Jennifer et Miles
formaient un jeune et joli couple. Dès qu’on les voyait, on
sentait, on savait que ces deux-là étaient fait l’un pour
l’autre. Jamais un mot plus haut que l’autre, jamais une dispute.
Aucun des deux n’avait ou ne prenait le dessus sur l’autre.
C’était l’osmose parfaite. Ils étaient très amoureux, ne
pouvait se passer l’un de l’autre et se tenaient toujours par la
main lorsqu’ils se promenaient dans la rue, sur la marché, au
square…
Plus tard, ils
seraient comme ces oiseaux dont l’un claquait peu de temps après
que l’autre rendait son tablier. Du moins… s’il y avait un plus
tard.
Parce que si le
couple jouissait d’une chance incroyable depuis leur coup de foudre
sur les bancs de l’université, il ne sut pas qu’en ce jour il
allait commettre la plus grosse connerie de sa vie. Tout sourire et
excités de pouvoir enfin signer le contrat de vente, leur attestant
qu’ils avaient accompli un autre rêve de leur vie, il leur restait
une étape à franchir : celle de fonder la famille de leur
rêve.
Bientôt, quand
leur chambre serait aménagée, un petit Miles Jr ou une petite Noemi
(oui, on ne reprenait jamais le prénom de sa maman ! Une
barrière de plus à franchir dans le combat pour l’égalité des
sexes – après quoi il faudrait trouver de quoi affubler le petit
prénom féminin parce que « Jr »… ça ne le faisait
pas !), gambaderait dans le jardin du 1318, rue de l’acacia.
Ils auraient pu habiter le 1316 ou le 1320 ou encore le 1319, juste
en face… Le sort s’acharnait. Il fallait qu’ils héritent de la
maison maudite. Et personne pour les prévenir. Surtout pas l’agent
immobilier. Il n’y était pour rien le pauvre. Nouveau venu. Et on
ne lui avait pas précisé tout ce qui s’était passé dans cette
demeure. Aurait-il vendu cette maison s’il avait été au courant ?
Rien de moins sûr. Quoi qu’il en soit, il s’en fichait pas mal.
C’était sa seule et unique vente dans le mois alors on le congédia
poliment, le satisfaisant tout de même d’une vente (réputé
impossible, mais ça aussi, on le tut).
Jennifer et Miles
fêtèrent leur nouvelle acquisition comme il se devait. Au
champagne, devant un repas de fortune sur une couverture au milieu du
salon encore vide. Un repas aux chandelles, en amoureux, dans le plus
pur bonheur qui soit. Dès le lendemain, ils videraient le
garde-meuble, qu’ils avaient loué avant de s’installer ici, pour
donner un peu plus de vie à cet endroit, pour lui donner une
personnalité, un côté unique.
Un frisson
parcourut Jennifer. Mais elle mit cela sur le dos du baiser
langoureux que lui offrait son compagnon. Jamais on ne pensait qu’une
maison choisissait ses occupants. C’était plutôt l’inverse.
Logique. Mais ici, entre ces murs, la logique était un concept
oublié depuis longtemps.
Ce furent des
journées de fous qui se succédèrent. Arracher le papier, en mettre
un autre, revernir les planchers, ramener les meubles, les placer,
les nettoyer, laver partout, aérer, faire disparaitre cette odeur
étrange…
– C’est le
refermé que tu sens, disait Miles.
– Non, il y a
autre chose, répondait Jennifer qui ne connaissait pas encore le
parfum brutal de la mort.
Épuisés, ils
mangeaient vite fait avant de s’effondrer dans le lit – première
chose qu’ils avaient installée. Et le lendemain, il fallait
recommencer. S’épuiser à installer, laver, à chasser l’odeur.
Ça ne dura qu’une semaine. Il n’en restait qu’une avant que
Miles ne reprenne le travail. En fait, il reprenait un poste
d’assistant de direction dans une usine du coin. Pour lui, c’était
un premier jour alors qu’il côtoyait le métier depuis sa sortie
de l’université. Tout était un nouveau jour, chaque jour. Ainsi,
pas de routine. Il découvrait sa femme à chaque matin et elle en
faisait autant. C’était pour ça que leur couple durait. Et c’est
ce qui dérangeait la maison.
Il leur arrivait
de ne pas être d’accord sur des sorties, des programmes télés,
des opinions quelles qu’elles soient mais jamais ils ne se
braquaient ou ne se mettaient en colère pour autant. Et ce jour-là,
Miles vit bien que Jennifer était contrariée.
– Qu’est-ce
qui ne va pas ? demanda-t-il, avec cette tendresse légendaire
dont il faisait preuve et un brin d’inquiétude.
– Cette couleur
ne me va pas, répondit Jennifer qui fixait la peinture sur le mur de
la cuisine.
– On l’a
pourtant choisie.
– Oui mais elle
ne me plait pas.
– Fallait le
dire avant de sortir du magasin…
– T’en a de
bonnes, toi ! Comme si on pouvait savoir qu’une couleur est
convenable en regardant un pot !
– On en a
longuement parlé, on savait que ça serait la bonne.
– Elle ne l’est
pas !
– Va falloir
retourner au magasin, prendre du décapant, passer des heures à tout
retirer pour tout refaire !
– On dirait que
ça t’emmerde !
– On a passé
des jours, à s’épuiser à faire ça !
– Et c’est
dégueulasse ! Faut qu’on recommence !
– Je bosse
maintenant ! J’ai pas envie de passer mes week end dans les
pots de peinture !
– Ah formidable,
tu bosses ! Ça veut dire que comme je ne bosse pas, je peux le
faire toute seule !
– Je n’ai pas
dit ça, c’est juste que je suis crevé quand arrive le week end et
que je n’ai pas envie de le passer à repeindre cette foutue
cuisine !
– Très bien,
dans ce cas, on oublie tout !
Jennifer se leva,
vida le reste de son assiette dans la poubelle et balança les
couverts dans l’évier. Miles était dégoûté. Il ne s’était
jamais énervé comme ce soir. Jennifer ne s’était jamais mise
dans un état pareil.
Il la rejoignit
dans leur chambre et se colla contre, la prenant dans ses bras. Il
s’excusa, ne sachant pas quoi dire, pas quoi penser, ne comprenant
même pas pourquoi il avait réagi comme ça. Elle non plus ne
comprenait pas ce qui lui avait pris. Toute cette histoire pour un
pot de peinture ! Ils en rirent et se réconcilièrent sur
l’oreiller.
La couleur des
murs de la cuisine changea. Encore une fois, Jennifer ne l’appréciait
pas mais elle ne dit rien. Elle prit sur elle, pour éviter tout
débordement, tout écart, toute dispute, toute colère, toute
situation dont monsieur pourrait profiter pour lui faire des
reproches.
Il n’y avait pas
que la peinture qui changea. Elle se sentait fatiguée et irritée.
Elle en parla à Miles qui l’écouta à peine. Ça se passait mal
au boulot. Il était stressé. Il faisait de son mieux mais ce
n’était jamais assez. Son supérieur avait toujours quelque chose
à redire. Chaque soir, Miles revenait déprimé et il angoissait de
devoir y retourner le lendemain. Les seuls moments de paix qu’il
s’accordait était ceux passés avec Jennifer, à regarder une
connerie à la télé.
C’était devenu
une routine, sans enthousiasme, sans lendemain, un de ces trucs qui
vous bouffe le cerveau, le ramollissant et faisant de vous un zombie.
Jennifer déprimait elle aussi de voir son compagnon si malheureux et
si distant. Un cercle vicieux, une tourmente qu’ils ne pouvaient
contrôler et dont ils ne sortiraient pas de sitôt.
Un soir, la maison
leur donna une distraction supplémentaire. Ils virent le truc filer
devant eux et se réfugier derrière la meuble-télé. Jennifer
sursauta et poussa un cri si perçant que Miles crut en perdre une
oreille. Il ragea contre elle, une fois de plus, et entreprit de
déplacer le meuble. C’était un rat, gros comme le bras. Il eut un
mouvement de recule alors que la bestiole poussait un cri et détalait
dans la direction opposée
Jennifer se mit à
lui jeter dessus tout ce qui lui passait entre les mains. Verres
pleins ou vides, ça ne faisait aucune différence. Bibelot,
assiettes, programme télé et autres bouquins, tout volait.
– MAIS ARRÊTE !
hurlait Miles. PAS LA PEINE DE JETER N’IMPORTE QUOI !
L’hystérie de
Jennifer passée, il chercha un balai. Allez savoir pourquoi on pense
à un balai en priorité pour chasser le rat. C’était loin d’être
aussi pratique qu’un hachoir, loin d’être aussi maniable. Le
souci était qu’ils ne savaient pas où se planquait l’immonde
saleté. Et Jennifer était plus un boulet qu’une aide. Elle
s’était accrochée aux épaules de Miles et il se retenait de ne
pas l’envoyer paître. Si au moins elle prenait quelque chose pour
traquer le rat elle aussi…
Il gambadait sur
le living, bientôt pourchassé par le balai qui vida les babioles et
autres ramasse-poussières. Le salon devint très rapidement un champ
de bataille où chaque coup de balai causait plus de dégâts à la
décoration qu’à l’indésirable. Jennifer hurlait dans les
oreilles de Miles à chaque fois qu’elle voyait le monstre à
quatre pattes filer à travers la maison. Et à chaque fois, il
gueulait, plaquant une main à son oreille. Il finit par l’envoyer
dans leur chambre, restant seul pour terminer la traque. Et ce
n’était pas un… mais deux rats qu’il devait courser.
Jennifer pointait
le bout de son nez, elle aussi, régulièrement, pour savoir s’il
en était venu à bout, ce qui exaspérait Miles.
À la fin, il ne
lui répondait même plus.
La chasse dura une
bonne partie de la nuit. Miles avait troqué le balai contre une
faucille trouvée dans le garage. La fatigue aidant, il ronchonnait
tout seul devant ces invités qui devaient bien se marrer. Puis il
était en rage avant d’abandonner la poursuite.
Jennifer ne
voulait rien savoir.
– Je ne pourrai
pas dormir en sachant que ces bêtes peuvent monter l’escalier !
disait-elle.
– Et bien dans
ce cas, vas-y, puisque tu es si maline ! rétorquait Miles. Moi,
j’en peux plus, dans cinq heures, je dois être debout !
Et il se tourna de
son côté, s’enfouit sous ses couvertures et donna un coup
d’épaule lorsque Jennifer se pencha sur lui pour s’excuser.
Bonne nuit…
Au matin, Miles
s’était éclipsé sans un au revoir, sans un baiser. Jennifer
aimait pourtant qu’il la réveille doucement pour lui souhaiter une
bonne journée. Elle se leva et prit toutes les précautions pour
éviter de croiser les deux occupants supplémentaires de la veille.
Les larmes aux
yeux, elle appela un dératiseur et eut du mal à avaler son petit
déjeuner. Elle prit une douche toujours en surveillant le moindre
recoin et toujours les larmes aux yeux.
Le dératiseur
débarqua deux heures après. Il lui expliqua que c’était la
première fois qu’il venait dans le quartier. Autrement dit,
personne n’avait de rats chez lui, hormis Miles et Jennifer. Ils
n’avaient pourtant rien fait pour attirer les nuisibles. C’était
comme s’ils étaient sortis de nulle part.
Jennifer suivait
le dératiseur partout, écoutant ses anecdotes les plus incroyables
(elle le soupçonnait d’en rajouter des couches pour faire plus
sensationnel) et se méfiant du moindre recoin sombre pouvant abriter
ces choses qu’elle exécrait. C’était à peine si elle écoutait
l’exterminateur. Il resta près de deux heures à fouiller la
maison de fond en comble sans rien trouver. Il posa des pièges, des
coupelles avec du poison à l’intérieur, tout ce qu’il fallait
pour lui permettre de revenir et facturer son déplacement.
Sur la table de la
cuisine, il signa le contrat d’intervention. Et, attiré par la
jupe courte de sa cliente, il risqua une main sur la peau nue qui
s’offrait à lui. Jennifer sursauta et gifla l’homme qui en fut
surpris. Il ne s’excusa pas. Il ne comprenait pas pourquoi cette
réaction. Lorsque Jennifer, furieuse, le menaça de porter plainte
s’il osait remettre les pieds chez elle, il demanda pourquoi il
fallait en venir à ces extrêmes.
– Mais enfin, je
ne comprends pas… Je n’ai rien trouvé, d’accord et si vous
voulez, je vous laisse les pièges gratuitement…
C’était au tour
de Jennifer de ne rien comprendre. Etait-ce un bon comédien ou se
foutait-il d’elle ?
– Ne me prenez
pas pour une débile !
– Je ne vois pas
de quoi vous parlez, madame, je vous assure.
– Vous venez de
me toucher !
Le dératiseur la
fixait, l’air hagard. Il ne plaisantait pas : il ne comprenait
pas ce dont parler Jennifer. Si elle n’était pas aussi fatiguée
et aussi perdue depuis quelques mois, elle l’aurait flanqué à la
porte sans hésitation. Mais aujourd’hui, elle doutait. L’avait-il
touché ou non ? Avait-elle rêvé ? Comme elle avait rêvé
les rats courant partout dans la maison ? Non, Miles les avait
vus lui aussi. Il avait même passé une bonne partie de la nuit à
ruiner la maison à coup de balai, de marteau et de faucille !
Le dératiseur
ramassait ses affaires à la hâte en maugréant :
– Je n’ai
jamais été aussi humilié de la sorte ! Gardez les pièges et
le poison, étouffez-vous avec !
Et il partit en
claquant la porte. Jennifer voulut s’excuser mais les sanglots l’en
empêchèrent. Elle devenait folle. Elle imaginait des rats et
maintenant un harcèlement sexuel inexistant.
Le soir, lorsqu’il
rentra, Miles trouva le contrat d’intervention du dératiseur. Il
salua l’initiative de sa femme et la serra contre elle. C’était
plus d’émotion qu’elle ne put en supporter et elle fondit en
larmes. Elle retrouvait Miles, son Miles, doux, compréhensif,
attentionné, présent et en même temps, elle comprenait enfin
qu’elle n’était pas folle, que les rats étaient vrais et que
cet homme l’avait bien touchée. Toute la journée passée à
tourner en rond dans la maison, à se demander si elle n’avait pas
des hallucinations. Quel soulagement !
– Qu’est-ce
que tu as encore ? demanda Miles durement.
Jennifer le
regarda et retrouva ce regard froid qu’il arborait depuis quelques
temps. Elle balbutia quelques mots incompréhensibles. Miles se moqua
d’elle, imitant un bègue, et les larmes reprirent de plus belle.
– Mais qu’est-ce
qui t’arrive bordel ? T’es toujours en train de chialer ou
d’avoir peur ! Ouh ! Un malheureux petit rat, comme j’ai
peur ! s’exclama-t-il, redoublant d’effort pour être le
plus méprisable possible. La couleur me plait pas ! J’aime
pas cette maison, j’ai peur, j’ai mal au cul !
Et il lança sa
sacoche dans la vitrine derrière lui. Nouvelle explosion de babiole
et de larmes. La gifle partit. Brutale, sèche, violente. Jennifer ne
bougea pas, terrorisée. C’était la première fois que Miles
portait la main sur elle. Elle n’en revenait pas et restait
tétanisée. Pas parce qu’une seconde gifle pouvait partir, elle
n’y pensait même pas, mais parce que la première était bien
partie, elle. Elle était comme une gamine découvrant les dures
réalités de la vie.
Miles, quant à
lui, ne semblait pas réagir face à son geste. C’était normal,
naturel. Une femme, c’était fait pour ça : recevoir des
claques sans raison. Sa main le brûlait. Chaque partie de sa peau
enregistrait les données sur l’effet que procurait une beigne. Ça
lui plaisait mais une partie de son cerveau lui disait qu’il ne
fallait pas abuser, qu’il fallait profiter de l’adrénaline que
ça procurait, attendre que son effet passe et trouver une autre
occasion pour recommencer. Alors, sans aucun autre mot (parce qu’il
n’y avait rien à dire en réalité), Mile grimpa à l’étage, se
coucha et passa une nuit plutôt bonne.
Jennifer était
totalement transparente. Il n’y avait plus de regards, plus de
ballade main dans la main, plus de rigolade, plus de tendresse, plus
d’affection, plus de complicité… Il n’y avait que colère et
gifles. Comment Miles avait-il pu changer à ce point ? Que se
passait-il à son travail pour qu’il ait autant changé ?
Jamais elle ne se dit que la maison y était pour quelque chose. Les
rats étaient revenus et avec eux, les cafards couraient après les
murs. Jennifer devenait folle et redoutait chaque soir où Miles
rentrait. Elle restait dans son coin, pour ne pas le provoquer. Elle
ne disait rien, ne demandait rien, pas même un moment privilégié.
Elle faisait attention à ne rien casser, maladroite qu’elle
était ; elle tenait la maison le plus propre possible ;
elle jaugeait chaque mot avant de le dire pour ne pas déclencher une
colère qui, de toute façon, serait injustifiée.
Bref ! Elle
vivait quotidiennement dans la peur de son mari, des rats ou de quoi
que ce soit qui n’allait pas dans cette maison. Chaque matin,
lorsqu’elle se levait, elle angoissait de sa future journée. Et
pas uniquement. Elle angoissait pour tout en fait. Le moindre bruit,
la moindre ombre à l’extérieur la faisait sursauter. Elle voulait
en parler à Miles mais… Faire passer la santé mentale de sa femme
avant cette maison serait un miracle.
Elle essaya de
sortir un peu, de voir du monde. Elle n’avait pas d’amis. Pas
ici, ils étaient tous à des centaines de kilomètres. Leur
téléphoner ? Oui, pourquoi pas… si seulement, la facture ne
lui valait pas une raclée. Leur écrire alors ? Elle aurait le
temps de crever d’ici à recevoir une réponse.
Elle n’avait pas
pris le temps de faire des rencontres. Elle pensait, elle
réfléchissait, à comment elle en était arrivée là ;
comment ils en étaient arrivés là. Comment son couple, si
parfait (ils le savaient, on ne cessait de leur dire), avait-il
explosé ? Et pourquoi elle se sentait si bien, loin de cette
baraque ? Son cerveau semblait fonctionner à nouveau
normalement, tout se faisait clair : tout débuta quand ils
posèrent un pied dans la maison. À moins que ce ne soit au moment
de signer le contrat de vente ? Et si on remontait plus loin…
quand ils décidèrent de faire cette acquisition ? Quand ils
décidèrent de vivre ensemble ? Quand ils acceptèrent de
former ce couple si parfait ?
Elle ne se rendit
pas compte qu’elle arrivait en ville. Elle vit l’agence
immobilière de l’autre côté de la ville, celle qui gérait leur
dossier. Elle s’y rendit ; pour poser une question toute
simple.
– Est-ce qu’il
s’est passé quelque chose dans cette maison ?
On la regarda
étrangement. Elle était folle après tout, alors quoi de plus
naturel ? À moins que ce ne soit de la peur que Jennifer lisait
dans ces yeux. La jeune femme qui la reçut se précipita dans le
bureau du grand manitou. Il ne fit pas attendre sa cliente et
l’invita à le suivre. Ils s’isolèrent dans le bureau. Personne
ne devait savoir. Pourtant, tout le monde connaissait l’histoire de
cette maison qu’on refourguait de décennie en décennie. Pourquoi
se planquer ?
– La personne
qui vous a vendu la maison n’est plus parmi nous, malheureusement,
lui dit le directeur sans qu’elle lui pose la moindre question.
Et elle n’était
pas venue pour cela. Il s’en fichait. Mais alors qu’elle
n’attendait rien, cette question lui étant venue à l’esprit
sans raison, elle commençait à se dire qu’en fin de compte, elle
avait quelque chose à creuser.
– Pourquoi
dites-vous cela ? demanda-t-elle. Je ne viens pas pour cela !
– Vous venez
pour quoi alors ? Il y a un problème avec cette maison ?
questionna le directeur, nerveux.
Nouvel indice. Et
encore plus d’interrogations pour Jennifer qui se méfia.
– Si on peut
dire, hasarda-t-elle.
Nouvelle gêne. Le
type semblait s’enfoncer un peu plus sous son bureau à chaque
seconde.
– Il s’est
passé quelque chose dans cette maison, n’est-ce pas ? insista
Jennifer.
Elle qui se
croyait folle... c’était sûrement l’être le plus rationnel
ici.
– Pourquoi
pensez-vous qu’il se soit passé quelque chose ?
– Je ne me sens
pas bien là-bas, je ressens des choses.
– Et alors ?
Je ne peux rien faire pour vous !
– Vous pouvez
répondre à ma question !
– C’est une
maison comme une autre ! Que voulez-vous que je vous dise ?
Vous pouvez ne pas l’aimer, je n’y suis pour rien ! Mais vos
six mois sont passés, vous ne récupérerez pas votre caution.
– Je me fous de
la caution…
– Veuillez
m’excuser madame mais j’ai encore beaucoup de travail !
Jennifer n’insista
pas. C’était une habitude chez elle de baisser les bras. Elle se
leva et partit sans remercier (de quoi ?), sans saluer (pour
quoi ?). Elle rentra directement chez elle, non sans une boule
au ventre. Et quand elle posa un pied dans le hall, son angoisse la
reprit.
Le soir-même,
elle ne put s’empêcher de rompre le silence. Elle expliqua à
Miles ce qu’elle vivait, ce qu’elle ressentait, tout l’amour
qu’elle avait pour lui et son incompréhension devant ses
agissements. Il l’écouta, de la tendresse plein les yeux au fur et
à mesure que Jennifer parlait, conscient de ce qu’ils venaient de
vivre, de ce changement de comportement, du mal qu’il lui avait
fait et de la souffrance qu’elle éprouvait.
Puis le silence
s’installa de nouveau. Gênant, pesant.
Avant… avant
qu’ils ne s’approprient cette maison, ils pouvaient discuter de
tout, régler n’importe quel problème en discutant. Jamais un tel
silence ne s’étaient intercalé entre eux.
Jennifer retint
tant bien que mal ses larmes qui montaient à vitesse grand V. Elle
coupa un morceau de fromage dans son assiette, le piqua de son
couteau et le mit à la bouche.
L’attention de
Miles se transforma aussitôt en rage. Il détestait qu’elle fasse
cela. Jusqu’ici, il n’avait rien dit. Quoi qu’il n’en dit pas
plus ce soir-là. Il prit Jennifer par la tête, à l’arrière et
la frappa contre la table violemment. Le couteau se planta dans le
palet de la jeune femme. Elle se redressa, incapable de parler et
regarda son mari, les yeux exorbités, emplis d’incompréhension et
de larmes ; du sang coulant à flot de sa bouche, sur son
menton, inondant son t-shirt moulant et le manche du couteau
dépassant de sa bouche. Elle n’osait pas le toucher.
Miles, lui, riait.
Pas encore aux éclats mais le regard ahuri de sa femme l’amusait
au plus haut point. Il se leva, fouilla dans un tiroir derrière lui
et revint vers Jennifer dont les yeux s’écarquillèrent de plus
belle lorsqu’elle vit la lame.
En silence…
parce que tout ceci ne souffrait d’aucune discussion… Miles
trancha net la gorge de sa femme. La tête de celle-ci tomba
lourdement dans son assiette et le sang coula abondamment sur le sol.
Lorsqu’elle rendit son dernier souffle, Miles regarda le couteau
ensanglanté dans sa main. Il le lâcha avant de hurler en prenant
Jennifer dans ses bras, se maudissant pour ce qui lui était arrivé.
Lorsque la police
arriva, alertée par un voisin promenant son chien et effrayé par
les hurlements de Miles, ce dernier ne sut expliquer ce qui était
arrivé à sa femme. Quand plus tard l’enquête révèlera que ses
empreintes étaient sur l’arme du crime, il ne pourra y croire. Il
clamera éperdument son innocence. Il ira jusqu’à dire que c’était
la maison la responsable de sa folie. Il dira qu’il l’entendait
rire lorsque les flics l’avaient embarqué.
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