Le lendemain matin fut rude. Ses
cheveux tenaient tout seuls sur son crâne et il sentait quelque
chose lui tremper le dos. Il ne s’était pas encore assez bien
remis pour réfléchir à ce que ça pouvait être. Mais l’odeur
lui rappela quelques vagues souvenirs. Il se leva alors, lentement,
et comprit qu’il se vautrait dans son propre vomi. Amy était
levée. Une chance pour lui, elle l’aurait réveillé à coup de
pantoufles sur la tronche si elle avait dû dormir à côté d’un
sac à gerbe. Elle ne l’aurait pas supporté et l’aurait forcé à
nettoyer les draps et le parquet avec la langue.
Elle avait des réactions assez
excessives parfois, trouvait-il.
Il retira son t-shirt et mit ses
pantoufles. Il prit une douche pour retirer l’odeur, on peut le
dire, désagréable, et entreprit de défaire le lit, de rouler les
draps en boule pour les mettre dans la machine à laver, programme 8.
Linge peu sale était
indiqué sur le papier.
Ouais, peu sale, ça ira, se
dit-il.
Refaire le lit...
Plus tard ! Il devait
prendre son petit déjeuner avant. Il avait mis les draps dans la
machine, ce qu’il considérait comme un effort surhumain, en ayant
le ventre vide de café et de tartine au beurre.
Il descendit les marches qui le
menaient droit au salon. Il se demanda alors comment il avait fait
pour monter ces marches la veille au soir. Il ne s’en souvenait
même plus. Il traîna des pieds jusque dans le couloir qui séparait
le salon de la cuisine. Il s’arrêta net et fit demi tour. Il entra
de nouveau dans la pièce qu’il venait de quitter.
Thomas, le petit frère d’Amy
(petit d’un mètre quatre-vingt dix pour cent dix kilos de muscles
et deux grammes de graisse), était couché sur le canapé, en
position fœtale.
Armand s’approcha lentement et
le secoua tout aussi lentement pour ne pas le brusquer. Thomas était
très gentil et très serviable mais un jour, Armand – n’étant
pas au courant – avait voulu le réveiller en fanfare. Le résultat
fut qu’il dut être transporté à l’hôpital pour qu’on lui
recouse le nez. Alors il prenait ses précautions désormais : Thomas
avait horreur d’être surpris.
– Thomas, risqua-t-il.
L’ours brun grogna. Armand
retira vite sa main et recula d’un pas. Thomas ne bougea pas.
Armand se risqua de nouveau sur la bête endormie et le secoua à
peine plus fort cette fois-ci. De toute façon, il ne pouvait pas le
secouer plus, tellement il était lourd à bouger.
– Thomas. C’est Armand.
Réveille-toi !
– Putain ! Patty, tu as
vraiment une haleine de chiotte ! On dirait que tu as chié par la
bouche !
Patty était le chien de la mère
d’Amy. Et c’est vrai que Patty avait mauvaise haleine. Mais à
plus de quinze ans, c’était normal. Ce qui l’était moins, c’est
qu’Armand rappelle Patty à Thomas.
Il allait recommencer une
troisième fois quand l’ours brun ouvrit un œil subitement. Il
devait avoir réagi au fait que Patty, malgré sa sagesse, son âge
avancé et son intelligence, ne parlait pas et ne parlerait
probablement jamais. Quand il vit Armand, il fit la moue, du genre
dégoûté. De quoi ? D’avoir été réveillé ? De se retrouver
face à un poivrot ? Il devait y avoir un petit peu de l’un et
petit peu de l’autre.
– Merde Armand ! Tu as
encore déconné avec ma sœur ! Elle était folle de rage hier soir
quand elle m’a appelé !
Armand se dirigea vers la
cuisine.
– Je m’en doute !
Elle est où ?
– Chez papa. Maman avait une
soirée poésie.
– Et elle t’as dit quoi ?
– Ben un truc du genre :
« Ramène tes fesses, j’ai un sac à merde dans l’entrée,
il faut le monter dans sa chambre. » À quelques mots près.
– « Les mots près »
sont « sac à merde » ?
– Non ! Ça elle l’a
vraiment dit comme ça.
Thomas entra à son tour dans la
cuisine en se grattant le bas du dos. Il s’étirait et faisait
craquer ses os, ce qui avait le don de dégoûter Armand. Il se
demandait comment Thomas pouvait faire des bruits pareils sans avoir
à se baisser ensuite pour ramasser un bras, un doigt ou une jambe
disloquée.
– Tu as vraiment merdé
vieux ! lança Thomas.
– Qu’est-ce que tu veux dire
?
– Ben cette fois, elle a
décidé de rester chez papa un petit moment.
– Merde, moi qui voulait lui
offrir un dîner aux chandelles.
Armand se servit un café et
tendit la cafetière à Thomas. Celui-ci se remplit un bol et prit
une bonne part de brioche posée sur la table. Il l’engloutit en
deux temps, trois mouvements.
– Comment tu fais pour bouffer
autant et ne pas prendre un gramme ? demanda Armand.
– Comment tu fais pour te
torcher la gueule au point de ne plus pouvoir monter tes escaliers ?
Armand ne répondit pas. Il
savait que Thomas avait raison. Il risquait gros quand même. Il
risquait de perdre une femme formidable pour deux verres de bière.
Il en avait bu plus que ça. Il ne saurait dire combien mais après
tout, il s’en foutait, le résultat était le même. Amy s’était
barrée chez son père et elle n’avait pas l’intention de revenir
tout de suite. Alors il lui fallait agir. Et vite.
Il prit le téléphone et
composa le numéro de son beau-père. Par chance, c’est Amy qui
décrocha. Armand n’eut que le temps de dire Allo ?.
Thomas était assis à la table
et regardait Armand hocher la tête et essayer de dire quelque chose
entre deux hurlements de sa grande sœur. Il comprenait ce qu’elle
disait. Déjà parce que c’était le même discours à chaque fois,
mais surtout parce qu’elle hurlait tellement qu’il avait
l’impression qu’elle était juste à côté. Alors en gros, ça
donnait :
– Tu n’es qu’un
irresponsable ! Tu ne m’aimes pas ! Tu es un égoïste ! Et tu te
rends compte que je dérange mon frère pour qu’il te mette au lit
! Bla bla bla.
Une seule chose changea. Cette
fois, c’était une version longue avec une fin inédite. Il lui
semblait avoir entendu un truc du style :
– Je ne veux plus te
revoir jusqu’à la fin de ma vie !
Ou alors c’était une réplique
de l’épisode de Starsky et Hutch qu’il avait vu la veille
au soir. Il adorait revoir ces vieilles séries. Elles avaient plus
de panache et de sincérité que les séries d’aujourd’hui. Mises
à part quelques unes tout de même, tout n’était pas bon à
jeter.
Armand resta l’oreille collée
au combiné pendant un bon moment. Le bip répété de la ligne
coupée résonnait dans la cuisine. Thomas le regardait faire. Il se
leva au bout de quelques secondes, prit le téléphone et le
raccrocha. Il donna une tape sur l’épaule d’Armand (qui faillit
avoir la clavicule déboîtée avec la force qu’y avait mise son
beau frère) et reprit son petit déjeuner.
– T’inquiète, lui
dit-il. Elle reviendra. Donne-lui une petite semaine.
– Non... Non, c’est foutu
cette fois.
Armand ne quittait pas le
carrelage des yeux. Il avait envie de pleurer mais n’y parvenait
pas. Il avait envie de hurler mais n’y parvenait pas. Il resta là,
contemplatif, réalisant qu’il venait de perdre le seul être au
monde qu’il aimait par dessus tout. Malheureusement, tous les
pleurs, aussi sincères puissent-ils être, ne la ramèneraient pas.
Il lui fallait voir Harry et Clyde. Eux seuls pouvaient l’aider.
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