mardi 15 novembre 2016

I – Comme si on portait un casque à pointe avec la pointe tournée vers l’intérieur

Cela faisait quelques semaines maintenant que le couple d’Armand battait de l’aile. Il n’y avait encore eu aucune dispute mais il sentait bien que quelque chose clochait. Amy était plus distante que d’habitude. Elle ne lui disait rien mais ses yeux étaient remplis de reproches. Il comprenait sans vraiment comprendre. Il ne voulait pas se rendre à l’évidence. Pourtant, sans la tromper, il était moins présent à ses côtés. C’était peut-être ça qui la gênait.
Il entra dans le bar, son bar, comme il aimait à le dire, et il rejoignit la table. Celle qu’il prenait tout le temps avec ses potes Harry et Clyde.
Harry était informaticien et il portait une fine monture ronde qui lui valait le surnom très original d’Harry Potter ! Ça l’emmerdait qu’on le surnomme comme ça mais d’un autre côté, le petit sorcier n’était-il pas connu du monde entier ? Sa spécialité ? Pirater les terminaux de ses supérieurs pour trafiquer ses fiches de résultats. Il s’était fait piquer à un moment, ça ne durait jamais vraiment longtemps ses petites magouilles. Enfin, piquer était un bien grand mot. Il n’avait pas pu cacher les preuves mais il avait réussi à faire croire qu’un bug informatique avait trafiqué les banques de données. C’était vrai qu’une fois découvert, il avait dû balancer un virus de sa composition très rapidement sur le serveur de l’entreprise afin de pouvoir justifier son acte. Il n’avait eu que trente secondes devant lui pour balancer le ver. Il n’avait pas traîné et était fier de son petit patriot act personnel.
Clyde, lui, était cariste. Il était du genre à réfléchir un peu tardivement. Un jour, son patron était venu le réprimander alors qu’il était déjà remonté comme une pendule, sa femme l’ayant quitté parce qu’il buvait de la bière sur le nouveau canapé de cuir ! Alors il avait chargé son boss sur le trans-palette et l’avait laissé une heure à trois mètres au dessus du sol, dans un entrepôt. C’était l’équipe du matin qui l’avait retrouvé beuglant au milieu des caisses. Clyde n’avait pas attendu d’être viré, il était parti le jour même. Il avait même eu le soutien de quelques employés qui s’étaient plaints des comportements abusifs de leur cher et tendre Big Boss. Clyde finit par s’en tirer avec les honneurs et le patron avec une inspection du travail !
Armand se laissa tomber sur la banquette au fond du bar. Quand ils virent la tronche qu’il faisait, Harry et Clyde se regardèrent, inquiets.
– Ça ne va pas, vieux ? On dirait que tu as toute la misère du monde sur le dos, lui dit Harry.
J’ai passé combien de temps chez moi ces derniers mois ? demanda Armand.
Clyde et Harry se regardèrent de nouveau.
– Je ne sais pas. Mon agenda au bureau est bloqué ! Un connard de hacker a réussi à paralyser tout le serveur.
Armand regarda Harry. Son sourcil gauche s’était soulevé, comme s’il n’était pas étonné.
– Tu as encore balancé un virus ?
Harry haussa les épaules.
– Eh ! Ils ont failli me choper en train de copier le programme Apolon.
Apolon ? C’est quoi encore ce truc ? questionna Clyde pour qui l’informatique était aussi passionnante qu’un épisode de Derrick.
Un programme permettant les surveillances électroniques bancaires.
Tu veux t’en servir pour pirater les banques maintenant ? demanda Armand.
Pas à grande échelle mais quand tu veux sortir le soir et que tu n’as pas de thune sur toi, ça peut te dépanner !
T’es un malade Harry, tu le savais ça que tu étais un grand malade ?
Peut-être mais toi Armand, qu’est-ce qui fait que tu aies cette tête-là ce soir ? D’habitude tu te ramènes avec un verre à la main et là, tu te radines les mains dans les poches ! observa Harry.
C’est Amy ?
Clyde avait beau passer pour une brute, celui à qui, dans les bois, même s’il avait un panier de montres, on ne demandait pas l’heure, il avait le don de mettre le doigt sur les choses que le commun des mortels ne voyait pas.
– Je crois qu’elle me fait la gueule.
Pourquoi ? demanda Harry.
Crétin ! Ce n’est pas la question qu’il faut poser ! s’emporta Clyde. Le problème vient plutôt de lui, tu ne crois pas ?
Et pourquoi ça ?
Armand les regardait se chamailler mais savait au fond de lui que Clyde avait raison. La question ne concernait pas Amy mais lui. Il sortait souvent. Ou plutôt, il sortait souvent sans elle. Ils n’avaient pas d’enfant, qu’est-ce qui l’empêchait après tout de sortir boire un verre avec Amy, de l’emmener là où il s’amusait ? Peut-être qu’elle n’aimerait pas cela et qu’elle lui interdirait de faire ces soirées... Mais merde ! Il n’allait pas voir ailleurs, il n’allait pas prendre du bon temps avec les prostituées de la rue du Cheval Blanc ! Ça n’empêchait pas qu’elle était en colère en ce moment et qu’elle devait l’être parce qu’il passait son temps dehors, même si ce n’était que pour boire un verre et délirer avec ses potes.
Qu’est-ce que je dois faire d’après vous ?
Clyde te dirait sûrement de lui offrir un bon dîner aux chandelles et un bouquet de cinquante roses !
C’est toujours mieux qu’un bouquet de circuits imprimés ! rétorqua Clyde.
Armand sourit.
– Il n’a pas tort, dit-il.
Ouais ben désolé, mais je ne suis pas un romantique, moi, très cher ! dit Harry en prenant une gorgée de sa bière.
Je vais lui offrir un repas aux chandelles. Je crois que c’est une bonne idée.
En attendant, tu vas trinquer avec nous !
Clyde leva la main pour appeler le serveur. Il lui fit des signes avec les doigts. Une sorte de code. Le serveur le vit et acquiesça. Ils étaient connus par ici et un regard suffisait pour que les barmen comprennent ce qu’ils désiraient. Un soir, au tout début où il venait alors qu’il ne faisait pas partie des habitués de la maison, Armand avait demandé un Snake Byte. Le garçon l’avait regardé, gêné. Armand n’avait pas remarqué tout de suite qu’il n’avait rien compris à sa demande. Il n’y avait pas grand monde dans le bar ce soir-là, donc rien qui puisse entraver la compréhension du jeune petit gars. Armand avait dû expliquer comment faire, ce qu’il fallait mettre dans la potion magique. Le patron, occupé à trier sa menue monnaie derrière son comptoir, rigolait et dit à son employé qu’il savait ce dont il s’agissait et le rappela pour lui montrer la confection du breuvage. Quand il revint avec la fameuse boisson à base de cidre, de bière et de sirop de cassis, le jeune homme remercia Armand pour lui avoir appris quelque chose dans son métier. Armand lui dit qu’il était ravi de lui avoir rendu ce service mais ce n’était pas pour cela qu’il obtint une remise sur la note finale.
À la fin de la soirée, il y avait tellement de verres et de bouteilles sur la table qu’on ne la voyait plus. Armand, pas plus que ses acolytes, ne pouvait aligner deux mots correctement sans bégayer.
Ils s’étaient levés et semblaient danser sur place. Poser un pied devant l’autre était un véritable parcours du combattant. La rue qu’Armand devait remonter pour rejoindre son nid d’amour ne prenait pas plus de quinze minutes à traverser à pieds.
Il mit une bonne heure.
Il avait dû remplir tous les caniveaux qu’il trouvait. Pisse ou vomi, à tour de rôle. Pourtant il aurait dû être plus frais à chaque renvoi. Mais non !
Ce n’était rien, comparé à ce qui l’attendait chez lui. Amy était restée debout et patientait dans le fauteuil du salon. Sûr qu’elle avait voulu regarder un film sans y parvenir, énervée ou anxieuse en attendant son mari.
Sûr qu’elle avait voulu lire un livre quelconque ou une revue, sans y parvenir non plus, énervée ou anxieuse en attendant son mari.
Et quand Armand ouvrit la porte d’entrée – non sans s’y reprendre à trois fois – il se retrouva face à un dragon. Un de ceux que l’on voit dans ce dessin animé japonais, Les Chroniques de Lodoss. Le son de cloche qu’il entendit lui fit si mal aux oreilles et à la tête qu’il crut que cette dernière allait exploser et repeindre le couloir en rouge vif.
Puis plus rien, le néant, le trou noir.

_____________________________________________

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire