol, c’était un bout de lino moisi. Il n’y avait que la porte de robuste. Une plaque de fer entre deux plaques et trois verrous dont un assez haut pour que Nancy ne puisse l’atteindre. Elle ne pensait pas que les murs soient aussi solides que la porte mais à moins de s’arracher les ongles, elle ne voyait pas comment creuser les parois. Elle n’avait rien avec elle, mis à part une poupée de chiffon pourrie, véritable nid d’elle ne savait quelles horreurs venant lui tenir compagnie durant ses nuits froides.
Au bout de deux jours déjà, passés à pleurer toutes les larmes de son corps, Nancy ne ressemblait plus qu’à une clocharde en miniature. Elle vivait dans la poussière qui se collait à elle. Elle n’avait le droit de se doucher qu’une fois par semaine et en présence de monsieur, qui surveillait la toilette dans ces moindres détails.
Ce que Nancy aimait le moins était le séchage. Elle n’avait pas le droit de tenir la serviette. C’était l’homme qui le faisait, qui prenait son temps à éponger chaque goutte, sur chaque recoin de sa peau, dans chaque pli. Et ça, c’était uniquement pour les premières douches. Très vite, elle n’avait plus le droit de toucher au savon. Elle devait se laisser faire. Ça pouvait durer parfois une heure. Ça devint très vite un supplice. La fillette aurait préféré rester dans la crasse, puer la pisse et la merde s’il le fallait plutôt que de sentir ces doigts s’éterniser sur elle. Ça la dégoûtait. Elle se dégoûtait.
Il fallait aussi retrouver le couple dans leur chambre, régulièrement. Fallait jouer. Avec madame. Avec monsieur. D’abord apeurée, ce fut l’écœurement qui la gagna peu à peu à cause des pratiques étranges de ces kidnappeurs ; mais Nancy préférait obéir plutôt que de recevoir une correction. Elle devait se mettre nue, s’allonger sur le lit et apprendre ce que lui enseignaient l’homme et la femme. Elle n’en tirait aucun plaisir évidemment, ne sachant pas réellement ce qui se passait alors. Les doigts couraient sur elle, entre ses jambes et elle ne comprenait pas.
Certains soirs, la porte de son placard s’ouvrait à la volée pour laisser parler le martinet.
Au début de sa captivité, elle se mettait à hurler, comme ça, sans raison véritable hormis pour mettre à rude épreuve les nerfs de ses ravisseurs. En retour, ça cognait, ça frappait, ça cinglait. Alors elle se tut, attendant que le sommeil la gagne, recroquevillée sur son bout de drap déchiré, humide et poisseux. Mais son silence ne satisfaisait pas. Il fallait que ça cogne, que ça frappe, que ça cingle.
Et c’était comme cela des jours durant. Elle avait perdu toute notion du temps. Jeter un coup d’œil à la pendule de la cuisine à chaque fois qu’elle mettait le nez hors de sa boîte ne l’aidait guère. Il n’y avait que des heures, des minutes et des secondes là-dessus ! Pas une date ! Pas un calendrier, pas un journal, nulle part. Elle ne savait plus le jour qu’on était, pas même le mois. Se pouvait-il qu’elle ait passé un an dans sa prison ? Toujours est-il qu’elle devait monter dans la chambre, encore et encore. Que les doigts devaient la tripoter et parfois lui faire mal quand on la pinçait. Il lui arrivait même d’être mordue.
Les moments de répits n’existaient pas pour Nancy. Si elle ne faisait pas le ménage (mais loin des fenêtres car il ne fallait pas que l’on voit une souillon faire les carreaux), elle restait enfermée dans sa prison ou alors elle faisait des devoirs.
C’était madame qui dispensait les cours où elle apprenait par cœur à quel point le monde était cupide, méchant et voué à l’enfer. La femme lui racontait alors le regard malsain que la caissière avait posé sur elle, à l’épicerie. Oh, elle était souriante cette petite et très avenante mais on ne la faisait pas à Ruth (elle parlait d’elle à la troisième personne) ! Ruth avait vu en elle. Elle avait vu le Diable en elle !
Et sans cesse, la maîtresse rappelait que personne ne se souciait de Nancy, de savoir ce qu’elle était devenue. Elle aurait pu finir dans un fossé, à ramper dans la merde et la boue. Ruth et Milton étaient donc des Dieux ou au moins des sauveurs. Et à Nancy d’apprendre la leçon et de la répéter dix fois chaque matin, chaque midi et chaque soir.
Vint le jour où l’homme décida d’aller contre toutes les règles. Il emmena Nancy dans sa chambre. Si au début tout se passait comme d’ordinaire, très vite le ton changea. L’homme devint une bête, les yeux exorbités, le sourire peu rassurant. Il se pencha sur Nancy et lui fit mal, la fit saigner. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait, ce qu’il faisait avec elle, ce qu’il faisait en elle. Ses pleures ne l’arrêtèrent pas, bien au contraire, il semblait en être heureux et satisfait. Il eut la décence de ne pas baver en elle. Il se retira juste avant pour savourer ce moment en fermant les yeux.
Plus tard, Nancy entendra madame se disputer avec monsieur, lui reprochant sa faiblesse. Elle parlait de Dieu qui ne lui pardonnerait pas ce qu’il avait fait. Dieu pouvait donc pardonner tout ce qu’elle avait subi jusque-là ? Nancy sentit la colère monter en elle. Si elle était encore en vie, c’était juste parce qu’elle se raccrochait à l’idée que celui dont on lui parlait tant depuis ses 5 ans viendrait à son secours. Elle ne pouvait plus compter que sur elle-même alors ?

Un soir, à table, Nancy piqua une crise. Redoutable comédienne, elle avait mis ce qu’il fallait pour recevoir une correction digne de ce nom. C’était impératif dans son plan d’action. Fallait que ça éclate, fallait que ça vole, fallait que ça foute un bordel pas possible.
Et quoi de mieux que des brocolis pour lancer l’assaut ? C’est dégueulasse le brocoli ! Et Nancy le fit savoir pour ramasser une première tarte. Puis elle gueula sur l’homme pour en recevoir une plus forte, la projetant à terre. Nancy cherchait à s’accrocher à la nappe qui envoya à son tour les victuailles sur le carrelage. Une pluie de gifles, des hurlements, un coup de pied de madame, monsieur tira les cheveux si fort qu’elle décolla de terre, le cuir chevelu à la limite de la rupture, on la poussa contre le mur, on ouvrit le cagibi exiguë et on l’envoya s’éclater contre le bois avant de l’enfermer, peut-être à jamais, afin qu’elle comprenne que son comportement était indigne envers ces gens si gentils avec elle.
Elle avait mal. Ses larmes n’étaient pas de la comédie. Elle devait avoir au moins trois hématomes qu’elle sentait et peut-être le double avec ceux qui se réveilleraient à retardement dans quelques heures.
Elle saignait aussi. Du nez. Une douleur aux côtes. Pourvu qu’elle n’en ait pas de cassées ! Mais tout cela valait le coup.
Dans l’autre monde, fait de lumière, d’horreurs et d’assiettes cassées, il manquait un couteau. Il coupait bien. Très bien même. Et il avait la lame pointue. Énervée par le caractère incongru de cette sale gamine, Ruth ne remarqua pas qu’un schlassi manquait à l’appel.

Nancy resta deux jours complets dans son placard. Elle n’en eut pas l’impression vu qu’elle avait perdu le fil du temps depuis longtemps maintenant. C’était la régularité des repas qui la maintenait un minimum à flot et encore, elle sentait que les vieux mangeaient quand ils avaient le temps. En tout cas la porte s’ouvrait parfois, sans un mot, pas même un reproche. On lui jetait son repas. Des brocolis. Pas grave, elle aimait ça. Le brocoli était dégueulasse uniquement quand il fallait faire péter un câble aux aliénés. Et puis c’était quand même grâce à eux qu’elle allait mettre en œuvre son plan d’évasion. Allait-il aboutir ou non ? C’était une autre question, une autre histoire. Elle espérait que ça aboutisse à quelque chose de positif mais restait lucide et savait qu’il y avait peu de chance que ça aille au bout. Seulement, elle ne pouvait pas ne pas tenter sa chance.
Son petit coup de gueule lui valut quelques temps sans voir quiconque. Elle pouvait se reposer et préparer son O.S.ii. Ce n’était pas un mal. Ça faisait si longtemps qu’elle était ici que quelques heures de plus, quelques jours de plus ne faisaient rien. Elle prenait son mal en patience, s’entraînant à planquer son couteau sous sa robe et à le sortir rapidement, vif comme l’éclair. Elle s’imaginait même le planter dans la mégère ou l’enfoiré. À son âge, elle devrait encore jouer à la poupée dans sa chambre. Or, elle s’entrainait à poignarder des gens. Devait-on la blâmer pour cela ?
Un quelque quand, la porte s’ouvrit. C’était lui. Seul. Seul avec son large sourire qui disait que l’autre était partie on ne savait où. C’était le moment pour Nancy. Le moment de rattraper tout ce temps perdu et elle sentait à quel point il en avait envie. Il lui pelotait déjà les fesses dans les escaliers. Elle se retenait pour ne pas hurler ou le frapper, ce qui lui vaudrait sûrement quelques coups et un séjour de plus dans le placard sombre et puant. Elle avait une opportunité et il ne fallait pas la laisser passer. Alors la main qui s’immisçait sous sa robe avait une autorisation spéciale et si tout se passait bien, ça serait la dernière.
Une fois entrée dans la chambre, Nancy fit quelque chose qui étonna monsieur. Elle le poussa sur le lit et vint s’assoir sur lui. Il n’y avait que les cowgirls pour faire ça. Et la petite avait pris de l’assurance. Elle allumait le vieux du haut de ses 9 ans ! La seconde phase de son plan fonctionnait. Alors elle continua. Elle se mit à danser sur les hanches de monsieur. Elle sentait que ça ne le laissait pas indifférent. Lorsqu’il ferma les yeux en penchant la tête vers l’arrière, elle en profita. Elle eut peur que la poigne refermée sur ses cuisses l’empêche d’agir pleinement mais en réalité, c’était parfait puisqu’elle put rester en équilibre, bien campée sur lui. Elle prit son couteau comme elle s’y était entrainée ces derniers temps et dans un hurlement d’encouragement et de fureur absolue, elle le planta dans la poitrine de son ravisseur. Manu-militari, il la poussa et l’envoya contre le radiateur en fonte. Lui aussi hurlait. De douleur. À moitié sonnée, Nancy l’observait. Elle ne devait pas perdre connaissance sans quoi, elle risquait de ne plus jamais rouvrir les yeux.
L’homme regardait Nancy, furieux, puis tournait les yeux sur le couteau enfoncé jusqu’au manche dans la poitrine. Ça saignait mais pas autant que lorsque le vieux retira la lame doucement. Ça se mit alors à pisser le sang. Il était en rage et, à genoux, il avança vers Nancy, couteau en avant. La petite fille hurla de terreur. S’en était finit d’elle. Elle n’avait pas pensé qu’il aurait assez de force pour se jeter sur elle. En fait, elle avait imaginé qu’il serait raide mort du premier coup.
Foutue imagination !
Elle put tout de même se glisser sur le côté, se faufiler à quatre pattes. Monsieur perdait beaucoup de sang et son cerveau commençait à déconner ; si on admettait que tout ce qu’il avait fait jusqu’à présent provenait d’un cerveau en bon état de fonctionnement. Quoi qu’il en soit, il ne vit pas ou ne fit pas gaffe au tapis. Son pied se prit dedans et il bascula en avant pour s’écraser, tête la première sur le plancher. Il lâcha son couteau qui glissa vers Nancy. Encore quelque peu étourdie, elle s’en empara et le planta cette fois-ci un peu en dessous de l’épaule droite de l’antiquité. Il hurla de nouveau, cherchant à retirer le couteau. Il ne pouvait l’atteindre. S’il jurait mille tourments pour la gamine, il redoubla d’effort en l’insultant. Des mots qu’elle ne comprit pas pour la plupart. Des mots dont elle se foutait.
Elle pleurait. Certainement pas de peine. Elle comprenait juste qu’à part quelques petites erreurs dues à son imagination débordante d’incroyables improbabilités, elle s’en était bien tirée. La sortie était proche. Le calvaire allait prendre fin.
Encore fallait-il sortir d’ici.
Elle courut et en bas de l’escalier, elle pensa que c’était un miracle qu’elle ne soit pas rompu le cou. Derrière elle, le vieux titubait. Il eut moins de chance avec les marches. La première le trahit et il roula en bas. Le couteau s’enfonça un peu plus dans un poumon déjà bien entamé. Il ne bougeait plus, complètement désarticulé, le souffle irrégulier.
Nancy ne vit pas cela. Elle avait déjà ouvert la porte et courrait dans la rue. Elle était aveuglé à la fois par les larmes et le soleil qui lui grillait les yeux. Elle ne voyait pas où elle allait. Elle cognait les voitures garées le long du trottoir. Elle voulait crier mais les sanglots la faisaient hoqueter.
Soudain, une voix… qu’elle ne connaissait pas. On la prenait par les épaules, on lui disait de se calmer entre une exclamation horrifiée et des questions pour savoir ce qui lui était arrivé. C’était un jeune homme. Il avait 23 ans et était en retard pour son boulot. Heureusement pour Nancy car il y avait de fortes chances que sans cela, elle aurait croisé Ruth sur le retour. Mais le jeune homme reconnut bientôt la petite fille. Il la prit dans ses bras, la souleva, la porta jusqu’à sa voiture en lui répétant que tout allait bien maintenant, qu’elle n’avait plus rien à craindre.
Il l’enveloppa dans son blouson, l’attacha et lui répéta que tout irait pour le mieux. Il la conduisit à l’hôpital, précisant qu’il s’agissait de la fillette disparue depuis des mois. On prévint ses parents et les autorités qui se déplacèrent pour constater que Nancy était bien Nancy et féliciter le jeune homme après s’être assuré qu’il n’était pas un dangereux psychopathe qui aurait abusé de la jeune fille durant tout ce temps. Et dans les quelques minutes qui suivirent, une armada de flics investit le 1318, rue de l’acacia. Ils trouvèrent Milton claqué au bas de son escalier, un couteau dans le dos et Ruth, hystérique, à l’étage en train de préparer ses valises. Lorsqu’on lui passa les bracelets, elle criait qu’ils avaient recueilli le diable chez eux, une enfant adorable qui s’était transformé en furie. Personne ne l’écoutait. On avait déjà découvert le cagibi où vivait Nancy depuis quelques mois.
Neuf pour être exact. Neuf longs mois pendant lesquels la communauté fouillait les environs. Très tôt, ils espéraient retrouver une petite fille transite de froid, en pleurs. Puis l’évidence de retrouver un petit corps sans vie s’était faite plus claire.
Peut-être avait-on retrouvé bien pire. Peut-être que la petite Nancy aurait préféré mourir plutôt que de revivre son calvaire à chaque fois qu’elle fermait les yeux ou à chaque fois qu’on l’approchait ou à chaque fois qu’un bruit se faisait entendre. Peut-être que la petite Nancy n’aurait pas voulu survivre, tout simplement pas faite pour se renfermer sur elle-même, craintive, apeurée par le moindre regard qu’on jetait sur elle.
Le calvaire de la petite Nancy n’intéressa plus personne quelques semaines seulement après qu’on l’a retrouvée. Nancy vivait dans son monde, elle réapprenait à vivre – ou plutôt à survivre – tant bien que mal et plus souvent en mal qu’en bien.
Une pancarte « à vendre » avait été plantée au milieu du jardin du 1318, rue de l’acacia, après que des travaux ont été accomplis. Une petite bicoque aussi plaisante ne pouvait rester sans propriétaire.

iCouteau, en argot.
iiTerme militaire signifiant « Opération Spéciale ».

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