samedi 15 octobre 2016

Démon

Parce qu’une apparence cache toujours son contraire…


La première fois, il ne sut dire s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme.
Aujourd'hui, il avait encore des doutes à ce sujet. Par contre, aucun doute sur le fait que sa vision des choses avait changé du tout au tout.

Mais pour en revenir à... ça... Comment pourrait-il l'appeler ? Il ne connaissait pas son nom, encore moins son prénom, du moins pas son vrai prénom. Il l'avait appelée Jessica, réglant du même coup la question du sexe. Il ne savait rien sur elle. Il se souvint que la première fois où il l'avait vue, il pensa à ces personnages des dessins animés japonais, plus communément appelés les mangas animés. La plupart de ces personnages n'étaient pas forcément efféminés mais leur morphologie était ambiguë : toujours avec des tailles fines, des yeux en amandes, des cheveux longs et fins et des statures très droites. Même au niveau du dessin, il était difficile de savoir si l'on regardait un homme ou une femme. Et le caractère était du même acabit : énigmatique, sombre, torturé. Il voyait souvent cela dans les mangas. Les personnages se ressemblaient sans pour autant plonger dans le déjà-vu.
Herb, comme l'appelaient le plus souvent ses amis, ne pensait pas pouvoir tomber sur un « phénomène » pareil. Pourtant, force était de constater que si. C'était un soir, à la sortie d'un bar où il avait bu juste un verre, comme ça, pour passer le temps. Il n'était pas du genre à se saouler. Il aimait simplement prendre un verre de temps à autre.
Il avait décidé que l'inconnue qui l'avait abordé serait une femme, certainement parce qu'il avait flashé sur elle. Dans la lumière tamisée du bar, il avait cru reconnaître une sorte de lueur émanant de cette personne. Il mit cela sur le compte de l'alcool qu'il avait ingurgité. Et puis les yeux de cette femme l'avaient complètement subjugué. Il ne fit pas attention au reste. Il ne remarqua même pas les habits qu'elle portait. Habits qui passeraient comme étranges pour le commun des mortels. Elle avait une sorte de tailleur noir mettant en évidence une ligne fine et élancée. Sa veste, à demi ouverte, laissait voir une chemise d'un blanc immaculé. Il avait quand même vu cette chevelure parfaitement lisse et noire, longs cheveux de soie qui voletaient à chaque pas qu'elle faisait d'une manière sensuelle. Il ne se rappela que bien plus tard, quand il se retrouva seul chez lui, que la jeune femme aurait été qualifiée de « plate comme une limande » par le plus respectueux de ses meilleurs amis. En somme, c'était une allumeuse. Elle le savait et s'en servait à merveille sans le moindre effort.
Elle s'assit à côté de lui et sourit. Herb était presque bouche bée, aveuglé par sa beauté, son teint parfait, sa peau parfaite. Elle commanda un verre. Il ne sut quoi dire. Il ne faisait plus attention aux bruits qui l'entouraient, y compris à ce qu'elle pouvait dire.
Il reprit ses esprits quand une voix intérieure lui fit remarquer qu'il était prêt à se baver dessus. Il se sentit gêné et elle le remarqua. Elle se tourna alors vers lui pour lui adresser un nouveau sourire.
– Vous m'avez l'air sympathique, lâcha-t-elle.
Herb ne sut quoi répondre. Son regard s'était une nouvelle fois noyé dans le sien. Il se demanda même ce que « sympathique » voulait dire.
– Merci.
C'était tout ce que son cerveau avait trouvé en réserve. Il pensa que c'était bien minable.
– Allez ! Lâchez-vous un peu ! Je ne vais pas vous manger ! continua-t-elle. En fait, ce n'est pas la première fois que je vous vois ici.
Ah ? s'étonna Herb. Moi si. Pourtant je viens assez souvent mais je ne vous ai jamais vue.
Je ne traîne jamais vers le bar. Je préfère les tables à l'écart, dans la pénombre.
Pour plus d'intimité ?
Pas vraiment.
Elle sourit une fois de plus et Herb jugea qu'elle avait un très beau sourire. Un de ces sourires qui feraient fondre n'importe qui. Lui-même avait déjà fondu.
– Pourquoi vous préférez les tables ? demanda Herb sans se soucier de l'absurdité de la question.
J'observe mieux de là-bas.
Elle se leva soudain et vida son verre d'un trait. Herb ne savait pas ce qu'elle avait pris mais il était sûr que ce n'était pas du lait. Il fut estomaqué de la voir s'enfiler le contenu comme ça. Quant à elle, elle fut amusée de l'expression qu'elle avait déclenchée sur la bouille d’Herb.
Elle fit volte face, faisant voler ses cheveux dans un ordre impeccable et disparut dans la foule de danseurs.
Herb ne comprenait pas ce qui venait de se passer. Il ne réalisait pas la médiocrité de la conversation qu'il avait eue avec la créature de rêve. Une fille sublime lui était tombée du ciel et la seule chose qu'il put sortir fut un filet de bave. Sorti de sa transe, il eut envie de se mettre quelques claques. Au lieu de cela, il termina son verre (qui eut du mal à passer tout de même), se leva et sortit.

– Vous rentrez chez vous ? lui demanda une voix féminine.
Herb ne la reconnut pas tout de suite. En se tournant et en voyant qu'elle était là, adossée au mur, une cigarette à la main, il fut saisit de nouveau par une étrange impression. L'impression de perdre pied, de ne plus être dans le monde réel. Il ne pouvait rien dire, rien faire. Il la trouvait absolument magnifique et sensuelle alors que le doute sur le sexe de cette personne refaisait surface. Serait-il en train de tomber amoureux d'un travelo ? Il fit taire la petite voix, qui commençait à brailler qu'il s'agissait d'un homme en face de lui, en lui disant que c'était bien une femme, sans beaucoup de poitrine, pour ne pas dire sans poitrine du tout, mais une femme quand même. Ses autres formes suffisaient à le prouver.
– En effet. Je dois me lever tôt demain, répondit Herb.
Il pensa le temps d'une demie seconde à lui demander si elle avait besoin qu'on la raccompagne. Elle prit les devants.
– Je peux vous demander un service ? demanda-t-elle, quelque peu gênée et avec un regard presque implorant.
Si je peux vous aider, pourquoi pas.
Elle s'avança vers Herb, toujours aussi gracieusement. Elle semblait flotter dans l'air. Elle regarda autour d'elle comme pour vérifier s'ils n'étaient pas surveillés.
– Voilà, vous m'inspirez confiance, c'est pour ça que je vous demande, sinon, je ne le ferais pas, il y a pas mal de désaxés qui traînent par ici le soir.
Herb haussa les épaules. C'était vrai qu'il y avait des désaxés. Il y en avait partout de toute façon. Mais créature de rêve ou pas, il avait une réunion importante le lendemain matin et il lui fallait son quota de sommeil pour ne pas la planter. Surtout celle-la : c'était sa vie qu'il jouait.
– Accepteriez-vous de me raccompagner chez moi, s'il vous plaît ? Je suis toute seule et comprenez qu'une femme comme moi peut avoir des soucis, la nuit, dans les rues...
Herb la regarda. Il crut le faire en un éclair mais son regard passa bien sur tout le corps de la jeune femme, juste pour se prouver une fois de plus qu'elle était réellement très belle. Par conséquent, elle ne mentait pas sur son physique. Mieux, elle savait qu'elle était attirante.
– Je pourrais être un de ces désaxés, lui dit Herb.
Elle sourit. Herb soupçonna qu'elle était à la limite d'éclater de rire. Il comprit qu'il venait de dire une connerie. Pas génial comme première approche.
– Non, vous n'en êtes pas un. Je le sais. Je vois, je sens ces choses-là. Je reconnais les détraqués sexuels, ne vous en faites pas.
Herb fut gêné et se contenta de lui indiquer sa voiture garée un peu plus loin.
– Où allons-nous dans ce cas ? demanda-t-il.
Rue Bhroyat. Dans le vieux quartier.
Herb réfléchit une seconde pour se situer et acquiesça.

Puis ce fut le trou noir. Il lui était impossible de se rappeler quoi que ce fût jusqu'à son réveil le lendemain matin. Il ne se rappela pas comment il était rentré chez lui. Il ne se rappela pas plus avoir mis un pyjama et s'être couché ensuite. Pourtant, il n'avait pas la gueule de bois. Il était en pleine forme en fait. Il était prêt pour sa réunion, parfaitement disposé à vendre son idée.
Une idée qui pourrait lui apporter une belle petite fortune, à condition qu'il parvienne à la vendre. Il avait passé le plus clair de son temps libre sur ce projet. Un investissement gigantesque qui pouvait partir aux oubliettes si les personnes à qui il devait le présenter refusaient de le suivre.
Mais il était confiant. Malgré toutes les craintes qu'il avait eues, les doutes, il était aujourd'hui très confiant. Il était sûr de lui et de son coup. Il savait qu'il allait décrocher son contrat.
Et il décrocha ce contrat. Il n'en revint pas et eut du mal à réaliser à quel point sa vie allait basculer dans peu de temps. Pourtant, il avait déjà rêvé de ce qui pourrait lui arriver : la gloire, l'argent, la renommée auprès des entreprises qui allaient s'arracher son invention.
En l'espace de quelques mois, tout alla très vite. Les rendez-vous n'en finissaient plus, les commandes pleuvaient et Herb engrangeait des bénéfices énormes.
Il côtoyait un nouveau milieu, plus chic, plus grand. Au bout de quelques temps, il commença à s'en lasser. Du moins, il avait envie de revenir aux sources.
Il était heureux de la tournure qu'avait prise sa vie. Il vivait mieux. Cependant, il lui manquait quelque chose. Ces soirées à boire un verre ou deux au bar du coin, par exemple. Ce n'était peut-être pas grand-chose comme ça mais il ressentait un relent de nostalgie l'envahir presque tous les soirs désormais. Bientôt, il se sentirait peut-être en état de manque.
Ce fut à ce moment-là qu'il pensa à cette jeune femme, celle qu'il avait appelée Jessica pour d'obscures raisons. Il n'avait pas pensé à elle depuis ce fameux soir où elle lui avait demandé de la ramener. Ce soir où il ne se souvint de rien. C'était encore un immense trou noir pour lui. Il avait beau essayer de se rappeler, rien ne lui vint à l'esprit, pas même un doute sur ce qu'il aurait pu faire avec elle.
Il se rappelait parfaitement bien l'adresse où elle l'avait entraîné et il constata avec une pointe d'horreur qu'il ne se souvenait plus non plus de comment était faite la rue, ni à quoi ressemblait la porte de son immeuble. Il trouvait cela troublant. Tellement troublant qu'il décida de retourner dans cette rue. Mais avant, il devait revenir à ce bar et tenter de retrouver Jessica.

Près d'un an après sa dernière visite, le bar n'avait pas changé d'allure et les mêmes têtes se croisaient sur la piste de danse ou au comptoir.
Herb s'avança vers le barman qui lui adressa un sourire en le voyant.
– Ben dites donc ! Ça faisait longtemps, lança-t-il avec enthousiasme.
Oui, plus qu’il n’en fallait, répondit Herb. Je vais prendre un scotch et est-ce que vous vous souvenez d'une belle brune aux cheveux longs, yeux en amande, ligne fine et tenue assez sexy ? Elle traînait dans ce bar à une époque.
Le barman sembla réfléchir et finit par secouer la tête.
– Non. Jamais vu ce genre de poupée chez moi. Je suis physionomiste et une créature comme celle-la ça ne s'oublie pas, vous ne croyez pas ?
Je ne l'ai pas oubliée... Vous êtes vraiment sûr ? Elle m'a dit ne pas souvent venir au comptoir. Elle restait plutôt à l'écart, vers les tables du fond.
Le barman réfléchit encore un instant en faisant le tour des tables, attentif et intéressé à la fois. Probablement qu'il cherchait cette brune. S'il pouvait avoir une cliente aussi sexy, ça ferait jaser dans le milieu. Mais aucune perle du genre ne se montrait à l'horizon.
Herb but son verre en quelques gorgées et le barman continuait désespérément à chercher cette femme brune. Herb s'en amusa quelque peu. Il lui dit de ne pas insister, que ce n'était rien, que cette jeune femme avait probablement trouvé un bellâtre pour s'occuper d'elle. Il paya, sortit et commença à remonter la rue pour rejoindre sa voiture. Il entendait le fleuve couler le long des berges, quelques clapotis par ci par là, un poivrot s'époumonait sur la misère et la décadence de ce monde. Décadence qui se traduisit très vite par le bruit d'une bouteille vide qui roulait sur le bitume pour se casser dans le caniveau.
Et au milieu de tout ça, il entendit une voix. Une voix qui lui était familière. Il se retourna, sourire aux lèvres. C'était l'été, il était à peine minuit mais un mince voile de brume avait envahit la rue devant le bar. Cela ne surprit pas Herb qui était si heureux d'entendre Jessica rire. Elle sortait du bar. Ce détail le fit s'arrêter dans son élan : si elle était dans le bar, comment se faisait-il qu'il ne l'ait pas vue ? Un autre détail, plus important celui là, le ralentit : Jessica était accompagnée par un homme, une sorte d'armoire à glace qui vous décollerait la tronche s'il avait le malheur de vous mettre une gifle.
Herb resta à l'écart. Il se cala dans la pénombre de l'encadrement d'une porte d'entrée et observa la scène avec attention.
Pourquoi se cachait-il ainsi ? Il n'en avait pas la moindre idée.
Mais ce qui suivit lui rappela de vagues souvenirs. Il avait l'impression en espionnant Jessica, en l'entendant parler, de revivre ce fameux soir où il avait eu le trou noir. Les paroles, les gestes, les manières, tout était identique. Il aurait parié que le regard de Jessica était le même que celui qu'elle lui avait lancé : ce regard limite implorant, ce regard qui ferait fondre n'importe quel être humain avec un peu de cœur. Il semblait que le gros balaise avait marché. Il la conduisit jusqu'à sa voiture. Il ouvrit la porte côté passager avec des gestes élégants. Il trottina jusqu'à la portière conducteur en faisant le tour par derrière la voiture et en sifflotant, probablement heureux de la conquête qu'il venait de faire. Il démarra enfin et traversa la rue en trombe, sûrement en direction de la rue Bhroyat.
Herb sortit de sa cachette et regarda la voiture se perdre dans la nuit. Jessica ne semblait pas être ce qu'il avait cru au départ : une fille attirante mais fidèle et loin des aventures d'un soir. Cette ligne sexy et ce regard ravageur étaient bien les atouts d'une croqueuse. Cette année passée ne représentait rien ou du moins pas grand-chose aux yeux d’Herb ; un claquement de doigts, un battement de cils.
Il repartit vers sa voiture, les mains dans les poches, oubliant déjà cette femme. Il ne remarqua pas que la brume devant le bar s'était totalement dissipée.

Il pensait avoir entamé un travail de l'oubli assez satisfaisant. Il ne pensa pas à Jessica jusqu'à la fin de la soirée en tout cas. Ce fut la nuit qui demeura agitée. Il n'avait aucun souci dans son travail, ses finances étaient au mieux, il vivait bien, et aucun nuage à l'horizon. Il lui arrivait de temps à autre de faire une insomnie mais c'était juste parce que son corps ne sentait pas le besoin de se reposer, alors l'esprit devait faire quelques concessions parfois. Seulement, ce soir-là, autant son esprit que son corps avaient besoin d'un repos mérité. Et l'esprit jouait les yoyos entre une envie de dormir paisiblement et le refoulement du visage angélique de Jessica. Herb n'était pourtant pas tranquille. S'il ne s'agissait que de rêver d'elle, cela aurait été parfait. À la place des rêves, il avait droit à des cauchemars ou plutôt des songes étranges. Il ne savait pas comment expliquer cela. Toujours était-il que ses songes, rêves ou cauchemars lui flanquaient non seulement nausée et mal de tête mais l'emplissaient de doutes.
La petite voix intérieure commença à lui dire qu'il avait bizarrement réussi sa vie juste après avoir rencontré Jessica. Une fille absolument superbe, une fille plutôt du genre à regarder les beaux étalons, les playboys, que les ingénieurs ou autres tronches de premier de la classe. Qui plus est, il avait complètement oublié un passage du soir où elle l'avait accosté pour lui demander de la raccompagner chez elle. Et cela le dérangeait de plus en plus. Que lui était-il arrivé durant ce temps ? Pourquoi avait-il cette impression de malaise, de mal-être ? Pire : il avait parfois la sensation d'être observé. Pas par quelqu'un qui le suivrait. Il ne pouvait expliquer cette pensée. C'était comme si...
Comme si cette grognasse te surveillait d'en haut ! lui lança la petite voix revêche.
Un œil extérieur si c'était cela. L'œil d'un dieu quelconque qui surveille ses ouailles. C'était dingue mais il avait cette désagréable sensation.
Surveille-la ! lui dit la voix.
– Tu n'y penses pas ? dit-il tout haut sans même s'en rendre compte.
Et pourquoi pas ? Au moins tu seras fixé : tu sauras si elle te file, te fait filer ou si tu nous la joue parano !
– Je ne peux pas faire ça !
Tu as peur ? Peur de ce que tu pourrais découvrir ?
Il avait effectivement peur de voir ou de trouver quelque chose qui le foutrait en l'air mais il ne savait pas quoi. Qu'est-ce qu'il pouvait trouver, au pire ?
Une putain qui s'envoie en l'air avec le premier venu et qui fait croire à tout le monde qu'elle cherche le véritable amour.
C'était dur à entendre mais, quelque part, la voix pouvait avoir raison.
Un travelo ! Tiens ! Pourquoi pas ! Ça ne serait pas fendard ?
Herb eut un haut le cœur et une grimace de dégoût.
Ouais le pire dans ce cas là serait de découvrir que tu as baisé avec elle... ou lui, ça dépend comment on le prend... sans jeux de mots !
Herb fit taire la voix et décida de retourner au bar, le lendemain soir même, pour suivre celle qu'il avait prénommée Jessica. Il n'avait aucune idée de ce qu'il découvrirait et puis cela n'avait plus aucune importance. Il se faisait à l'idée que Jessica n'était pas aussi angélique qu'elle désirait le faire paraître. Mais il voulait surtout savoir ce qu'il avait fait durant cette fameuse nuit qui, pour lui, n'était plus qu'un immense néant. Et seule Jessica pourrait le lui dire.

Au lieu d'un gros balaise tout droit sorti d'un film à testostérone sans cervelle, Jessica remontait la rue avec ce qui semblait être un banquier. En tout cas, quelqu'un dans le milieu de la finance. Et toujours cette épaisse brume à l'entrée du bar. Elle disparut progressivement quand Jessica et son compagnon se furent éloignés.
Herb n'y prêtait aucune attention et la regardait marcher, elle, magnifique créature, de son pas sensuel. Le fait qu'elle traque des proies purement sexuelles tous les soirs de la semaine ne lui vint pas à l'esprit.
Je vais me charger de te le rappeler alors !
– Ah ! Te revoilà toi... Me rappeler quoi ?
Une femme, visiblement ivre morte, passait à côté d’Herb au moment où il répondit à sa petite voix intérieure. Elle le regarda et Herb comprit à ses yeux qu'elle était en train de se dire qu'elle n'était pas si bourrée que cela. Gêné, Herb remonta la rue pour suivre Jessica et sa conquête d'un soir.
Que cette fille est une fille de joie, pour être convenable dans mes propos...
Ils étaient passés dans une ruelle parallèle. Herb se souvint que le culturiste avait élégamment ouvert la portière de sa voiture à Jessica pour l'aider à monter. Mais le banquier, ou la quelconque autre outre à fric, fit attendre Jessica dehors, sur le trottoir. Quand il lui eut ouvert la porte de l'intérieur, elle monta et ils partirent lentement.
Herb les suivit au volant de son véhicule. Il reconnaissait la route pour le moment. Il se souvenait des rues où Jessica l'avait fait passer. Par contre il ne reconnut pas la porte devant laquelle la voiture du banquier s'arrêta. Pour lui, c'était nouveau, il commençait à entrer dans l'inconnu.
Ils étaient devant une maison à trois étages. Elle seule semblait occupée. Le reste du quartier était mort ; pas endormi, du moins Herb ne vit aucune lumière allumée chez quelques insomniaques ou fêtards. Il n'y avait pas un bruit, pas même les grillons.
Il attendit patiemment que les tourtereaux soient entrés dans l'immeuble. Ils n'avaient pas perdu de temps et commençaient déjà à s'embrasser sur le perron.
Herb s'avança le long du trottoir tout en jetant des regards anxieux autour de lui. Dans cette ville, n'importe qui serait prêt à appeler les flics pour n'importe quelle raison, juste pour avoir un peu d'animation comme dans les feuilletons télés américains.
Les volets de devant étaient tirés et Herb ne sembla pas déceler la moindre lumière. Alors il enjamba la clôture qui fermait le minuscule jardin entourant le bâtiment. Il longea le mur et s'arrêta à chaque fenêtre pour voir s'il y avait de la lumière. Si tel était le cas, les volets l'empêchaient de bien voir. Au coin de la maison, il vit de la lumière s'étendre sur le sol recouvert ça et là de pauvres touffes herbeuses. Il s'arrêta et se demanda s'il allait risquer de s'avancer un peu plus.
Bien sûr que tu vas t'avancer, l'encouragea la petite voix. Tu sais déjà ce que tu vas trouver ici : une putain qui baise avec un type différent tous les soirs. Tu ne vas pas me dire que ça te pose un problème de conscience ?
Herb serra les dents et s'éloigna lentement de la fenêtre en se plaquant bien contre le mur. Il plia les genoux, histoire d'être plus proche du sol s'il avait à se cacher rapidement. Il jeta un œil rapide par la fenêtre. La pièce était vide mais les portes ouvertes permettaient une vue sur ce qui devait être une chambre. Jessica se tenait à genoux sur un lit à baldaquin. Des draps de soie rouge recouvraient une partie de ses hanches et ses jambes étaient découvertes. Ils n'avaient décidément pas perdu leur temps. À peine entrés, ils étaient déjà plongés dans leurs ébats amoureux. Jessica menait la danse de plus en plus frénétiquement. Herb eut alors la trouille de sa vie quand elle se tourna vers lui, les yeux d'un rouge éblouissant et un sourire qui laissait apparaître des canines fines et pointues.
Haletant, Herb fit demi-tour. Son coeur battait fortement dans sa poitrine. Il ne savait si c'était parce qu'il avait été repéré ou parce qu'il avait vu la véritable nature de Jessica. Il se demanda subitement s'il n'était pas en train de cauchemarder. Il se posait des questions sur ce qu'il avait vu. Il savait à quoi s'attendre en venant ici. Il savait qu'il la trouverait au lit avec un autre gars que celui de la veille. Mais était-il pleinement conscient de l'image qu'il venait d'avoir de Jessica ? L'image d'un...
Allez ! Dis-le ! Pire qu'une putain, c'est une suceuse ! Une suceuse de sang ! Un vampire en somme ! Bestioles assez rares en ces temps, je te l'accorde.
Il laissa dire la voix. Mais elle lui confirmait bien ce qu'il avait vu et ce qu'il pensait. Il n'était donc pas en train de rêver. Il accéléra le pas. Il était si fébrile qu'il trébuchait presque à chaque pissenlit qui poussait au milieu du gazon presque mort. Au coin de la maison, alors qu'il n'était plus qu'à deux mètres de la sortie, une main aux doigts anormalement longs et fins le saisit par le col de la chemise. Il lui sembla voler au dessus du sol avant de s'écraser contre le mur. Une femme, vêtue d'une simple nuisette noire, le fixa de ses yeux en amande noir et profonds. En temps normal, Herb aurait peut-être succombé à ce regard, comme il avait succombé à celui de Jessica. Mais le temps n'était pas normal. D'ailleurs, il remarqua qu'il faisait très froid tout d'un coup.
– Angeline veut te voir, poche de sang, dit-elle en claquant des dents devant le visage d’Herb.
Il eut le temps d'apercevoir les mêmes canines que celles de Jessica. Enfin, maintenant il savait qu'elle ne s'appelait pas Jessica.
La femme le fit entrer dans la maison en le poussant si fort qu'il crut s'étaler sur le carrelage inégal et quelque peu crasseux.
– Il vaut mieux ne pas tomber en effet. Nous n'attachons pas autant d'importance à la propreté des lieux qui ne nous procurent aucun plaisir. Par contre, notre chambre est un véritable délice ! On y mangerait par terre ! Et y boirait, cela va de soit, dit Angeline depuis l'encadrement de la porte. Elle portait juste une fine robe de chambre à travers laquelle Herb pouvait voir ses sous vêtements d'un rouge éclatant. Angeline s'approcha de lui et prit son menton dans une main pour le forcer à la regarder. Ses yeux étaient redevenus normaux.
– Cochon ! lança-t-elle. Tu aimes me reluquer ?
Herb ne répondit pas. Il était désemparé, il ne savait pas quoi penser. Les canines d'Angeline étaient pareilles à celles qu'il avait vues par la fenêtre.
– Je t'ai aperçu hier soir mais tu ne nous as pas suivis. Ce soir, tu reviens et tu nous accompagnes jusqu'à notre nid douillet, continua-t-elle.
Elle s'était approchée de sa compagne. Elles se regardaient intensément et Angeline l'embrassa en lui caressant le bas ventre d'une main. Herb détourna le regard.
– Pourquoi ? demanda Angeline.
Herb releva la tête. Angeline n'était plus face à son amie mais derrière lui. Il fit volte face, apeuré.
– Pourquoi ? Que veux-tu ?
Vous... Vous...
Angeline prit un air triste.
– Oh... après ce que l'on a vécu, tu me vouvoies ? Je suis déçue... Allons, n'aie pas peur...
Qui es-tu ? réussit à articuler Herb sans bafouiller.
Angeline eut un nouvel air triste et secoua le doigt négativement.
– Non, ce n'est pas cela que tu es venu demander. Vois-tu, en général, les hommes ne se souviennent pas de nous.
Elle était revenue vers sa compagne.
– En général, ils obtiennent ce qu'ils veulent de nous...
Nous baiser, la coupa la jeune femme aux yeux d'amande noir en fixant Herb intensément.
J'avais compris, assura Herb.
Visiblement la jeune fille n'apprécia que très moyennement la répartie de Herb. Celui-ci s'étonna d'ailleurs d'avoir sorti cela aussi aisément avec une trouille de tous les diables qui lui tiraillait le bas ventre.
Angeline sourit à sa compagne.
– Voyons, ceci n'est qu'un bonus, continua-t-elle. D'après toi, que désire l'Homme plus que tout ?
Elle s'adressait à Herb. Son regard lui disait qu'il était testé. Il fallait qu'il réponde correctement. Peut-être aurait-il alors les réponses qu'il souhaitait. La partenaire d'Angeline vint lui lécher l'intérieur de l'oreille. Herb ne l'avait pas vu se déplacer. Il se sentait de plus en plus mal à l'aise et avait déjà oublié la question qu'on lui avait posée.
– Le pouvoir... dit la fille aux yeux d'amande.
Elle devenait de plus en plus entreprenante et Herb perdait tout contrôle. Il sentait que ses jambes allaient flancher et lui faire faire un voyage sur le sol poussiéreux du couloir. Il n'avait pas non plus confiance en sa vessie qui faisait des bonds à chaque fois qu'il percevait un mouvement inattendu et soudain ou un regard quelque peu persistant.
– Et oui le pouvoir mon cher Herb, reprit Angeline. C'est bien cela que tu es venu chercher la dernière fois et que tu as obtenu, non ?
Herb ne comprit pas ce qu'elle voulut dire.
Tête de pioche au rabais ! Il a un trou noir d'une nuit ! À tous les coups, ce que tu lui demandes se trouve au fond de ce trou !
Herb aurait aimé pourvoir parler comme ceci, avoir cette répartie, ce sang froid mais actuellement, il en était incapable. Il était dépassé. Son regard hébété amusa Angeline et sa compagne. Cette dernière pris un verre posé sur la petite table à l'entrée. Si les paris étaient ouverts, Herb pariait qu'il ne s'agissait pas de vin.
– C'est là le problème avec les mecs. Ils nous baisent et on est zappées dans la seconde qui suit ! ragea la copine d'Angeline.
Un mince filait de liquide rouge visqueux coulait lentement vers son menton. Herb fit une grimace qui amusa ses hôtes.
– Tu ne te souviens de rien et c'est normal. Cet homme aussi ne se souviendra de rien à son réveil.
Elle désigna les bosses sous les draps de soie rouge du lit dans la chambre à côté. Il semblait respirer. Herb en fut soulagé sans savoir pourquoi.
– On le ramènera chez lui, ni vu ni connu, continua Angeline.
Explique-toi, je ne comprends rien.
Je sais. Mais je ne sais pas si tu es prêt à recevoir la vérité...
Dis toujours.
Angeline le fixa. Herb pensa qu'elle le sondait au plus profond de son âme pour voir s'il était prêt à entendre ce qu'elle avait à dire.
– Pourquoi les hommes cherchent-ils toujours à avoir ce qui n'est pas fait pour eux ? demanda-t-elle alors.
Herb ne voulait pas s'adonner à ce genre de questions philosophiques. Sûrement qu'en y réfléchissant un peu, il aurait pu trouver des choses intéressantes à dire sur le sujet. Pour le moment, il n'en avait non seulement aucune idée mais il n'avait surtout pas le cœur à penser à ce genre de considération.
– Tu as voulu ce pouvoir et je t'ai donné le moyen de l'avoir. N'as-tu pas tout réussi dans ta vie en très peu de temps ? N'as-tu pas atteint les sommets ?
J'ai réussi parce que j'ai l'étoffe pour.
Tu as réussi parce que j'ai bien voulu te donner ce que tu n'avais pas : le courage, la force la ténacité. Tu peux douter de ce que je dis. Ça serait même logique vu que tu ne te rappelles plus de cette fameuse soirée. Mais c'est cette même soirée qui te fait défaut qui va t'obliger à croire ce que je dis.
Pourquoi ?
Parce que tu m'es redevable, mon chéri...
Angeline lança un nouveau regard amusé et supérieur à Herb qui se posait encore plus de questions qu’avant d'arriver dans cette maison de fous ou de folles, au choix. Il se demandait bien où il était tombé ; il se demandait qui était ces deux femmes qui l'entouraient ; il se demandait ce qu'elles attendaient de lui ; il se demandait ce qu'elles lui réservaient comme sort.
Si elles étaient des vampires, comme tout semblait l'indiquer, elles devraient le vider de son sang. C'était du moins comme cela qu'il le voyait dans les films d'épouvante.
Seulement, là, tu n'es pas dans un film crétin ! C'est le réel !
Encore une fois, la petite voix avait raison, bien qu'il n’ait jamais soupçonné la présence de telles créatures ni dans la ville ni sur la planète. Il espérait désormais être en plein cauchemar. Il se réveillerait dans quelques instants, trempé de sueur mais au moins toute cette mascarade serait terminée.
Au lieu de cela, il sentit le souffle glacial de la compagne d'Angeline sur sa nuque. Il en trembla, de froid et de peur.
– Qu'est-ce que je vous dois ? demanda-t-il enfin, peu rassuré par la réponse qui pouvait lui être faite.
Angeline pris une gorgée du liquide visqueux dans le verre que tenait son amie et elles s'embrassèrent. Le sang – parce que ça en était, c'était sûr maintenant – coula le long de leurs lèvres jointes et sur leur menton.
Angeline se tourna vers Herb, toujours souriante. On aurait cru qu'elle venait de mordre quelqu'un ou un quelconque bestiaux et qu'elle s'en était foutu partout.
– Ton âme, mon amour. Tu nous as promis ton âme...
Herb crut s'étouffer durant un moment. Il ne pouvait tout simplement pas respirer à cause du choc de cette révélation. Cette fois, il devenait fou à lier.
– Mon âme ?
En échange de ta réussite. Oh, certes, tu aurais pu t'en sortir à cette réunion et vendre ton projet tout seul mais avec moi derrière, tu n'avais plus aucun doute. Tu as palabré mais tu n'aurais rien dit du tout que ton idée était vendue dans la seconde. Pour cela, il t'a fallu nous promettre ton âme.
Âme que nous récupérerons quand bon nous semblera, ajouta la sangsue aux côtés d'Angeline.
Elles se tenaient par la taille et regardaient Herb, triomphantes.
– Tout le monde paie le même prix ici, continua Angeline. Le boxeur d'hier l'a payé pour gagner le titre. Le gars dans mon lit l'a payé. Mais ils ne reviendront pas me demander ce qu'il s'est passé le soir où ils m'ont croisée. Ils n'en auront pas le courage et seront bien assez heureux de leur nouveau sort pour cela.
Alors que va-t-il m'arriver ? demanda Herb, de moins en moins rassuré.
Angeline et sa compagne le regardèrent en souriant. Puis elles s'embrassèrent de nouveau en se caressant. Leurs yeux flamboyaient de mille feux d'or et de sang.

Herb se souvenait à présent. Après quelques mois de captivité, il pouvait combler le trou noir. Sa curiosité l'avait amené sur des terrains dangereux et il ne pouvait s'en prendre qu’à lui-même. Toutes les nuits, c'était la même chose. Si au départ il lui était plaisant d'honorer Angeline et sa copine tour à tour, voire de sombrer dans des ébats à trois, il commençait à se lasser. Il n'était pas convié à leurs jeux habituels. Elles revenaient tous les soirs avec un homme différent. Parfois c'était une femme qui succombait à leur charme. Ils obtenaient le pouvoir qu'ils souhaitaient et Angeline les ramenaient chez eux pour qu'ils continuent à vivre. Chaque proie devenait une vie précaire, pervertie par la soif de puissance. Au fil du temps, cette vie pourrissait depuis l'intérieur. Angeline disait que plus le temps passait et plus l'âme était corrompue. Le cadavre qu'elle récupérait n'en était que plus onctueux, plus exquis.
Ce plaisir pervers et macabre leur était exclusivement réservé. Herb ne faisait office que de jouet sexuel. Un de plus. Car il existait quelques personnes qui avaient voulu savoir ce que renfermait le trou noir. Ils apprirent que la curiosité était un vilain défaut et qu'il valait mieux ne pas chercher à avoir plus que ce qu'il nous était donné d'avoir. Ils le comprirent bien tard évidemment.
Comme tous les soirs, Herb était tiraillé par la faim. Il avait envie de mordre et de sucer le sang du premier inconnu qui passait. Mais il y avait des règles à respecter. Il serait inconcevable qu'un vampire puisse ramener une maladie au sein de la communauté. Pour le moment, il se contentait des rats qu'il trouvait dans la cave de la maison d'Angeline. Ensuite, c’était le moment des cabrioles dans les draps de soie rouge et s'il faisait bien son travail, il avait droit à sa récompense : un homme, une femme, parfois un ou une enfant toute fraîche à croquer. Ça lui faisait du bien. Cependant, il espérait le jour où il pourrait partir lui-même en chasse.
En attendant, il devait vivre avec cette douleur hurlante et brûlante au fond du cœur, en se disant que c'était là le prix à payer pour une vie faite de grandes ambitions.

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