La poudre blanche
se dissolvait parfaitement dans le soda. Pas d’altération de la
couleur de ce dernier et apparemment, au goût, ça ne changeait
rien. Le processus était long par contre, mais c’était le prix à
payer. Et puis le résultat était garanti… du moins, devait-il
l’être.
Il fallait remuer
doucement et très peu ce breuvage infernal, pour que le gaz ne
s’échappe pas. Une bouteille de prête… une de plus.
* * *
Quand Maya, 16
ans, entra de l’école, elle prit un verre et se servit un soda.
Elle aimait sentir les bulles pétiller le long de sa gorge. Ça
faisait du bien, surtout par cette chaleur. Elle grimpa ensuite pour
s’enfermer dans sa chambre.
Au tour de son
frère, Kyle, 19 ans, de rentrer et de se jeter sur la bouteille.
Alors que sa sœur était plongée dans ses devoirs, lui, se plongea
dans un univers plus violent où les méthodes de son héros était
apparentées à celles des terroristes qu’il était censé
dénoncer.
La mère, Shirley,
était sûrement celle qui buvait le plus de cette boisson. Il lui
fallait bien deux verres coup sur coup pour étancher sa soif.
Quant au père,
Brandon, il ne buvait qu’un verre de temps en temps.
Seulement, ce
qu’on ne savait pas, c’était que le sucre de ce soda était
peut-être un poison pire que cette poudre blanche. Non seulement il
neutralisait l’effet de la toxine mais il contaminait bien plus
l’organisme et à petit feu de surcroit.
* * *
– Va falloir
trouver autre chose, dit la voix.
Grave, gutturale,
elle semblait savoir de quoi elle parlait. En tout cas, elle expliqua
l’histoire de la neutralisation du cyanure par le sucre et donc son
non effet. Si on était bon en histoire, on aurait su que
c’était directement voué à l’échec. En effet, ce fut ainsi
que les Russes avait attenté à la vie de Raspoutine en droguant
gâteaux et alcool lors d’un repas. Les différents sucres en
contact avec le poison auraient créé un composé non toxique
éliminé naturellement par l’organisme. Il fallait donc trouver
une autre utilisation n’altérant pas la toxine.
– Ou trouver
d’autres moyens ! rectifia la voix.
– Ce qui serait
plus amusant, en fait !
– J’aime cette
mentalité !
* * *
– Pinky !
Pinky ! réclamait Shirley devant sa porte, en secouant un sac
de croquettes.
Pinky, c’était
le chat. Il passait son temps affalé sur le canapé en règle
générale. Vérité qui ne valait que pour l’ancienne maison.
Depuis qu’ils avaient emménagé, il n’avait pas mis une patte à
l’intérieur. Lorsqu’il était obligé de s’approcher de cette
demeure, il rampait, les oreilles pointées vers le sol, le regard
méfiant. À chaque fois qu’il passait devant l’acacia, il
crachait dessus avant de s’enfuir. L’étrange comportement du
félin faisait rire la famille plus qu’il ne les inquiétait.
Quoi qu’il en
soit, Pinky avait sûrement trouvé une gamelle quelque part pour se
remplir la panse. Il venait de moins en moins. Shirley versa les
croquettes dans l’auge et quand elle se retourna pour rentrer,
Pinky sauta sur le toit de la voiture garée dans l’allée. Shirley
sursauta. Elle était à fleur de peau ces derniers temps. Elle ne
savait même pas pourquoi. C’était comme si elle sentait quelque
chose. Comme si un évènement important allait survenir. Important ?
Non, grave en fait. Grave à quel point, par contre ?
Shirley
s’accroupit pour caresser son chat qui s’était approché de sa
gamelle. Celui-ci siffla, cracha et lança sa patte, toutes griffes
dehors.
Méchanceté qui
ne lui ressemblait pas !
Il déguerpit à
toutes pattes. Et Shirley cria en se mettant à sa poursuite. Si la
griffure la brûlait, elle s’en fichait. Que son chat ait pu s’en
prendre à elle ne lui traversa l’esprit que l’espace d’une
seconde.
Un camion venait
de tourner le coin de la rue. C’était pour ça que Shirley
courrait après son chat. Pinky s’était assis sur le trottoir et
attendait tranquillement. Attendait-il l’arrivée du camion ou de
sa maîtresse ? Un peu des deux. Lorsque Shirley fut à hauteur,
juste au moment où elle tendait la main vers le félin, il se jeta
sur la route.
Le camion avait
disparu. Ou plutôt, il n’existait plus.
Shirley poursuivit
le chat et entendit un coup de patin, comme on dit. Les pneus
fumèrent, hurlèrent, et le camion avala Shirley. Dans sa cabine, le
chauffeur sentit les os craquer. C’était peut-être la tête qui
venait d’exploser comme un ballon de baudruche. Il serra son volant
très fort, debout sur les freins, et fixa un point loin devant lui.
Les yeux exorbités, il ne bougea plus ; pas même lorsque les
pompiers voulurent le faire sortir de son engin.
De l’autre côté
de la rue, Pinky le chat se léchait la patte. Satisfait du travail
accompli ? Rien de moins sûr. Il examina la scène quelques
instants. Tout ce sang qui se répandait sur la chaussée !
Le corps de
Shirley était passé en dessous de l’essieu avant. Elle avait une
jambe et un bras qui dépassait mais le chat ne pouvait les voir :
ils étaient de l’autre côté. Et c’était bien la tête que la
roue avant droite avait broyée. Elle avait sauté tel un bouchon de
champagne avant d’être rattrapée par le pneumatique.
Il commençait à
il y avoir foule autour de la scène d’horreur et de multiples
réactions : de l’horrifié qui ne pouvait soutenir cette
vision mais qui regardait quand même à celui qui s’extasiait
devant le réalisme des effets spéciaux.
Ni Kyle, ni Maya,
ni Brandon n’assistèrent à la scène. On ne les prévint que
tard, lorsque tout fut nettoyé. Au bout de quelques heures
seulement, il ne restait que la sciure pour témoigner de la fin
atroce de Shirley, ex résidente du 1318, rue de l’acacia.
* * *
– Comment
a-t-elle pu se jeter sous un camion ?
– Un petit coup
de pouce du destin, répondit la voix.
– Merci.
– C’est de
l’encouragement. Si je peux aider, je le ferai mais tu dois te
débrouiller maintenant.
– J’ai un
plan. Il reste encore du cyanure. Mais cette fois, on va procéder
autrement.
– « On » ?
– Oui, tu es
avec moi maintenant, tu fais partie de moi.
Silence.
* * *
Ça faisait un
mois que Shirley était passée sous un camion. La vie avait changé
au 1318. Elle était devenue plus pesante, plus silencieuse, plus
sombre. Comme si une chape de plomb s’était soudainement abattue
sur chacune des pièces, chacun des membres de la famille. Brandon
parlait peu à ses enfants et eux, lui rendaient bien la pareille. À
chaque fois qu’ils sortaient de la maison, ils voyaient la tâche
de sang depuis longtemps lavée sur la voie. Il n’y avait plus
rien, plus de trace mais eux, la voyait. Même s’ils n’avaient
jamais vu la scène d’horreur.
Margareth passait
deux fois par semaine lorsque Shirley était encore debout. Elle
faisait le ménage. Brandon accepta de la garder à son service.
Alors Margareth venait, passait l’aspirateur, la serpillère,
faisait la poussière et pas forcément dans cet ordre. Elle ouvrait
le frigo aussi. Pour y faire quoi ? Le soda…
Deux à trois fois
par semaine, Kyle faisait un parcours à vélo après être rentré
de ses cours. Il partait avec une gourde pleine de boisson
énergisante préparée par Margareth. De l’eau, de la poudre et
roulez jeunesse !
Et ce soir-là,
Kyle revint avec d’affreuses crampes à l’estomac. Le chemin du
retour lui parut durer une éternité. Il eut la force de remettre
son vélo dans le garage, et entra chez lui, hurlant, priant son père
d’appeler un médecin. Il vomit sur un mur, puis dans l’escalier
et sur la descente de lit de sa chambre. Il se tordait de douleur sur
ses couvertures. Il avait même la diarrhée et se roulait dans sa
merde, incapable de se sortir de là. Un vrai calvaire pour changer
les draps. Son père se demandait même s’il ne valait pas mieux
les brûler. De toute manière, alors que ce dernier pensait à une
simple gastro-entérite, Kyle ne tarderait pas à se calmer…
définitivement. D’abord pris de convulsions, il glissa lentement
vers le coma avant de succomber à un arrêt cardiaque. Son père le
retrouvait raide le lendemain matin.
Comme il
s’agissait d’une mort suspecte (arrêt cardiaque à 19 ans !),
une autopsie fut effectuée. Elle conclut à un simple arrêt
cardiaque… à 19 ans.
Perdre deux
membres de sa famille en l’espace de si peu de temps, ça avait de
quoi bousiller n’importe qui. Et brandon n’eut pas assez de
force. Il était directeur d’un supermarché et on lui donna le
temps qu’il voulait pour se remettre de la tragédie qui le
touchait. Seulement, cela n’eut pour effet que de l’isoler un peu
plus. Au bout de quelques semaines, il côtoyait plus les bouteilles
d’alcool que sa fille.
Maya restait
enfermait dans sa chambre et ne sortait que pour aller en classe.
Très souvent, elle séchait les cours. Elle se réfugiait on ne
savait où avant de rentrer chez elle pour mettre les pieds sous la
table, affronter le chagrin et le silence de son père et s’enfermer
à nouveau dans sa chambre jusqu’au lendemain, pensant que c’était
la meilleure solution pour survivre aux décès qui frappaient ce qui
restait de la famille.
Lorsqu’elle
passait devant la chambre de son frère, elle ne pouvait jeter un œil
à l’intérieur. Elle avait peur de le voir, la suppliant de
l’aider, comme elle l’avait vu la nuit de sa mort. Il bavait une
substance verdâtre épaisse et étrange qui tombait perpétuellement
sur son t-shirt. Les yeux injectés de sang de son frère
l’effrayait. Elle ne savait pas si c’était ces yeux ou ce regard
de chien perdu qui l’effrayait le plus.
Brandon, lui,
restait seul à table de longues minutes. Il regardait le niveau de
sa bouteille descendre. Le bourbon était affreux. Il en buvait
tellement qu’il n’avait plus aucun goût à part celui de la
défaite, de la détresse, de la mort.
Sa femme, son
fils.
Il ne restait plus
que sa fille. S’il avait eu les idées plus claires, il aurait sans
doute remis en question les conclusions de l’autopsie. Il n’en
était pas là. Il n’en était plus là. Il en était que sa
bouteille contenait encore un verre. Un dernier. Après, il irait
dans la cave et s’il ne se pendait pas après une poudre, il
rallongerait son espérance de vie d’une bouteille avant de se
reposer la question de ce qui serait le plus pratique pour en finir :
une corde ou un coup de fusil ?
* * *
– Un de plus,
disait la voix.
– Ils n’ont
pas repéré le cyanure.
– Je t’ai bien
dit que je t’aiderai. Cependant, rendons à César ce qui
appartient à César : le diluer dans la boisson énergétique
était une grande idée.
– Il a quand
même dû s’apercevoir de quelque chose.
– On s’en
fout, il ne peut plus rien dire.
– Je fais quoi
maintenant ?
– Tu continues.
– Faut éviter
le cyanure.
– Evidemment.
– Quoi alors ?
– Cherche !
Surprends-moi !
* * *
Margareth eut
encore plus de boulot en revenant. Les tâches habituelles ne
suffisant pas, elle dut s’occuper de Brandon qui touchait le fond.
Il en était même au-delà. Elle le retrouvait toujours dans le
fauteuil du salon, un ou deux cadavres de bouteille à ses pieds.
Parfois, il restait la nuit entière dans son vomi.
L’odeur était
insupportable au matin. Maya ne le supportait plus d’ailleurs.
Jamais elle n’aurait imaginé le voir dans un tel état. Jamais
elle n’aurait cru qu’il pouvait tomber si bas. Avant, quand
Shirley était encore de ce monde, il était la force de cette
famille. Tous se sentaient en sécurité à ce moment-là.
Maintenant, ils n’étaient plus rien. À peine l’ombre
d’eux-mêmes. Elle se souvenait encore du rayon de soleil qui les
avait accueillis. Il traversait alors tout le salon et tombait
exactement à l’endroit où son père cuvait. Pas de rayon de
soleil aujourd’hui. Juste une épave.
Maya croisa
Margareth, sans même lui adresser un regard ni la parole. La bonne à
tout faire ne s’en offusqua pas. Elle avait mal pour cette petite
qui se retrouvait sans repère. Intérieurement, elle lui promit de
s’occuper de son père.
* * *
À travers la vitre sans tain, les inspecteurs Carter et Johnson la
regardaient et elle le savait. Elle savait aussi que mille questions
tournaient et retournaient dans leur tête. La première d’entre
elles : pourquoi ? Pourquoi tant d’acharnement à faire
disparaître toute une famille ?
Le pseudo suicide
de Brandon…
Le père avait
fait déborder le vase. C’était la troisième fois qu’ils se
déplaçaient au 1318, rue de l’acacia pour ramasser un cadavre. La
mère, d’abord, passée sous un camion.
Bête accident.
Le fils, ensuite.
Arrêt cardiaque.
À 19 ans !
Le père
maintenant, Brandon.
Suicide. Une balle
dans la tête.
Seulement… en
arrivant sur les lieux, Carter et Johnson furent aussitôt attirés
par un détail. Un détail tout bête, comme l’accident de sa
femme. Un détail improbable, comme la mort de son fils. Brandon
tenait encore une bouteille à la main quand on le retrouva dans son
fauteuil. Il était droitier. Comment aurait-il pu se tirer une balle
de la main gauche ? Il aurait eu plus de chance de se rater, de
finir défiguré à vie. Surtout que le légiste admit que l’orifice
d’entrée était décalé vers l’arrière du crâne de quelques
centimètres. On avait assassiné Brandon pendant qu’il cuvait sa
dernière bouteille. Prouvant cela, les inspecteurs revinrent sur
leurs suspicions au sujet de la mort de Kyle. Corps exhumés,
nouvelles analyses, qui montrèrent un empoisonnement au cyanure
depuis des mois.
Arrêt cardiaque à
19 ans ! Tu parles !
Ils ne purent rien
prouver pour la mort de Shirley. Mais tout de même ! Une femme
qui se jetait sous les roues d’un camion… il ne pouvait s’agir
que d’un suicide et encore fallait-il se persuader que quelqu’un
veuille finir d’une manière aussi atroce.
Deux meurtres sur
les épaules, c’était déjà lourd. Les inspecteurs savaient qu’il
valait mieux, dans certains cas, laisser les morts dormir en paix.
Qu’aurait-il pu trouver de toute manière sur le corps de Shirley ?
À part qu’elle avait eu la tête écrasée comme une vulgaire
pastèque ?
Carter commença
l’interrogatoire. Deux heures à parler seul dans la cage, à
essayer d’obtenir le moindre renseignement et buter contre le mur.
Comme Johnson jouait le rôle du mauvais flic, il prit la relève
mais ses menaces ne changèrent rien. Lui aussi butait contre le mur
du silence. Ils n’avaient pas besoin d’aveux, ils avaient tout :
empreintes, ADN, résidus de cyanure retrouvés chez l’accusé,
traces de poudre relevées sur les vêtements de l’accusé…
Non, en fait, ils
voulaient savoir. Ils voulaient connaitre le pourquoi et ne pas
attendre le procès.
Ils ressortirent
de la salle sans savoir.
* * *
Maya aussi voulait
savoir pourquoi. Pourquoi la voix l’avait si soudainement laissée
tomber. Cette voix qui avait été si avenante, si précieuse.
Pourquoi ne l’avait-elle prévenue pour la balle dans la tête ?
Pourquoi ne pas lui avoir expliqué pour qu’elle rectifie le tir,
si on osait parler ainsi ? Pourquoi ne pas lui avoir préconisé
de porter des gants ?
Maya était au
bord des larmes en repensant à ce ricanement lointain qu’elle
avait entendu lorsque la voix se tut à jamais.
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