Parce
qu’une apparence cache toujours son contraire…
La
première fois, il ne sut dire s'il s'agissait d'un homme ou d'une
femme.
Aujourd'hui,
il avait encore des doutes à ce sujet. Par contre, aucun doute sur
le fait que sa vision des choses avait changé du tout au tout.
Mais
pour en revenir à... ça... Comment pourrait-il l'appeler ? Il ne
connaissait pas son nom, encore moins son prénom, du moins pas son
vrai prénom. Il l'avait appelée Jessica, réglant du même
coup la question du sexe. Il ne savait rien sur elle. Il se souvint
que la première fois où il l'avait vue, il pensa à ces personnages
des dessins animés japonais, plus communément appelés les mangas
animés. La plupart de ces personnages n'étaient pas forcément
efféminés mais leur morphologie était ambiguë : toujours avec des
tailles fines, des yeux en amandes, des cheveux longs et fins et des
statures très droites. Même au niveau du dessin, il était
difficile de savoir si l'on regardait un homme ou une femme. Et le
caractère était du même acabit : énigmatique, sombre, torturé.
Il voyait souvent cela dans les mangas. Les personnages se
ressemblaient sans pour autant plonger dans le déjà-vu.
Herb,
comme l'appelaient le plus souvent ses amis, ne pensait pas pouvoir
tomber sur un « phénomène » pareil. Pourtant, force
était de constater que si. C'était un soir, à la sortie d'un bar
où il avait bu juste un verre, comme ça, pour passer le temps. Il
n'était pas du genre à se saouler. Il aimait simplement prendre un
verre de temps à autre.
Il
avait décidé que l'inconnue qui l'avait abordé serait une femme,
certainement parce qu'il avait flashé sur elle. Dans la lumière
tamisée du bar, il avait cru reconnaître une sorte de lueur émanant
de cette personne. Il mit cela sur le compte de l'alcool qu'il avait
ingurgité. Et puis les yeux de cette femme l'avaient complètement
subjugué. Il ne fit pas attention au reste. Il ne remarqua même pas
les habits qu'elle portait. Habits qui passeraient comme étranges
pour le commun des mortels. Elle avait une sorte de tailleur noir
mettant en évidence une ligne fine et élancée. Sa veste, à demi
ouverte, laissait voir une chemise d'un blanc immaculé. Il avait
quand même vu cette chevelure parfaitement lisse et noire, longs
cheveux de soie qui voletaient à chaque pas qu'elle faisait d'une
manière sensuelle. Il ne se rappela que bien plus tard, quand il se
retrouva seul chez lui, que la jeune femme aurait été qualifiée de
« plate comme une limande » par le plus respectueux de
ses meilleurs amis. En somme, c'était une allumeuse. Elle le savait
et s'en servait à merveille sans le moindre effort.
Elle
s'assit à côté de lui et sourit. Herb était presque bouche bée,
aveuglé par sa beauté, son teint parfait, sa peau parfaite. Elle
commanda un verre. Il ne sut quoi dire. Il ne faisait plus attention
aux bruits qui l'entouraient, y compris à ce qu'elle pouvait dire.
Il
reprit ses esprits quand une voix intérieure lui fit remarquer qu'il
était prêt à se baver dessus. Il se sentit gêné et elle le
remarqua. Elle se tourna alors vers lui pour lui adresser un nouveau
sourire.
– Vous
m'avez l'air sympathique, lâcha-t-elle.
Herb
ne sut quoi répondre. Son regard s'était une nouvelle fois noyé
dans le sien. Il se demanda même ce que « sympathique »
voulait dire.
– Merci.
C'était
tout ce que son cerveau avait trouvé en réserve. Il pensa que
c'était bien minable.
– Allez
! Lâchez-vous un peu ! Je ne vais pas vous manger ! continua-t-elle.
En fait, ce n'est pas la première fois que je vous vois ici.
– Ah
? s'étonna Herb. Moi si. Pourtant je viens assez souvent mais je ne
vous ai jamais vue.
– Je
ne traîne jamais vers le bar. Je préfère les tables à l'écart,
dans la pénombre.
– Pour
plus d'intimité ?
– Pas
vraiment.
Elle
sourit une fois de plus et Herb jugea qu'elle avait un très beau
sourire. Un de ces sourires qui feraient fondre n'importe qui.
Lui-même avait déjà fondu.
– Pourquoi
vous préférez les tables ? demanda Herb sans se soucier de
l'absurdité de la question.
– J'observe
mieux de là-bas.
Elle
se leva soudain et vida son verre d'un trait. Herb ne savait pas ce
qu'elle avait pris mais il était sûr que ce n'était pas du lait.
Il fut estomaqué de la voir s'enfiler le contenu comme ça. Quant à
elle, elle fut amusée de l'expression qu'elle avait déclenchée sur
la bouille d’Herb.
Elle
fit volte face, faisant voler ses cheveux dans un ordre impeccable et
disparut dans la foule de danseurs.
Herb
ne comprenait pas ce qui venait de se passer. Il ne réalisait pas la
médiocrité de la conversation qu'il avait eue avec la créature de
rêve. Une fille sublime lui était tombée du ciel et la seule chose
qu'il put sortir fut un filet de bave. Sorti de sa transe, il eut
envie de se mettre quelques claques. Au lieu de cela, il termina son
verre (qui eut du mal à passer tout de même), se leva et sortit.
– Vous
rentrez chez vous ? lui demanda une voix féminine.
Herb
ne la reconnut pas tout de suite. En se tournant et en voyant qu'elle
était là, adossée au mur, une cigarette à la main, il fut saisit
de nouveau par une étrange impression. L'impression de perdre pied,
de ne plus être dans le monde réel. Il ne pouvait rien dire, rien
faire. Il la trouvait absolument magnifique et sensuelle alors que le
doute sur le sexe de cette personne refaisait surface. Serait-il en
train de tomber amoureux d'un travelo ? Il fit taire la petite voix,
qui commençait à brailler qu'il s'agissait d'un homme en face de
lui, en lui disant que c'était bien une femme, sans beaucoup de
poitrine, pour ne pas dire sans poitrine du tout, mais une femme
quand même. Ses autres formes suffisaient à le prouver.
– En
effet. Je dois me lever tôt demain, répondit Herb.
Il
pensa le temps d'une demie seconde à lui demander si elle avait
besoin qu'on la raccompagne. Elle prit les devants.
– Je
peux vous demander un service ? demanda-t-elle, quelque peu gênée
et avec un regard presque implorant.
– Si
je peux vous aider, pourquoi pas.
Elle
s'avança vers Herb, toujours aussi gracieusement. Elle semblait
flotter dans l'air. Elle regarda autour d'elle comme pour vérifier
s'ils n'étaient pas surveillés.
– Voilà,
vous m'inspirez confiance, c'est pour ça que je vous demande, sinon,
je ne le ferais pas, il y a pas mal de désaxés qui traînent par
ici le soir.
Herb
haussa les épaules. C'était vrai qu'il y avait des désaxés. Il y
en avait partout de toute façon. Mais créature de rêve ou pas, il
avait une réunion importante le lendemain matin et il lui fallait
son quota de sommeil pour ne pas la planter. Surtout celle-la :
c'était sa vie qu'il jouait.
– Accepteriez-vous
de me raccompagner chez moi, s'il vous plaît ? Je suis toute seule
et comprenez qu'une femme comme moi peut avoir des soucis, la nuit,
dans les rues...
Herb
la regarda. Il crut le faire en un éclair mais son regard passa bien
sur tout le corps de la jeune femme, juste pour se prouver une fois
de plus qu'elle était réellement très belle. Par conséquent, elle
ne mentait pas sur son physique. Mieux, elle savait qu'elle était
attirante.
– Je
pourrais être un de ces désaxés, lui dit Herb.
Elle
sourit. Herb soupçonna qu'elle était à la limite d'éclater de
rire. Il comprit qu'il venait de dire une connerie. Pas génial comme
première approche.
– Non,
vous n'en êtes pas un. Je le sais. Je vois, je sens ces choses-là.
Je reconnais les détraqués sexuels, ne vous en faites pas.
Herb
fut gêné et se contenta de lui indiquer sa voiture garée un peu
plus loin.
– Où
allons-nous dans ce cas ? demanda-t-il.
– Rue
Bhroyat. Dans le vieux quartier.
Herb
réfléchit une seconde pour se situer et acquiesça.
Puis
ce fut le trou noir. Il lui était impossible de se rappeler quoi que
ce fût jusqu'à son réveil le lendemain matin. Il ne se rappela pas
comment il était rentré chez lui. Il ne se rappela pas plus avoir
mis un pyjama et s'être couché ensuite. Pourtant, il n'avait pas la
gueule de bois. Il était en pleine forme en fait. Il était prêt
pour sa réunion, parfaitement disposé à vendre son idée.
Une
idée qui pourrait lui apporter une belle petite fortune, à
condition qu'il parvienne à la vendre. Il avait passé le plus clair
de son temps libre sur ce projet. Un investissement gigantesque qui
pouvait partir aux oubliettes si les personnes à qui il devait le
présenter refusaient de le suivre.
Mais
il était confiant. Malgré toutes les craintes qu'il avait eues, les
doutes, il était aujourd'hui très confiant. Il était sûr de lui
et de son coup. Il savait qu'il allait décrocher son contrat.
Et
il décrocha ce contrat. Il n'en revint pas et eut du mal à réaliser
à quel point sa vie allait basculer dans peu de temps. Pourtant, il
avait déjà rêvé de ce qui pourrait lui arriver : la gloire,
l'argent, la renommée auprès des entreprises qui allaient
s'arracher son invention.
En
l'espace de quelques mois, tout alla très vite. Les rendez-vous n'en
finissaient plus, les commandes pleuvaient et Herb engrangeait des
bénéfices énormes.
Il
côtoyait un nouveau milieu, plus chic, plus grand. Au bout de
quelques temps, il commença à s'en lasser. Du moins, il avait envie
de revenir aux sources.
Il
était heureux de la tournure qu'avait prise sa vie. Il vivait mieux.
Cependant, il lui manquait quelque chose. Ces soirées à boire un
verre ou deux au bar du coin, par exemple. Ce n'était peut-être pas
grand-chose comme ça mais il ressentait un relent de nostalgie
l'envahir presque tous les soirs désormais. Bientôt, il se
sentirait peut-être en état de manque.
Ce
fut à ce moment-là qu'il pensa à cette jeune femme, celle qu'il
avait appelée Jessica pour d'obscures raisons. Il n'avait pas pensé
à elle depuis ce fameux soir où elle lui avait demandé de la
ramener. Ce soir où il ne se souvint de rien. C'était encore un
immense trou noir pour lui. Il avait beau essayer de se rappeler,
rien ne lui vint à l'esprit, pas même un doute sur ce qu'il aurait
pu faire avec elle.
Il
se rappelait parfaitement bien l'adresse où elle l'avait entraîné
et il constata avec une pointe d'horreur qu'il ne se souvenait plus
non plus de comment était faite la rue, ni à quoi ressemblait la
porte de son immeuble. Il trouvait cela troublant. Tellement
troublant qu'il décida de retourner dans cette rue. Mais avant, il
devait revenir à ce bar et tenter de retrouver Jessica.
Près
d'un an après sa dernière visite, le bar n'avait pas changé
d'allure et les mêmes têtes se croisaient sur la piste de danse ou
au comptoir.
Herb
s'avança vers le barman qui lui adressa un sourire en le voyant.
– Ben
dites donc ! Ça faisait longtemps, lança-t-il avec enthousiasme.
– Oui,
plus qu’il n’en fallait, répondit Herb. Je vais prendre un
scotch et est-ce que vous vous souvenez d'une belle brune aux cheveux
longs, yeux en amande, ligne fine et tenue assez sexy ? Elle traînait
dans ce bar à une époque.
Le
barman sembla réfléchir et finit par secouer la tête.
– Non.
Jamais vu ce genre de poupée chez moi. Je suis physionomiste et une
créature comme celle-la ça ne s'oublie pas, vous ne croyez pas ?
– Je
ne l'ai pas oubliée... Vous êtes vraiment sûr ? Elle m'a dit ne
pas souvent venir au comptoir. Elle restait plutôt à l'écart, vers
les tables du fond.
Le
barman réfléchit encore un instant en faisant le tour des tables,
attentif et intéressé à la fois. Probablement qu'il cherchait
cette brune. S'il pouvait avoir une cliente aussi sexy, ça ferait
jaser dans le milieu. Mais aucune perle du genre ne se montrait à
l'horizon.
Herb
but son verre en quelques gorgées et le barman continuait
désespérément à chercher cette femme brune. Herb s'en amusa
quelque peu. Il lui dit de ne pas insister, que ce n'était rien, que
cette jeune femme avait probablement trouvé un bellâtre pour
s'occuper d'elle. Il paya, sortit et commença à remonter la rue
pour rejoindre sa voiture. Il entendait le fleuve couler le long des
berges, quelques clapotis par ci par là, un poivrot s'époumonait
sur la misère et la décadence de ce monde. Décadence qui se
traduisit très vite par le bruit d'une bouteille vide qui roulait
sur le bitume pour se casser dans le caniveau.
Et
au milieu de tout ça, il entendit une voix. Une voix qui lui était
familière. Il se retourna, sourire aux lèvres. C'était l'été, il
était à peine minuit mais un mince voile de brume avait envahit la
rue devant le bar. Cela ne surprit pas Herb qui était si heureux
d'entendre Jessica rire. Elle sortait du bar. Ce détail le fit
s'arrêter dans son élan : si elle était dans le bar, comment se
faisait-il qu'il ne l'ait pas vue ? Un autre détail, plus important
celui là, le ralentit : Jessica était accompagnée par un homme,
une sorte d'armoire à glace qui vous décollerait la tronche s'il
avait le malheur de vous mettre une gifle.
Herb
resta à l'écart. Il se cala dans la pénombre de l'encadrement
d'une porte d'entrée et observa la scène avec attention.
Pourquoi
se cachait-il ainsi ? Il n'en avait pas la moindre idée.
Mais
ce qui suivit lui rappela de vagues souvenirs. Il avait l'impression
en espionnant Jessica, en l'entendant parler, de revivre ce fameux
soir où il avait eu le trou noir. Les paroles, les gestes, les
manières, tout était identique. Il aurait parié que le regard de
Jessica était le même que celui qu'elle lui avait lancé : ce
regard limite implorant, ce regard qui ferait fondre n'importe quel
être humain avec un peu de cœur. Il semblait que le gros balaise
avait marché. Il la conduisit jusqu'à sa voiture. Il ouvrit la
porte côté passager avec des gestes élégants. Il trottina jusqu'à
la portière conducteur en faisant le tour par derrière la voiture
et en sifflotant, probablement heureux de la conquête qu'il venait
de faire. Il démarra enfin et traversa la rue en trombe, sûrement
en direction de la rue Bhroyat.
Herb
sortit de sa cachette et regarda la voiture se perdre dans la nuit.
Jessica ne semblait pas être ce qu'il avait cru au départ : une
fille attirante mais fidèle et loin des aventures d'un soir. Cette
ligne sexy et ce regard ravageur étaient bien les atouts d'une
croqueuse. Cette année passée ne représentait rien ou du moins pas
grand-chose aux yeux d’Herb ; un claquement de doigts, un
battement de cils.
Il
repartit vers sa voiture, les mains dans les poches, oubliant déjà
cette femme. Il ne remarqua pas que la brume devant le bar s'était
totalement dissipée.
Il
pensait avoir entamé un travail de l'oubli assez satisfaisant. Il ne
pensa pas à Jessica jusqu'à la fin de la soirée en tout cas. Ce
fut la nuit qui demeura agitée. Il n'avait aucun souci dans son
travail, ses finances étaient au mieux, il vivait bien, et aucun
nuage à l'horizon. Il lui arrivait de temps à autre de faire une
insomnie mais c'était juste parce que son corps ne sentait pas le
besoin de se reposer, alors l'esprit devait faire quelques
concessions parfois. Seulement, ce soir-là, autant son esprit que
son corps avaient besoin d'un repos mérité. Et l'esprit jouait les
yoyos entre une envie de dormir paisiblement et le refoulement du
visage angélique de Jessica. Herb n'était pourtant pas tranquille.
S'il ne s'agissait que de rêver d'elle, cela aurait été parfait. À
la place des rêves, il avait droit à des cauchemars ou plutôt des
songes étranges. Il ne savait pas comment expliquer cela. Toujours
était-il que ses songes, rêves ou cauchemars lui flanquaient non
seulement nausée et mal de tête mais l'emplissaient de doutes.
La
petite voix intérieure commença à lui dire qu'il avait bizarrement
réussi sa vie juste après avoir rencontré Jessica. Une fille
absolument superbe, une fille plutôt du genre à regarder les beaux
étalons, les playboys, que les ingénieurs ou autres tronches de
premier de la classe. Qui plus est, il avait complètement oublié un
passage du soir où elle l'avait accosté pour lui demander de la
raccompagner chez elle. Et cela le dérangeait de plus en plus. Que
lui était-il arrivé durant ce temps ? Pourquoi avait-il cette
impression de malaise, de mal-être ? Pire : il avait parfois la
sensation d'être observé. Pas par quelqu'un qui le suivrait. Il ne
pouvait expliquer cette pensée. C'était comme si...
Comme
si cette grognasse te surveillait d'en haut ! lui lança la
petite voix revêche.
Un
œil extérieur si c'était cela. L'œil d'un dieu quelconque qui
surveille ses ouailles. C'était dingue mais il avait cette
désagréable sensation.
Surveille-la
! lui dit la voix.
– Tu
n'y penses pas ? dit-il tout haut sans même s'en rendre compte.
Et
pourquoi pas ? Au moins tu seras fixé : tu sauras si elle te file,
te fait filer ou si tu nous la joue parano !
– Je
ne peux pas faire ça !
Tu
as peur ? Peur de ce que tu pourrais découvrir ?
Il
avait effectivement peur de voir ou de trouver quelque chose qui le
foutrait en l'air mais il ne savait pas quoi. Qu'est-ce qu'il pouvait
trouver, au pire ?
Une
putain qui s'envoie en l'air avec le premier venu et qui fait croire
à tout le monde qu'elle cherche le véritable amour.
C'était
dur à entendre mais, quelque part, la voix pouvait avoir raison.
Un
travelo ! Tiens ! Pourquoi pas ! Ça ne serait pas fendard ?
Herb
eut un haut le cœur et une grimace de dégoût.
Ouais
le pire dans ce cas là serait de découvrir que tu as baisé avec
elle... ou lui, ça dépend comment on le prend... sans jeux de mots
!
Herb
fit taire la voix et décida de retourner au bar, le lendemain soir
même, pour suivre celle qu'il avait prénommée Jessica. Il n'avait
aucune idée de ce qu'il découvrirait et puis cela n'avait plus
aucune importance. Il se faisait à l'idée que Jessica n'était pas
aussi angélique qu'elle désirait le faire paraître. Mais il
voulait surtout savoir ce qu'il avait fait durant cette fameuse nuit
qui, pour lui, n'était plus qu'un immense néant. Et seule Jessica
pourrait le lui dire.
Au
lieu d'un gros balaise tout droit sorti d'un film à testostérone
sans cervelle, Jessica remontait la rue avec ce qui semblait être un
banquier. En tout cas, quelqu'un dans le milieu de la finance. Et
toujours cette épaisse brume à l'entrée du bar. Elle disparut
progressivement quand Jessica et son compagnon se furent éloignés.
Herb
n'y prêtait aucune attention et la regardait marcher, elle,
magnifique créature, de son pas sensuel. Le fait qu'elle traque des
proies purement sexuelles tous les soirs de la semaine ne lui vint
pas à l'esprit.
Je
vais me charger de te le rappeler alors !
– Ah
! Te revoilà toi... Me rappeler quoi ?
Une
femme, visiblement ivre morte, passait à côté d’Herb au moment
où il répondit à sa petite voix intérieure. Elle le regarda et
Herb comprit à ses yeux qu'elle était en train de se dire qu'elle
n'était pas si bourrée que cela. Gêné, Herb remonta la rue pour
suivre Jessica et sa conquête d'un soir.
Que
cette fille est une fille de joie, pour être convenable dans mes
propos...
Ils
étaient passés dans une ruelle parallèle. Herb se souvint que le
culturiste avait élégamment ouvert la portière de sa voiture à
Jessica pour l'aider à monter. Mais le banquier, ou la quelconque
autre outre à fric, fit attendre Jessica dehors, sur le trottoir.
Quand il lui eut ouvert la porte de l'intérieur, elle monta et ils
partirent lentement.
Herb
les suivit au volant de son véhicule. Il reconnaissait la route pour
le moment. Il se souvenait des rues où Jessica l'avait fait passer.
Par contre il ne reconnut pas la porte devant laquelle la voiture du
banquier s'arrêta. Pour lui, c'était nouveau, il commençait à
entrer dans l'inconnu.
Ils
étaient devant une maison à trois étages. Elle seule semblait
occupée. Le reste du quartier était mort ; pas endormi, du moins
Herb ne vit aucune lumière allumée chez quelques insomniaques ou
fêtards. Il n'y avait pas un bruit, pas même les grillons.
Il
attendit patiemment que les tourtereaux soient entrés dans
l'immeuble. Ils n'avaient pas perdu de temps et commençaient déjà
à s'embrasser sur le perron.
Herb
s'avança le long du trottoir tout en jetant des regards anxieux
autour de lui. Dans cette ville, n'importe qui serait prêt à
appeler les flics pour n'importe quelle raison, juste pour avoir un
peu d'animation comme dans les feuilletons télés américains.
Les
volets de devant étaient tirés et Herb ne sembla pas déceler la
moindre lumière. Alors il enjamba la clôture qui fermait le
minuscule jardin entourant le bâtiment. Il longea le mur et s'arrêta
à chaque fenêtre pour voir s'il y avait de la lumière. Si tel
était le cas, les volets l'empêchaient de bien voir. Au coin de la
maison, il vit de la lumière s'étendre sur le sol recouvert ça et
là de pauvres touffes herbeuses. Il s'arrêta et se demanda s'il
allait risquer de s'avancer un peu plus.
Bien
sûr que tu vas t'avancer, l'encouragea la petite voix. Tu sais déjà
ce que tu vas trouver ici : une putain qui baise avec un type
différent tous les soirs. Tu ne vas pas me dire que ça te pose un
problème de conscience ?
Herb
serra les dents et s'éloigna lentement de la fenêtre en se plaquant
bien contre le mur. Il plia les genoux, histoire d'être plus proche
du sol s'il avait à se cacher rapidement. Il jeta un œil rapide par
la fenêtre. La pièce était vide mais les portes ouvertes
permettaient une vue sur ce qui devait être une chambre. Jessica se
tenait à genoux sur un lit à baldaquin. Des draps de soie rouge
recouvraient une partie de ses hanches et ses jambes étaient
découvertes. Ils n'avaient décidément pas perdu leur temps. À
peine entrés, ils étaient déjà plongés dans leurs ébats
amoureux. Jessica menait la danse de plus en plus frénétiquement.
Herb eut alors la trouille de sa vie quand elle se tourna vers lui,
les yeux d'un rouge éblouissant et un sourire qui laissait
apparaître des canines fines et pointues.
Haletant,
Herb fit demi-tour. Son coeur battait fortement dans sa poitrine. Il
ne savait si c'était parce qu'il avait été repéré ou parce qu'il
avait vu la véritable nature de Jessica. Il se demanda subitement
s'il n'était pas en train de cauchemarder. Il se posait des
questions sur ce qu'il avait vu. Il savait à quoi s'attendre en
venant ici. Il savait qu'il la trouverait au lit avec un autre gars
que celui de la veille. Mais était-il pleinement conscient de
l'image qu'il venait d'avoir de Jessica ? L'image d'un...
Allez
! Dis-le ! Pire qu'une putain, c'est une suceuse ! Une suceuse de
sang ! Un vampire en somme ! Bestioles assez rares en ces temps, je
te l'accorde.
Il
laissa dire la voix. Mais elle lui confirmait bien ce qu'il avait vu
et ce qu'il pensait. Il n'était donc pas en train de rêver. Il
accéléra le pas. Il était si fébrile qu'il trébuchait presque à
chaque pissenlit qui poussait au milieu du gazon presque mort. Au
coin de la maison, alors qu'il n'était plus qu'à deux mètres de la
sortie, une main aux doigts anormalement longs et fins le saisit par
le col de la chemise. Il lui sembla voler au dessus du sol avant de
s'écraser contre le mur. Une femme, vêtue d'une simple nuisette
noire, le fixa de ses yeux en amande noir et profonds. En temps
normal, Herb aurait peut-être succombé à ce regard, comme il avait
succombé à celui de Jessica. Mais le temps n'était pas normal.
D'ailleurs, il remarqua qu'il faisait très froid tout d'un coup.
– Angeline
veut te voir, poche de sang, dit-elle en claquant des dents devant le
visage d’Herb.
Il
eut le temps d'apercevoir les mêmes canines que celles de Jessica.
Enfin, maintenant il savait qu'elle ne s'appelait pas Jessica.
La
femme le fit entrer dans la maison en le poussant si fort qu'il crut
s'étaler sur le carrelage inégal et quelque peu crasseux.
– Il
vaut mieux ne pas tomber en effet. Nous n'attachons pas autant
d'importance à la propreté des lieux qui ne nous procurent aucun
plaisir. Par contre, notre chambre est un véritable délice ! On y
mangerait par terre ! Et y boirait, cela va de soit, dit Angeline
depuis l'encadrement de la porte. Elle portait juste une fine robe de
chambre à travers laquelle Herb pouvait voir ses sous vêtements
d'un rouge éclatant. Angeline s'approcha de lui et prit son menton
dans une main pour le forcer à la regarder. Ses yeux étaient
redevenus normaux.
– Cochon
! lança-t-elle. Tu aimes me reluquer ?
Herb
ne répondit pas. Il était désemparé, il ne savait pas quoi
penser. Les canines d'Angeline étaient pareilles à celles qu'il
avait vues par la fenêtre.
– Je
t'ai aperçu hier soir mais tu ne nous as pas suivis. Ce soir, tu
reviens et tu nous accompagnes jusqu'à notre nid douillet,
continua-t-elle.
Elle
s'était approchée de sa compagne. Elles se regardaient intensément
et Angeline l'embrassa en lui caressant le bas ventre d'une main.
Herb détourna le regard.
– Pourquoi
? demanda Angeline.
Herb
releva la tête. Angeline n'était plus face à son amie mais
derrière lui. Il fit volte face, apeuré.
– Pourquoi
? Que veux-tu ?
– Vous...
Vous...
Angeline
prit un air triste.
– Oh...
après ce que l'on a vécu, tu me vouvoies ? Je suis déçue...
Allons, n'aie pas peur...
– Qui
es-tu ? réussit à articuler Herb sans bafouiller.
Angeline
eut un nouvel air triste et secoua le doigt négativement.
– Non,
ce n'est pas cela que tu es venu demander. Vois-tu, en général, les
hommes ne se souviennent pas de nous.
Elle
était revenue vers sa compagne.
– En
général, ils obtiennent ce qu'ils veulent de nous...
– Nous
baiser, la coupa la jeune femme aux yeux d'amande noir en fixant Herb
intensément.
– J'avais
compris, assura Herb.
Visiblement
la jeune fille n'apprécia que très moyennement la répartie de
Herb. Celui-ci s'étonna d'ailleurs d'avoir sorti cela aussi aisément
avec une trouille de tous les diables qui lui tiraillait le bas
ventre.
Angeline
sourit à sa compagne.
– Voyons,
ceci n'est qu'un bonus, continua-t-elle. D'après toi, que désire
l'Homme plus que tout ?
Elle
s'adressait à Herb. Son regard lui disait qu'il était testé. Il
fallait qu'il réponde correctement. Peut-être aurait-il alors les
réponses qu'il souhaitait. La partenaire d'Angeline vint lui lécher
l'intérieur de l'oreille. Herb ne l'avait pas vu se déplacer. Il se
sentait de plus en plus mal à l'aise et avait déjà oublié la
question qu'on lui avait posée.
– Le
pouvoir... dit la fille aux yeux d'amande.
Elle
devenait de plus en plus entreprenante et Herb perdait tout contrôle.
Il sentait que ses jambes allaient flancher et lui faire faire un
voyage sur le sol poussiéreux du couloir. Il n'avait pas non plus
confiance en sa vessie qui faisait des bonds à chaque fois qu'il
percevait un mouvement inattendu et soudain ou un regard quelque peu
persistant.
– Et
oui le pouvoir mon cher Herb, reprit Angeline. C'est bien cela que tu
es venu chercher la dernière fois et que tu as obtenu, non ?
Herb
ne comprit pas ce qu'elle voulut dire.
Tête
de pioche au rabais ! Il a un trou noir d'une nuit ! À tous les
coups, ce que tu lui demandes se trouve au fond de ce trou !
Herb
aurait aimé pourvoir parler comme ceci, avoir cette répartie, ce
sang froid mais actuellement, il en était incapable. Il était
dépassé. Son regard hébété amusa Angeline et sa compagne. Cette
dernière pris un verre posé sur la petite table à l'entrée. Si
les paris étaient ouverts, Herb pariait qu'il ne s'agissait pas de
vin.
– C'est
là le problème avec les mecs. Ils nous baisent et on est zappées
dans la seconde qui suit ! ragea la copine d'Angeline.
Un
mince filait de liquide rouge visqueux coulait lentement vers son
menton. Herb fit une grimace qui amusa ses hôtes.
– Tu
ne te souviens de rien et c'est normal. Cet homme aussi ne se
souviendra de rien à son réveil.
Elle
désigna les bosses sous les draps de soie rouge du lit dans la
chambre à côté. Il semblait respirer. Herb en fut soulagé sans
savoir pourquoi.
– On
le ramènera chez lui, ni vu ni connu, continua Angeline.
– Explique-toi,
je ne comprends rien.
– Je
sais. Mais je ne sais pas si tu es prêt à recevoir la vérité...
– Dis
toujours.
Angeline
le fixa. Herb pensa qu'elle le sondait au plus profond de son âme
pour voir s'il était prêt à entendre ce qu'elle avait à dire.
– Pourquoi
les hommes cherchent-ils toujours à avoir ce qui n'est pas fait pour
eux ? demanda-t-elle alors.
Herb
ne voulait pas s'adonner à ce genre de questions philosophiques.
Sûrement qu'en y réfléchissant un peu, il aurait pu trouver des
choses intéressantes à dire sur le sujet. Pour le moment, il n'en
avait non seulement aucune idée mais il n'avait surtout pas le cœur
à penser à ce genre de considération.
– Tu
as voulu ce pouvoir et je t'ai donné le moyen de l'avoir. N'as-tu
pas tout réussi dans ta vie en très peu de temps ? N'as-tu pas
atteint les sommets ?
– J'ai
réussi parce que j'ai l'étoffe pour.
– Tu
as réussi parce que j'ai bien voulu te donner ce que tu n'avais pas
: le courage, la force la ténacité. Tu peux douter de ce que je
dis. Ça serait même logique vu que tu ne te rappelles plus de cette
fameuse soirée. Mais c'est cette même soirée qui te fait défaut
qui va t'obliger à croire ce que je dis.
– Pourquoi
?
– Parce
que tu m'es redevable, mon chéri...
Angeline
lança un nouveau regard amusé et supérieur à Herb qui se posait
encore plus de questions qu’avant d'arriver dans cette maison de
fous ou de folles, au choix. Il se demandait bien où il était tombé
; il se demandait qui était ces deux femmes qui l'entouraient ; il
se demandait ce qu'elles attendaient de lui ; il se demandait ce
qu'elles lui réservaient comme sort.
Si
elles étaient des vampires, comme tout semblait l'indiquer, elles
devraient le vider de son sang. C'était du moins comme cela qu'il le
voyait dans les films d'épouvante.
Seulement,
là, tu n'es pas dans un film crétin ! C'est le réel !
Encore
une fois, la petite voix avait raison, bien qu'il n’ait jamais
soupçonné la présence de telles créatures ni dans la ville ni sur
la planète. Il espérait désormais être en plein cauchemar. Il se
réveillerait dans quelques instants, trempé de sueur mais au moins
toute cette mascarade serait terminée.
Au
lieu de cela, il sentit le souffle glacial de la compagne d'Angeline
sur sa nuque. Il en trembla, de froid et de peur.
– Qu'est-ce
que je vous dois ? demanda-t-il enfin, peu rassuré par la réponse
qui pouvait lui être faite.
Angeline
pris une gorgée du liquide visqueux dans le verre que tenait son
amie et elles s'embrassèrent. Le sang – parce que ça en était,
c'était sûr maintenant – coula le long de leurs lèvres jointes
et sur leur menton.
Angeline
se tourna vers Herb, toujours souriante. On aurait cru qu'elle venait
de mordre quelqu'un ou un quelconque bestiaux et qu'elle s'en était
foutu partout.
– Ton
âme, mon amour. Tu nous as promis ton âme...
Herb
crut s'étouffer durant un moment. Il ne pouvait tout simplement pas
respirer à cause du choc de cette révélation. Cette fois, il
devenait fou à lier.
– Mon
âme ?
– En
échange de ta réussite. Oh, certes, tu aurais pu t'en sortir à
cette réunion et vendre ton projet tout seul mais avec moi derrière,
tu n'avais plus aucun doute. Tu as palabré mais tu n'aurais rien dit
du tout que ton idée était vendue dans la seconde. Pour cela, il
t'a fallu nous promettre ton âme.
– Âme
que nous récupérerons quand bon nous semblera, ajouta la sangsue
aux côtés d'Angeline.
Elles
se tenaient par la taille et regardaient Herb, triomphantes.
– Tout
le monde paie le même prix ici, continua Angeline. Le boxeur d'hier
l'a payé pour gagner le titre. Le gars dans mon lit l'a payé. Mais
ils ne reviendront pas me demander ce qu'il s'est passé le soir où
ils m'ont croisée. Ils n'en auront pas le courage et seront bien
assez heureux de leur nouveau sort pour cela.
– Alors
que va-t-il m'arriver ? demanda Herb, de moins en moins rassuré.
Angeline
et sa compagne le regardèrent en souriant. Puis elles s'embrassèrent
de nouveau en se caressant. Leurs yeux flamboyaient de mille feux
d'or et de sang.
Herb
se souvenait à présent. Après quelques mois de captivité, il
pouvait combler le trou noir. Sa curiosité l'avait amené sur des
terrains dangereux et il ne pouvait s'en prendre qu’à lui-même.
Toutes les nuits, c'était la même chose. Si au départ il lui était
plaisant d'honorer Angeline et sa copine tour à tour, voire de
sombrer dans des ébats à trois, il commençait à se lasser. Il
n'était pas convié à leurs jeux habituels. Elles revenaient tous
les soirs avec un homme différent. Parfois c'était une femme qui
succombait à leur charme. Ils obtenaient le pouvoir qu'ils
souhaitaient et Angeline les ramenaient chez eux pour qu'ils
continuent à vivre. Chaque proie devenait une vie précaire,
pervertie par la soif de puissance. Au fil du temps, cette vie
pourrissait depuis l'intérieur. Angeline disait que plus le temps
passait et plus l'âme était corrompue. Le cadavre qu'elle
récupérait n'en était que plus onctueux, plus exquis.
Ce
plaisir pervers et macabre leur était exclusivement réservé. Herb
ne faisait office que de jouet sexuel. Un de plus. Car il existait
quelques personnes qui avaient voulu savoir ce que renfermait le trou
noir. Ils apprirent que la curiosité était un vilain défaut et
qu'il valait mieux ne pas chercher à avoir plus que ce qu'il nous
était donné d'avoir. Ils le comprirent bien tard évidemment.
Comme
tous les soirs, Herb était tiraillé par la faim. Il avait envie de
mordre et de sucer le sang du premier inconnu qui passait. Mais il y
avait des règles à respecter. Il serait inconcevable qu'un vampire
puisse ramener une maladie au sein de la communauté. Pour le moment,
il se contentait des rats qu'il trouvait dans la cave de la maison
d'Angeline. Ensuite, c’était le moment des cabrioles dans les
draps de soie rouge et s'il faisait bien son travail, il avait droit
à sa récompense : un homme, une femme, parfois un ou une
enfant toute fraîche à croquer. Ça lui faisait du bien. Cependant,
il espérait le jour où il pourrait partir lui-même en chasse.
En
attendant, il devait vivre avec cette douleur hurlante et brûlante
au fond du cœur, en se disant que c'était là le prix à payer pour
une vie faite de grandes ambitions.
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