samedi 15 octobre 2016

05 - 1996

La poudre blanche se dissolvait parfaitement dans le soda. Pas d’altération de la couleur de ce dernier et apparemment, au goût, ça ne changeait rien. Le processus était long par contre, mais c’était le prix à payer. Et puis le résultat était garanti… du moins, devait-il l’être.
Il fallait remuer doucement et très peu ce breuvage infernal, pour que le gaz ne s’échappe pas. Une bouteille de prête… une de plus.

* * *

Quand Maya, 16 ans, entra de l’école, elle prit un verre et se servit un soda. Elle aimait sentir les bulles pétiller le long de sa gorge. Ça faisait du bien, surtout par cette chaleur. Elle grimpa ensuite pour s’enfermer dans sa chambre.
Au tour de son frère, Kyle, 19 ans, de rentrer et de se jeter sur la bouteille. Alors que sa sœur était plongée dans ses devoirs, lui, se plongea dans un univers plus violent où les méthodes de son héros était apparentées à celles des terroristes qu’il était censé dénoncer.
La mère, Shirley, était sûrement celle qui buvait le plus de cette boisson. Il lui fallait bien deux verres coup sur coup pour étancher sa soif.
Quant au père, Brandon, il ne buvait qu’un verre de temps en temps.
Seulement, ce qu’on ne savait pas, c’était que le sucre de ce soda était peut-être un poison pire que cette poudre blanche. Non seulement il neutralisait l’effet de la toxine mais il contaminait bien plus l’organisme et à petit feu de surcroit.

* * *

– Va falloir trouver autre chose, dit la voix.
Grave, gutturale, elle semblait savoir de quoi elle parlait. En tout cas, elle expliqua l’histoire de la neutralisation du cyanure par le sucre et donc son non effet. Si on était bon en histoire, on aurait su que c’était directement voué à l’échec. En effet, ce fut ainsi que les Russes avait attenté à la vie de Raspoutine en droguant gâteaux et alcool lors d’un repas. Les différents sucres en contact avec le poison auraient créé un composé non toxique éliminé naturellement par l’organisme. Il fallait donc trouver une autre utilisation n’altérant pas la toxine.
– Ou trouver d’autres moyens ! rectifia la voix.
– Ce qui serait plus amusant, en fait !
– J’aime cette mentalité !

* * *

– Pinky ! Pinky ! réclamait Shirley devant sa porte, en secouant un sac de croquettes.
Pinky, c’était le chat. Il passait son temps affalé sur le canapé en règle générale. Vérité qui ne valait que pour l’ancienne maison. Depuis qu’ils avaient emménagé, il n’avait pas mis une patte à l’intérieur. Lorsqu’il était obligé de s’approcher de cette demeure, il rampait, les oreilles pointées vers le sol, le regard méfiant. À chaque fois qu’il passait devant l’acacia, il crachait dessus avant de s’enfuir. L’étrange comportement du félin faisait rire la famille plus qu’il ne les inquiétait.
Quoi qu’il en soit, Pinky avait sûrement trouvé une gamelle quelque part pour se remplir la panse. Il venait de moins en moins. Shirley versa les croquettes dans l’auge et quand elle se retourna pour rentrer, Pinky sauta sur le toit de la voiture garée dans l’allée. Shirley sursauta. Elle était à fleur de peau ces derniers temps. Elle ne savait même pas pourquoi. C’était comme si elle sentait quelque chose. Comme si un évènement important allait survenir. Important ? Non, grave en fait. Grave à quel point, par contre ?
Shirley s’accroupit pour caresser son chat qui s’était approché de sa gamelle. Celui-ci siffla, cracha et lança sa patte, toutes griffes dehors.
Méchanceté qui ne lui ressemblait pas !
Il déguerpit à toutes pattes. Et Shirley cria en se mettant à sa poursuite. Si la griffure la brûlait, elle s’en fichait. Que son chat ait pu s’en prendre à elle ne lui traversa l’esprit que l’espace d’une seconde.
Un camion venait de tourner le coin de la rue. C’était pour ça que Shirley courrait après son chat. Pinky s’était assis sur le trottoir et attendait tranquillement. Attendait-il l’arrivée du camion ou de sa maîtresse ? Un peu des deux. Lorsque Shirley fut à hauteur, juste au moment où elle tendait la main vers le félin, il se jeta sur la route.
Le camion avait disparu. Ou plutôt, il n’existait plus.
Shirley poursuivit le chat et entendit un coup de patin, comme on dit. Les pneus fumèrent, hurlèrent, et le camion avala Shirley. Dans sa cabine, le chauffeur sentit les os craquer. C’était peut-être la tête qui venait d’exploser comme un ballon de baudruche. Il serra son volant très fort, debout sur les freins, et fixa un point loin devant lui. Les yeux exorbités, il ne bougea plus ; pas même lorsque les pompiers voulurent le faire sortir de son engin.
De l’autre côté de la rue, Pinky le chat se léchait la patte. Satisfait du travail accompli ? Rien de moins sûr. Il examina la scène quelques instants. Tout ce sang qui se répandait sur la chaussée !
Le corps de Shirley était passé en dessous de l’essieu avant. Elle avait une jambe et un bras qui dépassait mais le chat ne pouvait les voir : ils étaient de l’autre côté. Et c’était bien la tête que la roue avant droite avait broyée. Elle avait sauté tel un bouchon de champagne avant d’être rattrapée par le pneumatique.
Il commençait à il y avoir foule autour de la scène d’horreur et de multiples réactions : de l’horrifié qui ne pouvait soutenir cette vision mais qui regardait quand même à celui qui s’extasiait devant le réalisme des effets spéciaux.
Ni Kyle, ni Maya, ni Brandon n’assistèrent à la scène. On ne les prévint que tard, lorsque tout fut nettoyé. Au bout de quelques heures seulement, il ne restait que la sciure pour témoigner de la fin atroce de Shirley, ex résidente du 1318, rue de l’acacia.

* * *

– Comment a-t-elle pu se jeter sous un camion ?
– Un petit coup de pouce du destin, répondit la voix.
– Merci.
– C’est de l’encouragement. Si je peux aider, je le ferai mais tu dois te débrouiller maintenant.
– J’ai un plan. Il reste encore du cyanure. Mais cette fois, on va procéder autrement.
– « On » ?
– Oui, tu es avec moi maintenant, tu fais partie de moi.
Silence.

* * *

Ça faisait un mois que Shirley était passée sous un camion. La vie avait changé au 1318. Elle était devenue plus pesante, plus silencieuse, plus sombre. Comme si une chape de plomb s’était soudainement abattue sur chacune des pièces, chacun des membres de la famille. Brandon parlait peu à ses enfants et eux, lui rendaient bien la pareille. À chaque fois qu’ils sortaient de la maison, ils voyaient la tâche de sang depuis longtemps lavée sur la voie. Il n’y avait plus rien, plus de trace mais eux, la voyait. Même s’ils n’avaient jamais vu la scène d’horreur.
Margareth passait deux fois par semaine lorsque Shirley était encore debout. Elle faisait le ménage. Brandon accepta de la garder à son service. Alors Margareth venait, passait l’aspirateur, la serpillère, faisait la poussière et pas forcément dans cet ordre. Elle ouvrait le frigo aussi. Pour y faire quoi ? Le soda…
Deux à trois fois par semaine, Kyle faisait un parcours à vélo après être rentré de ses cours. Il partait avec une gourde pleine de boisson énergisante préparée par Margareth. De l’eau, de la poudre et roulez jeunesse !
Et ce soir-là, Kyle revint avec d’affreuses crampes à l’estomac. Le chemin du retour lui parut durer une éternité. Il eut la force de remettre son vélo dans le garage, et entra chez lui, hurlant, priant son père d’appeler un médecin. Il vomit sur un mur, puis dans l’escalier et sur la descente de lit de sa chambre. Il se tordait de douleur sur ses couvertures. Il avait même la diarrhée et se roulait dans sa merde, incapable de se sortir de là. Un vrai calvaire pour changer les draps. Son père se demandait même s’il ne valait pas mieux les brûler. De toute manière, alors que ce dernier pensait à une simple gastro-entérite, Kyle ne tarderait pas à se calmer… définitivement. D’abord pris de convulsions, il glissa lentement vers le coma avant de succomber à un arrêt cardiaque. Son père le retrouvait raide le lendemain matin.
Comme il s’agissait d’une mort suspecte (arrêt cardiaque à 19 ans !), une autopsie fut effectuée. Elle conclut à un simple arrêt cardiaque… à 19 ans.
Perdre deux membres de sa famille en l’espace de si peu de temps, ça avait de quoi bousiller n’importe qui. Et brandon n’eut pas assez de force. Il était directeur d’un supermarché et on lui donna le temps qu’il voulait pour se remettre de la tragédie qui le touchait. Seulement, cela n’eut pour effet que de l’isoler un peu plus. Au bout de quelques semaines, il côtoyait plus les bouteilles d’alcool que sa fille.
Maya restait enfermait dans sa chambre et ne sortait que pour aller en classe. Très souvent, elle séchait les cours. Elle se réfugiait on ne savait où avant de rentrer chez elle pour mettre les pieds sous la table, affronter le chagrin et le silence de son père et s’enfermer à nouveau dans sa chambre jusqu’au lendemain, pensant que c’était la meilleure solution pour survivre aux décès qui frappaient ce qui restait de la famille.
Lorsqu’elle passait devant la chambre de son frère, elle ne pouvait jeter un œil à l’intérieur. Elle avait peur de le voir, la suppliant de l’aider, comme elle l’avait vu la nuit de sa mort. Il bavait une substance verdâtre épaisse et étrange qui tombait perpétuellement sur son t-shirt. Les yeux injectés de sang de son frère l’effrayait. Elle ne savait pas si c’était ces yeux ou ce regard de chien perdu qui l’effrayait le plus.
Brandon, lui, restait seul à table de longues minutes. Il regardait le niveau de sa bouteille descendre. Le bourbon était affreux. Il en buvait tellement qu’il n’avait plus aucun goût à part celui de la défaite, de la détresse, de la mort.
Sa femme, son fils.
Il ne restait plus que sa fille. S’il avait eu les idées plus claires, il aurait sans doute remis en question les conclusions de l’autopsie. Il n’en était pas là. Il n’en était plus là. Il en était que sa bouteille contenait encore un verre. Un dernier. Après, il irait dans la cave et s’il ne se pendait pas après une poudre, il rallongerait son espérance de vie d’une bouteille avant de se reposer la question de ce qui serait le plus pratique pour en finir : une corde ou un coup de fusil ?

* * *

– Un de plus, disait la voix.
– Ils n’ont pas repéré le cyanure.
– Je t’ai bien dit que je t’aiderai. Cependant, rendons à César ce qui appartient à César : le diluer dans la boisson énergétique était une grande idée.
– Il a quand même dû s’apercevoir de quelque chose.
– On s’en fout, il ne peut plus rien dire.
– Je fais quoi maintenant ?
– Tu continues.
– Faut éviter le cyanure.
– Evidemment.
– Quoi alors ?
– Cherche ! Surprends-moi !

* * *

Margareth eut encore plus de boulot en revenant. Les tâches habituelles ne suffisant pas, elle dut s’occuper de Brandon qui touchait le fond. Il en était même au-delà. Elle le retrouvait toujours dans le fauteuil du salon, un ou deux cadavres de bouteille à ses pieds. Parfois, il restait la nuit entière dans son vomi.
L’odeur était insupportable au matin. Maya ne le supportait plus d’ailleurs. Jamais elle n’aurait imaginé le voir dans un tel état. Jamais elle n’aurait cru qu’il pouvait tomber si bas. Avant, quand Shirley était encore de ce monde, il était la force de cette famille. Tous se sentaient en sécurité à ce moment-là. Maintenant, ils n’étaient plus rien. À peine l’ombre d’eux-mêmes. Elle se souvenait encore du rayon de soleil qui les avait accueillis. Il traversait alors tout le salon et tombait exactement à l’endroit où son père cuvait. Pas de rayon de soleil aujourd’hui. Juste une épave.
Maya croisa Margareth, sans même lui adresser un regard ni la parole. La bonne à tout faire ne s’en offusqua pas. Elle avait mal pour cette petite qui se retrouvait sans repère. Intérieurement, elle lui promit de s’occuper de son père.

* * *

À travers la vitre sans tain, les inspecteurs Carter et Johnson la regardaient et elle le savait. Elle savait aussi que mille questions tournaient et retournaient dans leur tête. La première d’entre elles : pourquoi ? Pourquoi tant d’acharnement à faire disparaître toute une famille ?
Le pseudo suicide de Brandon…
Le père avait fait déborder le vase. C’était la troisième fois qu’ils se déplaçaient au 1318, rue de l’acacia pour ramasser un cadavre. La mère, d’abord, passée sous un camion.
Bête accident.
Le fils, ensuite.
Arrêt cardiaque. À 19 ans !
Le père maintenant, Brandon.
Suicide. Une balle dans la tête.
Seulement… en arrivant sur les lieux, Carter et Johnson furent aussitôt attirés par un détail. Un détail tout bête, comme l’accident de sa femme. Un détail improbable, comme la mort de son fils. Brandon tenait encore une bouteille à la main quand on le retrouva dans son fauteuil. Il était droitier. Comment aurait-il pu se tirer une balle de la main gauche ? Il aurait eu plus de chance de se rater, de finir défiguré à vie. Surtout que le légiste admit que l’orifice d’entrée était décalé vers l’arrière du crâne de quelques centimètres. On avait assassiné Brandon pendant qu’il cuvait sa dernière bouteille. Prouvant cela, les inspecteurs revinrent sur leurs suspicions au sujet de la mort de Kyle. Corps exhumés, nouvelles analyses, qui montrèrent un empoisonnement au cyanure depuis des mois.
Arrêt cardiaque à 19 ans ! Tu parles !
Ils ne purent rien prouver pour la mort de Shirley. Mais tout de même ! Une femme qui se jetait sous les roues d’un camion… il ne pouvait s’agir que d’un suicide et encore fallait-il se persuader que quelqu’un veuille finir d’une manière aussi atroce.
Deux meurtres sur les épaules, c’était déjà lourd. Les inspecteurs savaient qu’il valait mieux, dans certains cas, laisser les morts dormir en paix. Qu’aurait-il pu trouver de toute manière sur le corps de Shirley ? À part qu’elle avait eu la tête écrasée comme une vulgaire pastèque ?
Carter commença l’interrogatoire. Deux heures à parler seul dans la cage, à essayer d’obtenir le moindre renseignement et buter contre le mur. Comme Johnson jouait le rôle du mauvais flic, il prit la relève mais ses menaces ne changèrent rien. Lui aussi butait contre le mur du silence. Ils n’avaient pas besoin d’aveux, ils avaient tout : empreintes, ADN, résidus de cyanure retrouvés chez l’accusé, traces de poudre relevées sur les vêtements de l’accusé…
Non, en fait, ils voulaient savoir. Ils voulaient connaitre le pourquoi et ne pas attendre le procès.
Ils ressortirent de la salle sans savoir.

* * *

Maya aussi voulait savoir pourquoi. Pourquoi la voix l’avait si soudainement laissée tomber. Cette voix qui avait été si avenante, si précieuse. Pourquoi ne l’avait-elle prévenue pour la balle dans la tête ? Pourquoi ne pas lui avoir expliqué pour qu’elle rectifie le tir, si on osait parler ainsi ? Pourquoi ne pas lui avoir préconisé de porter des gants ?
Maya était au bord des larmes en repensant à ce ricanement lointain qu’elle avait entendu lorsque la voix se tut à jamais.

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